samedi 10 mars 2007

LECONS ET CONVERSATIONS (Wittgenstein)

(extraits de l'édition Gallimard - Folio Essais
notes : Philippe Jovi)




§1 - La rigidité des règles logiques est-elle de nature métaphysique ?

Nous avons l'idée d'un super-mécanisme lorsque nous parlons de nécessité logique1. Par exemple, la physique a essayé (c'était pour elle un idéal) de réduire les choses à des mécanismes ou au choc de quelque chose contre quelque chose d'autre. Votre désir est de dire : "il y a une liaison". Mais qu'est-ce qu'une liaison ? Eh bien des leviers, des chaînes, des engrenages. Ce sont là des liaisons, mais ce que nous devrions expliquer ici, c'est plutôt le préfixe "super". Nous disons que les hommes condamnent un homme à mort, et nous disons que la loi le condamne à mort. "Bien que le jury puisse l'absoudre, l'acquitter, la loi ne le peut" (cela peut vouloir dire que la loi ne peut se laisser suborner2, etc.). L'idée de quelque chose de super-strict, quelque chose de plus strict qu'un juge ne peut l'être, une super-rigidité, quelque chose que l'on ne peut pas influencer3. Le rôle de tout ceci étant de nous amener à nous demander : "avons-nous une image de quelque chose de plus rigoureux ?" Sans doute que non. Mais nous sommes enclins à nous exprimer nous-mêmes à la forme superlative. [...] "Le levier géométrique est plus dur que le plus dur de tous les leviers, il ne peut pas plier." Là, vous avez le cas de l'impossibilité logique4. "La logique est un mécanisme forgé dans un matériau infiniment dur, la logique ne peut pas plier, ou ne peut plus plier." C'est là la façon d'arriver à un super-quelque chose, la façon dont certains superlatifs viennent au jour, la façon5 dont ils sont employés. […]


§2 - La signification d'une expression est-elle en nous ou hors de nous ?

Un Français dit en français "il pleut" et un Anglais le dit en anglais. Ce n'est pas qu'il se soit passé dans leurs esprits quelque chose qui soit le sens réel de "il pleut". Nous imaginons quelque chose comme une imagerie mentale qui serait en quelque sorte le langage international6. Et pourtant, en réalité : 1° la pensée (ou imagerie mentale) n'est pas quelque chose qui accompagne les mots lorsqu'on les prononce ou lorsqu'on les entend7, 2° le sens des mots, la pensée "il pleut", ce n'est pas non plus les mots auxquels on ajoute en accompagnement une sorte d'imagerie8 [...]. Penser, ce n'est pas parler avec en plus quelque chose qui accompagne ce qu'on dit, ce n'est pas du bruit flanqué de quelque chose de plus. Quoi que ce puisse être, ce n'est pas quelque chose du genre "il pleut", mais c'est "il pleut" par exemple à l'intérieur de la langue française9. Prenez un Chinois qui émet le bruit "il pleut" avec les même accompagnements. Pense-t-il "il pleut" ? [...] Avec une plume et du papier, je trace quelques lignes. Je demande "qui est-ce ?", et vous me répondez "c'est Napoléon". Personne ne vous a jamais appris à appeler ce tracé Napoléon. La pesée à la balance est un phénomène similaire à celui-ci [...]. Nous disons "c'est Napoléon". Il y a une balance insolite qui nous fait dire "ceci est la même chose que cela" ["il pleut"est la même chose que "it's raining"]. Il y a une égalité que nous pourrions appeler "égalité d'expression". Nous avons appris l'emploi de "le même". Et nous l'employons alors qu'il n'y a similitude ni de poids, ni de longueur, ni de quoi que ce soit du même genre. Nous cherchons à être d'accord d'une autre façon10. […]


§3 - La réponse à la question "pourquoi ?" est-elle nécessairement une explication causale ?

Ces considérations tiennent à la différence qui existe entre cause et motif. Au tribunal, on vous demande quel est le motif de votre conduite et vous êtes supposés le connaître. A moins de mentir, vous êtes supposés capable de dire quel est le motif de votre conduite. Vous n’êtes pas supposé connaître les lois qui régissent votre corps et votre esprit. Pourquoi les juges supposent-ils que vous le connaissez ? Parce que les expériences que vous avez faites de vous-mêmes sont si nombreuses11 ? On dit parfois : "personne ne peut voir en vous, mais vous, vous le pouvez", comme si, étant si proche de vous-même12, étant vous-même, vous connaissiez votre propre fonctionnement. Mais en est-il ainsi ?13 "Il doit sûrement savoir pourquoi il a dit telle ou telle chose."Il y a un cas de ce genre, c'est lorsque vous donnez la raison pour laquelle vous avez fait quelque chose. "Pourquoi avez-vous écrit 6429 sous cette barre ?" Vous alléguez la multiplication que vous venez de faire. "Je suis arrivé à ce résultat par ce calcul." C'est comme si vous donniez un mécanisme [comme explication], mais on pourrait dire que vous donnez un motif pour avoir écrit ces chiffres14. "Cela signifie que j'ai parcouru tel et tel processus de raisonnement." Ici, "pourquoi avez-vous fait cela ?"signifie "comment en êtes-vous arrivé là ?" Vous donnez une raison, le chemin que vous avez suivi15. [...]


