Comme le disent Marx et Engels,
"à toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes. Autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux, qui font justement d’une classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie [...]. De sorte que, à l’intérieur de cette classe, l’une des parties présente ses penseurs attitrés, les idéologues actifs et conceptifs dont la principale activité consiste à entretenir l’illusion que cette classe nourrit à son propre sujet."(Marx et Engels, l’Idéologie Allemande) Dit d'une autre manière, ne doit-on pas considérer la soi-disant hiérarchie des cultures (variante : des civilisations, des modes de vie, des traditions, des coutumes, etc.)(1) comme un symptôme de la pensée dominante de la société capitaliste actuelle, pensée caractérisée, entre autres, par l'obsession de la comparaison compétitive de la part de classe bourgeoise dominante ? Ce qui importe toujours, au premier chef, aux "idéologues actifs et conceptifs" dont parlent Marx et Engels, c'est de créer et de nourrir l'illusion que la classe dominante entretient sur son propre statut : à savoir que sa domination ne doit rien à l'historicité de rapports de force toujours aléatoires dans leur survenance et précaires dans leurs résultats (ce qui est le comble de la contingence et de l'arbitraire), mais que sa position hiérarchique dominante est, au contraire, nécessaire et fondée en raison. Si la bourgeoisie est en position dominante, c'est parce que, sans cela, il n'y aurait point de création de richesse(s). Et comme, de surcroît, il faut légitimer non seulement la domination de la bourgeoisie en tant que classe, mais la domination des plus riches au sein même de cette classe, on se prévaut des vertus de la concurrence : la compétition économique sélectionne, dans une sorte de darwinisme miraculeusement dénaturalisé, non pas les plus forts, cela va de soi, mais les meilleurs. Mais si l'on y regarde de plus près, en remplaçant "bourgeoisie" par "sexe masculin" ou par "X (n'importe quel nom d'entité régionale fera l'affaire)" ou par "civilisation occidentale", nous avons là les fondements de tout sexisme, de toute xénophobie, de tout racisme. Certes, aujourd'hui, le sexisme, la xénophobie et le racisme ont mauvaise presse. De telles attitudes sont souvent moralement condamnées par la bonne conscience et parfois légalement poursuivies par la bonne justice. Pour ne rien dire de la lutte des classes qu'on n'a même plus besoin de condamner tant elle paraît absurde et inconcevable. Mais il reste, fort heureusement, la notion d'inégalité des cultures, de clash of civilizations. Pourquoi vouloir mettre en concurrence des Lebensformen, pour parler comme Wittgenstein, c'est-à-dire des "formes de vie" correspondant à des déterminations socio-historiques complétement différentes et, partant, mutuellement incommensurables, sinon pour légitimer la supériorité de l'une d'elle à l'aune, bien entendu, de ses propres critères ? A contrario, que perdrait-on si on les étudiait pour elles-mêmes, sans se sentir obligé d'établir ces improbables relations de préséance, notamment, cela va de soi, à l'égard des formes de vie occidentales ? On y perdrait tout un discours de légitimation de l'arrogance cynique des dominants et de l'exploitation humiliante des dominés (que ceux-ci ou ceux-là soient des individus, des classes sociales, des Etats, des civilisations ou quoi que ce soit d'autre ne change rien à la nature du problème). Il est clair, pour prendre un exemple limite, que cette représentation implicite des formes de vie par l'image d'une sorte d'arbre dont les racines seraient une sorte d'Ursprünglichkeit (état de pureté originel) indo-européenne, n'est qu'un mythe, et non pas une connaissance positive. Et le propre du mythe, c'est d'avoir commerce avec les passions (voire les pulsions) immémoriales plutôt qu'avec la rationalité scientifique ou historique. Comme le souligne Freud, les mythes sont analogues aux "souvenirs d'enfance" de l'humanité. Sauf que
