lundi 9 avril 2007

MONOTHEISME ET CONDAMNATION DE L'IDOLÂTRIE.

En grec, les termes "icône" et "idole" sont étymologiquement apparentés. En effet, le mot eikôn désigne l’image au sens de reflet ou d’imitation et qui a donné "icône" et, bien entendu, "iconoclasme". Le mot eidôlon, qui va donner "idole", "idolâtre", etc. est plus fortement péjoratif, puisqu'il a le sens de fantasme, de simulacre et, évidemment, ce que nous appelons aujourd’hui l’idole. Toutefois, cette distinction étymologique est loin d'être claire, à preuve l'une des querelles théologiques les plus violentes dans l'histoire du christianisme concerne justement le culte des icônes du Christ, de la Vierge et des saints dans l'église byzantine : l'affrontement entre les iconoclastes (étym. "les briseurs d'images") et les iconodules (étym. "les adorateurs d'images"). On sait que le second concile de Nicée 787 va autoriser les saintes icônes au motif que, si le Christ s'est incarné, il doit être possible a fortiori d'"incarner" graphiquement de simples humains (les saints, la Vierge). Là se trouve l'origine historique d'un élément essentiel de la liturgie orthodoxe, mais aussi de l'art religieux catholique.

Il reste que l'enjeu de la condamnation de l'idolâtrie par les trois monothéismes va consister non seulement à tenter d'établir, contre les polythéismes, une distinction nette entre religion et pensée magique, mais aussi, contre les sectarismes cette fois, à assimiler l’idolâtrie à la débauche morale et à la dissolution du lien social. Dans le judaïsme comme dans le christianisme, la condamnation de l'idolâtrie découle du second commandement de Dieu : « Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point; car moi, l’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punit l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent, et qui fait miséricorde jusqu’à mille générations à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements » (Exode , 20 : 4-6).
 
La lutte contre la pensée magique est inenvisageable avant que des penseurs comme Plotin n'enseignent qu'il existe l’"Un", infini et transcendant dont procède tout existant. La démarche de Plotin entendait d'ailleurs combattre la tendance qu’avaient les Juifs et les premiers Chrétiens à expliquer l’existence du monde par la creatio ex nihilo, fabrication à partir de rien, qui, pour Plotin sentait encore trop la magie et le paganisme. Il prétend lui substituer l’emanatio ex deo, émanation divine. La première émanation est la Pensée, d’où émane l’Âme du monde, d’où émanent à leur tour les âmes humaines et la matière. On dira que la conception hénothéiste (du grec henotès, unité) de Plotin s’inspire très largement de la métaphysique platonicienne et donc que cette conception est déjà, en puissance, contenue dans la philosophie grecque. C’est vrai, mais on est dans l’illusion rétrospective si on ne se rend pas compte que la philosophie plotinienne opère une synthèse historique de la philosophie platonicienne et du christianisme à la lumière des problèmes doctrinaux qui se font jours au IV° siècle dans le monde chrétien et pas avant ni ailleurs ! Bref, ce n’est qu’à partir de Plotin que sera envisagée la possibilité d’une synonymie du Divin et de l’Un, possibilité qui ne sera guère mise en pratique à cause de sa difficulté métaphysique avant l’apparition de l’Islam au VII° siècle qui, grâce au génie politique de Mohammed (cf. Maxime Rodinson, Mahomet) humanisera et personnifiera l’Un en lui prêtant notamment volonté et langage.

Certes, la notion de révélation est souvent confondue à celle d'illumination, notion qui connote à nouveau tout à la fois idolâtrie et pensée magique, voire pire (quand on dit de quelqu'un que c'est un "illuminé", c'est rarement pour en faire l'éloge). D'autant que Plotin est un néo-platoniste et que l’on trouve la notion d’illumination chez Platon (République, VI). Sauf que, d'une part Platon ne fait de la notion d'illumination qu'un simple usage analogique (l’idée de Bien illumine les entités intellectuelles comme le soleil illumine les entités matérielles). Or l'analogie est une forme d’argumentation classique qui consiste à expliquer un objet difficile (x, c’est-à-dire ici, l’idée de Bien) par trois objets familiers (a, b, c, c’est-à-dire ici les choses mentales, les choses matérielles et le soleil) et une relation familière (R, ici l’illumination). L’analogie est toujours de la forme ‘‘xRa <=> bRc’’. Bref, R (ici, la relation d’illumination) n’est nullement thématisée, mais n’est qu’un instrument rhétorique : le thème du propos platonicien, c‘est le Bien, pas l‘illumination. 