§4 - En quoi consiste le fait de juger en appliquant une règle ?

Un homme qui s'y connaît en vêtements bien coupés, que fait-il par exemple en cours d'essayage chez son tailleur ? "C'est la longueur correcte", "c'est trop court", "c'est trop étroit". Les mots d'approbation ne jouent aucun rôle, cependant que cet homme aura l'air satisfait si le vêtement lui va bien16. Au lieu de "c'est trop court", il aurait pu dire "mais voyez donc !"ou au lieu de "correct", il aurait pu dire "n'y touchez plus !" Un bon coupeur peut très bien ne pas employer de mots du tout, mais se contenter de faire une marque à la craie pour apporter la modification voulue par la suite. Comment est-ce que je montre mon approbation en ce qui concerne un vêtement ? Avant tout en le portant souvent, en l'appréciant lorsque je le vois, etc.17 [...]. En ce qui concerne le mot "correct", vous avez affaire à plusieurs cas, d'ailleurs connexes. D'abord le cas dans lequel vous apprenez les règles. Le coupeur apprend quelle longueur doit avoir le manteau, quelle largeur la manche, etc. Il apprend des règles (on l'y exerce), de même qu'en musique on vous exerce à l'harmonie et au contre-point. Supposons que je me prenne de goût pour le métier de tailleur et que d'abord j'apprenne toutes les règles. Je pourrais avoir au total deux sortes d'attitudes : 1° Lewy me dit "c'est trop court" et je réponds "non, c'est correct, c'est conforme aux règles" ; 2° il se développe en moi un sentiment18 des règles, je les interprète19 [...], et dans ce dernier cas je porterais un jugement esthétique sur ce qui est conforme aux règles. Mais si je n'avais pas appris les règles, je ne serais pas en mesure de porter un jugement esthétique20. À apprendre les règles, vous parvenez à un jugement toujours plus affiné. Apprendre les règles change effectivement votre jugement. [...]


§5 - Suffit-il d'énoncer un jugement esthétique pour montrer qu'on s'y connaît en art ?

Dans ce que nous appelons les beaux-arts, quiconque est doté de jugement développe (ce qui ne veut pas dire qu'une personne, qui devant certaines choses, s'exclame "que c'est merveilleux !" soit dotée de jugement). Si nous parlons des jugements esthétiques21, nous pensons entre mille autres choses aux beaux-arts22. Quand nous portons un jugement esthétique sur quelque chose, nous ne nous contentons pas de rester bouche bée et de dire "oh, comme c'est merveilleux !" Nous distinguons23 entre celui qui sait ce dont il parle et celui qui ne sait pas. Pour admirer la poésie anglaise, il faut savoir l'anglais. Supposez qu'un Russe qui ne sait pas l'anglais soit bouleversé par un sonnet considéré comme bon. Nous dirions qu'il ne sait absolument pas ce qu'il y a dans ce sonnet. De même, d'une personne qui ne connaît pas la métrique, mais qui est bouleversée, nous dirions qu'elle ne sait pas ce qu'il y a dans le poème. En musique, ce phénomène est encore plus prononcé. Supposons quelqu’un qui admire une œuvre considérée comme bonne, mais qui ne peut pas se souvenir des airs les plus simples, qui ne reconnaît pas la basse quand elle se fait entendre, etc. ; nous disons qu’il n’a pas vu ce qu’il y a dans l’œuvre. "Cet homme a le sens de la musique" n'est pas une phrase que nous employons pour parler de quelqu'un qui fait "ah !" quand on lui joue un morceau de musique, non plus que nous le disons du chien qui frétille de la queue en entendant de la musique24 (cf. une personne qui aime écouter de la musique, mais est absolument incapable d'en parler et ne se montre pas du tout intelligente25 à ce sujet). [...]


§6 - Est-ce à la psychologie qu'il revient d'expliquer l'appréciation esthétique?