Il n'est évidemment pas question de dénigrer la spécificité et l'utilité du mythe en le subordonnant stupidement à la rationalité du logos. Simplement, il s'agit de ne pas laisser insensiblement dériver celui-là vers un substitut de celui-ci, en d'autres termes, vers une apparence de connaissance positive. Wittgenstein fait justement remarquer que "l'on adopte nombre d'explications parce qu'elles ont un charme singulier"(Leçons et Conversations), et il n'est peut-être pas inutile de rappeler le "charme singulier" qu'a pu revêtir ce mythe de l'Ursprünglichkeit, ce soi-disant état de pureté originelle, dans l'émergence de la version la plus extrême de hiérarchie des modes de vie qu'ait connu l'histoire de l'humanité, en l'occurrence le racisme nazi. En effet, le mythe des origines indo-européennes, ce soi-disant berceau de l'aryanité, est un pur produit européen et non pas indo-européen. C'est un pur produit de l'activité intellectuelle occidentale, plus précisément des activités de recherche linguistiques et anthropologiques européennes du XIX° et du début du XX° siècles. L'adjectif "indo-européen" fut d'ailleurs introduit pour la première fois dans un article de l'égyptologue britannique Thomas Young en 1813 pour qualifier un hypothétique lien de parenté linguistique existant entre la plupart des langues européennes et ce, afin de les distinguer, entre autres, des langues d'origine sémitiques (arabe, hébreu, araméen, etc.). A cet égard, les connotations mystiques de la sagesse hindoue (dont on se souvient notamment à quel point elles obsédaient le Reichsführer Heinrich Himmler) ont été purement et simplement instrumentalisées parce qu'elles se trouvaient être associées à la langue archaïque sanskrit en quoi Young et ses épigones ont voulu voir un trésor de racines lexicales dont la dérivation aurait fourni la base des langues européennes. Or, ce qui aurait pu demeurer, sinon l'une des découvertes, en tout cas l'une des hypothèses les plus fécondes de notre temps dans le domaine de la linguistique, s'est trouvé habilement accommodé par la magie de cet "art [tekhnè] unique qui s'applique à tout ce qu'on dit, qui rend capable d'imiter [mimèsthaï] n'importe quoi [...], et qui conduit insensiblement les autres, de ressemblance en ressemblance, [...] à louer l'ombre d'un âne sous le nom de "cheval"."(Platon, Phèdre, 260a-262b). Le "cheval" étant la soi-disant découverte ("soi-disant" parce que la pression idéologique était à l'époque et reste encore très largement aujourd'hui, incompatible avec l'objectivité scientifique) de la pureté originelle du sanskrit comme source (Ursprung) des langues européennes. L'"âne" étant en l'occurrence l'exploitation par Arthur de Gobineau, dans son Essai sur l'Inégalité des Races Humaines (1855) de cette "découverte" afin de "démontrer" que les Aryens avaient originellement constitué une race pure, blanche et blonde ayant vécu en Asie. On connaît la suite. Finalement, le problème d'une hiérarchie des valeurs culturelles en fonction de leur plus ou moins grande proximité d'une soi-disant "pureté originelle", et, en particulier, la recherche d'une commune ascendance indo-européenne à toutes les formes de l'humaine sagesse est probablement le type même du faux problème, c'est-à-dire de ce qui a l'air d'être une profonde question mais qui n'est en réalité que le symptôme d'un profond malaise : "cette idée se révèle être une superstition (et non une erreur) elle même suscitée par des illusions grammaticales. Et tout le pathos retombe alors sur ces illusions-là, sur ces problèmes. Les problèmes qui proviennent d'une fausse interprétation des formes de notre langage ont le caractère de la profondeur. Ce sont de profondes inquiétudes qui sont enracinées en nous aussi profondément que les formes de notre langage, et dont la signification est aussi importante que celle de notre langage."(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §§110, 111) Il est clair que ce que les discours signifient explicitement, ce qu'ils disent, est important. Mais le malaise qu'ils signifient implicitement, le symptôme qu'ils montrent, est parfois grave. Et d'autant plus grave que c'est "en fixant de force ses adeptes à un infantilisme psychique et en leur faisant partager un délire collectif"(Freud, Malaise dans la Culture) qu'ils manifestent parfois l'arrogance cynique mais néanmoins inquiète des idéologues qui les tiennent. (1) Dans cet article, je n'entends pas faire de distinction conceptuelle entre culture et civilisation. J'emprunte volontairement la polysémie du terme allemand die Kultur, qui fait traduire le titre original de l'ouvrage de Freud das Unbehagen in der Kultur, tantôt par Malaise dans la Culture, tantôt par Malaise dans la Civilisation. |