Et d'autre part la notion d'illumination est historiquement indissociable de celle de conversion. En effet, si la notion de conversion se trouve encore et toujours chez Platon (République, VII), il va falloir néanmoins attendre Paul de Tarse (Saint Paul) pour que cette notion quitte le sens simplement pédagogique que Platon lui assigne (éduquer quelqu'un, c’est le convertir, c’est-à-dire lui faire tourner le regard vers le vrai, ce qui n’est qu’une variante de l’allégorie de la caverne). Et, ce qui est remarquable, c’est que Paul, qui est un fin lettré, va faire la synthèse entre illumination et conversion : « Comme il était en chemin, et qu'il approchait de Damas, tout à coup une lumière venant du ciel resplendit autour de lui. Il tomba par terre, et il entendit une voix qui lui disait: Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? Il répondit: Qui es-tu, Seigneur? Et le Seigneur dit: Je suis Jésus que tu persécutes. Il te serait dur de regimber contre les aiguillons. Tremblant et saisi d'effroi, il dit: Seigneur, que veux-tu que je fasse? Et le Seigneur lui dit: Lève-toi, entre dans la ville, et on te dira ce que tu dois faire. Les hommes qui l'accompagnaient demeurèrent stupéfaits; ils entendaient bien la voix, mais ils ne voyaient personne. Saul se releva de terre, et, quoique ses yeux fussent ouverts, il ne voyait rien; on le prit par la main, et on le conduisit à Damas. Il resta trois jours sans voir, et il ne mangea ni ne but » (Actes des Apôtres , ix, 3-9).

Quant à l'enjeu politique de la condamnation de l'idolâtrie sectaire, il revient par exemple à l’empereur romain d’orient Constantin (début du IV° siècle) de se convertir officiellement et publiquement au christianisme, puis de réunir une assemblée (ou concile) de tous les chefs religieux chrétiens, les évêques, pour fixer les croyances chrétiennes (credo de Nicée). Ce qui permettra à Théodose (fin du IV° siècle) de faire du christianisme la première religion d’Etat dans l’histoire de l’humanité en assortissant d'ailleurs sa décision des mesures répressives appropriées (cf. Paul Veyne, quand notre Monde est devenu Chrétien : 312-394). Au point que l’hérésie pélagienne, en prétendant que la foi était une affaire de pure intériorité, sera considérée comme un retour en force de l'idolâtrie, celle du moi intérieur et privé en l'occurrence. Toute l’œuvre théologique d’Augustin d’Hippone (Saint Augustin) sera d'ailleurs dirigée contre le pélagianisme en affirmant avec force que la foi n’est rien sans le secours de l’intervention providentielle extérieure dite de la ‘‘grâce efficace’’. 

Ce qui n'empêchera nullement la Réforme, notamment sous sa version calviniste (cf. Max Weber, le Protestantisme et l’Esprit du Capitalisme), de réhabiliter en quelque sorte l'hérésie pélagienne de l'idolâtrie du moi individuel. Et comme par hasard, cette conception est contemporaine d’une exaltation du mérite personnel pour justifier la réussite ou l’échec matériel comme signe d’élection envoyé par un Dieu qui, de toute éternité, aura prédestiné les uns à être sauvés, les autres à être damnés. Et, toujours comme par hasard, l’idée que Dieu est à l’intérieur de nous-même, dans le sens où il a déposé dans notre existence les signes de sa prédestination, est contemporaine de la naissance de la société bourgeoise individualiste et matérialiste. aux XVI°-XVII° siècles en Europe et en Amérique. La Lettre sur la Tolérance de Locke en 1689 va d'ailleurs exactement dans le sens de la revendication libérale d'une privatisation de la foi et de la pratique religieuse, privatisation caractéristique de la naissance de l'économie capitaliste. Mais, comme le dira très bien Marx, l'idolâtrie dont il est question dans la société bourgeoise n'est religieuse et psychologique qu'en apparence : la véritable idole, c'est l'argent, c'est le profit. On en revient donc au culte du veau d'or, symbole de l'idolâtrie la plus abjecte condamnée par les trois monothéismes.