Nombre de gens vivent encore avec l’idée que la psychologie expliquera un jour tous nos jugements esthétiques26 [...]. C’est vraiment une drôle d’idée27. Il ne me semble pas y avoir la moindre liaison entre ce dont s’occupent les psychologues et le jugement qui porte sur une œuvre d’art. Pourquoi ne pas examiner ce que pourrait bien être cette chose que nous appellerions explication d’un jugement esthétique ? Supposons qu’on ait constaté que tous nos jugements procèdent du cerveau. Des types particuliers de mécanismes y ont été découverts, des lois générales formulées, etc. On pourrait montrer que telle suite de notes produit telle réaction particulière, qu’elle fait sourire le sujet, qu’elle lui fait dire "c'est admirable !" À supposer que ceci soit acquis, nous pourrions être en mesure de prédire ce que chaque personne prise en particulier aimerait ou n'aimerait pas. Ce sont des choses que nous pourrions prévoir28. Toute la question est de savoir si c'est là la sorte d'explication que nous aimerions avoir lorsque nous restons perplexe devant des impressions esthétiques [...]. De toute évidence, ce à quoi nous aspirons, ce n'est pas ce dont nous venons de parler, c'est-à-dire un procès-verbal de réactions, mise à part l'impossibilité évidente de la chose [...]. L'explication que l'on cherche lorsqu'on reste perplexe devant une impression esthétique n'est pas une explication causale, n'est pas une explication corroborée par l'expérience ou par la statistique des manières que l'homme a de réagir, vous ne pouvez pas arriver à l'explication par l'expérimentation psychologique [...]. La perplexité esthétique suggère un "pourquoi ?", mais pas une cause29. L'expression de la perplexité prend la forme d'une critique30 [...]. La forme qu'elle pourrait prendre, c'est de dire, en regardant un tableau : "qu'est-ce qui ne va pas dans ce tableau ?" [...]


§7 – Est-ce parce qu'elles sont corroborées par l'expérience que les explications psychanalytiques sont convaincantes ?

On adopte nombre d'explications parce qu'elles ont un charme singulier. L'image selon laquelle les gens ont des pensées inconscientes a un certain charme31. L'idée d'un monde souterrain, un caveau secret. Quelque chose de caché, d'inquiétant [...]. Pourquoi agissons-nous ainsi ? C'est là la sorte de chose que nous faisons. Il y a une masse de choses que l'on est prêt à croire parce qu'elles sont mystérieuses32. Une des choses les plus importantes pour une explication en physique, c'est qu'elle doit marcher, qu'elle doit nous rendre capables de prévoir avec succès. La physique est liée à l'art de l'ingénieur : le pont ne doit pas s'effondrer. Freud dit : "il y a plusieurs instances dans notre esprit." Nombreuses sont les explications (par exemple celles de la psychanalyse) qui ne naissent pas de l'expérience comme c'est le cas de l'explication en physique. L'attitude qu'elles expriment est importante. Elles nous donnent une image qui exerce une attraction singulière en ce qui nous concerne [...]. Supposez quelqu'un qui, comme Freud, souligne énormément l'importance de la détermination sexuelle dans la mesure où les déterminations sexuelles sont très importantes et où souvent les gens ont de bonnes raisons de cacher une détermination sexuelle33 [...]. Mais justement, n'est-ce pas là une bonne raison d'admettre le sexe comme motif pour tout, une bonne raison de dire : "il est réellement à la base de tout" ? Ne voyez-vous pas nettement qu'un procédé d'explication particulier peut vous amener à admettre quelque chose d'autre ? [...] Cf. l'affaire Darwin34 [...] : quelqu'un a-t-il jamais vu le processus d'évolution en œuvre ? Non. Quelqu'un l'a-t-il vu survenir actuellement ? Non35. La preuve par l'élevage sélectionné n'est qu'une goutte d'eau dans la mer. Mais il y a eu des milliers de livres qui ont décrit cette solution comme la solution évidente36. [...]


§8 - Le rêve peut-il légitimement être considéré par la psychanalyse comme un langage mystérieux ?

Il est caractéristique des rêves que souvent le rêveur a l’impression qu’ils demandent à être interprétés37. On n’est pratiquement jamais enclin à prendre note d’un rêve éveillé, ou à le raconter à autrui, ou à se demander : "qu’est-ce qu’il signifie ?" Mais les vrais rêves semblent avoir en eux quelque chose de troublant et d’un intérêt spécial, de sorte que nous voulons en avoir l’interprétation (on les a souvent regardés comme des messages38). Il semble qu’il existe dans les images du rêve quelque chose qui a une certaine ressemblance avec les signes du langage39 [...]. Il y a à Moscou une cathédrale à cinq clochers40. Sur chacun de ceux-ci, la configuration des spires est différente. On a la vive impression que ces formes et arrangements différents doivent signifier quelque chose. [...]. Quand nous interprétons des rêves, notre démarche n’est pas homogène41. Il y a un travail d’interprétation qui, pour ainsi dire, appartient encore au rêve lui-même. Quand on examine un rêve, il est important d’examiner quels sont ses avatars, comment il change d’aspect lorsque, par exemple, il est mis en relation avec d’autres choses remémorées. Au moment du réveil, un rêve peut nous impressionner de diverses façons : on peut être terrifiés, angoissés, excités, etc. Si on se souvient alors de certains événements du jour précédent, et si on les met en relation avec ce qu’on a rêvé, on voit d’ores et déjà apparaître une différence, le rêve change d’aspect. Et si, en réfléchissant sur le rêve, nous sommes amenés à nous ressouvenir de certaines circonstances de notre prime jeunesse, le rêve prendra encore un autre aspect [...]. Nous pourrions dire d’un rêve une fois interprété qu’il s’insère dans un contexte où il cesse d’être troublant. En un sens, le rêveur rêve à nouveau son rêve dans un environnement tel que le rêve change d’aspect. C’est comme si on nous présentait un fragment de toile sur lequel un artiste aurait peint une main, une portion de visage et certaines autres formes dans un arrangement qui nous paraisse incongru42 et qui nous laisse perplexes43. [...]


§9 - Si l'interprétation psychanalytique n'est pas scientifique, est-elle pour autant dépourvue d'intérêt ?

Freud se réfère à divers mythes de l’antiquité et prétend que ses recherches ont enfin permis d’expliquer comment il se fait que l’homme ait jamais pu penser ou proposer cette sorte de mythe44. Ce n’est pas cela que Freud a fait en réalité mais quelque chose de différent. Il n’a pas donné une explication scientifique du mythe antique45. Il a proposé un mythe nouveau46 : voilà ce qu’il a fait. Par exemple l’idée selon laquelle toute anxiété est une répétition de l’anxiété à laquelle a donné lieu le traumatisme de la naissance47, a un caractère attrayant qui est précisément le même que celui qu’a une mythologie. "Il n’y a là que l’aboutissement de quelque chose qui s’est passé il y a longtemps48." C’est presque comme s’il se référait à un totem49. On pourrait pratiquement en dire autant de la notion de "scène primitive". Celle-ci comporte l’attrait de donner à la vie de chacun une sorte de canevas tragique50. Elle est tout entière la répétition du même canevas qui a été tissé il y a longtemps. Comme un personnage tragique exécutant les décrets auxquels le Destin l’a soumis à sa naissance. Il y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie éprouvent des troubles, des troubles si sérieux qu’ils peuvent conduire à des idées de suicide. Une telle situation est susceptible d’apparaître à l’intéressé comme quelque chose de néfaste, quelque chose de trop odieux pour faire le thème d’une tragédie. Et il peut ressentir un immense soulagement si on est en mesure de lui montrer que sa vie a plutôt l’allure d’une tragédie51, qu’elle est l’accomplissement tragique et la répétition d’un canevas qui a été déterminé par la "scène primitive". […]


§10 - Une croyance religieuse est-elle une simple affirmation incertaine qui nécessite d'être étayée par des preuves ?

Supposez un croyant qui dise : "je crois52 en un Jugement Dernier", et que je dise "eh bien, c’est possible, mais je n’en suis pas si sûr". Vous diriez qu’il y a un abîme entre nous. S’il disait "il y a un avion allemand en l’air"et que je dise "c’est possible mais je n’en suis pas si sûr", vous diriez que nous sommes assez proches l’un de l’autre. En disant "Wittgenstein, vous avez dans l’esprit quelque chose de complètement différent", vous pourriez exprimer par là non pas le fait que je sois plus ou moins proche de lui, mais au contraire que je me meus sur un plan complètement différent53. Il se pourrait qu’aucune explication de ce que l’on a dans l’esprit ne fasse ressortir la différence si peu que ce soit54. Pourquoi se fait-il alors que, dans ce cas, il semble que je passe à côté de l’essentiel ? Supposez un homme qui se donnerait pour cette vie la règle de conduite suivante : croire au Jugement Dernier [...]. Comment allons-nous savoir si nous pouvons dire qu’il croit ou non que le Jugement Dernier va arriver ? Le lui demander ne suffit pas. Il dira probablement qu’il a des preuves55. Or, ce qu’il a, c’est ce que nous pourrions appeler une croyance inébranlable. Cela ressortira non pas d’un raisonnement ou d’une référence aux raisons habituelles que l’on invoque à l’appui d’un croyance, mais bien plutôt du fait que tout dans sa vie obéit à la règle de cette croyance56 [...]. En fait, s’il y avait des preuves, ce problème s’évanouirait. Rien de ce que normalement nous appelons preuves serait de nature à l’influencer le moins du monde57. […]


§11 - Les croyances religieuses sont-elles raisonnables ou déraisonnables ?

"Ces gens s’en tiennent rigoureusement à l’opinion (ou au point de vue) qu’il y a un Jugement Dernier". "Opinion"rend un son bizarre. C’est pour cette raison qu’on emploie d’autres mots : "dogme", "foi"58. Ce n’est pas d’hypothèse qu’il est question, ni de haute probabilité, non plus que de connaissance. Quand on parle de religion, on emploie des expressions telles que "je crois que telle ou telle chose va arriver", et cet emploi est différent de celui que nous en faisons dans les sciences59. Toutefois, la tentation est grande de penser que nous employons ces expressions de cette dernière façon60. Parce que nous parlons de preuves, parce que nous parlons de preuves par expérience61. Nous pourrions même parler d’événements historiques. On a dit que le christianisme repose sur une base historique. Des milliers de fois des gens intelligents ont dit que dans ce cas il ne suffit pas que la base soit indubitable. Quand bien même il y aurait autant de preuves que pour Napoléon. Parce que ce caractère indubitable ne suffirait pas pour me faire changer ma vie tout entière62. Le christianisme ne repose pas sur une base historique au sens où ce serait la croyance normale aux faits historiques qui pourrait lui servir de fondement [...]. Dirais-je qu’ils sont déraisonnables ? Non je ne les appellerais pas ainsi. Je ne dirais pas pour autant qu’ils sont raisonnables, c’est évident63. Car pour tout le monde "déraisonnable" implique blâme [...]. Vous diriez qu’ils raisonnent faux dans le cas où ils raisonneraient d’une manière semblable à la nôtre et feraient ce qui pour nous correspondrait à une faute64 [...] : tel coup est une faute dans un jeu particulier et non dans un un autre. […]


§12 - Le problème de l'existence de Dieu est-il celui de l'existence d'une personne ?

Le mot "Dieu"65 est l’un de ceux que l’on apprend le plus tôt : images, catéchisme, etc. Mais les conséquences ne sont pas les mêmes que lorsqu’il s’agit d’images représentant les tantes de l’enfant66. On ne m’a pas montré ce que l’image représentait. Ce mot est utilisé comme un mot représentant une personne : Dieu voit, il récompense, etc. "Puisqu'on vous a montré toutes ces choses, avez-vous compris ce que le mot signifiait ?" Je répondrais : "oui et non. J'ai appris ce qu'il ne signifiait pas, je me suis fait comprendre, j'ai pu répondre à des questions, les comprendre quand on les posait sous des formes différentes. Et dans ce sens, on pourrait dire que j'ai compris." Si on en vient à l'existence67 d'un dieu ou de Dieu, cette question joue un rôle complètement différent de celui que joue la même question portant sur l'existence de toute personne ou tout objet dont j'aie jamais entendu parler68. On a dit, il fallait bien le dire, que l'on croit à l'existence, et on a considéré le fait de ne pas y croire comme quelque chose de grave. Normalement, si je ne croyais pas à l'existence de quelque chose, personne n'irait penser qu'il y ait là quoi que ce soit d'étrange. Donc il y a cet emploi extraordinaire du mot "croire". On parle de croire et, dans le même temps, on n'emploie pas "croire" comme on le fait ordinairement [...]. Je pourrais imaginer quelqu'un qui montrerait une passion69 extrême dans sa croyance à un tel phénomène et dont je serais absolument incapable d'entamer sa croyance en disant : "l'apparition de ce phénomène pourrait tout aussi bien être due à telle ou telle chose", car il penserait alors qu'il y a là blasphème70 de ma part. […]


§13- L'éthique est-elle la science du bien ?

J'adopterai l'explication que le professeur Moore a donnée de [l'éthique] dans ses Principia Ethica : "l'éthique est l'investigation générale de ce qui est bien"71. Je vais maintenant utiliser ce terme dans un sens un peu plus large [...]. Pour vous faire voir72 aussi clairement que possible ce que je pense être le sujet propre de l'éthique, je vous soumettrai un certain nombre d'expressions plus ou moins synonymes […]. En les énumérant, je cherche à produire le même type d'effet que Galton lorsqu'il photographiait sur la même plaque sensible un certain nombre de visages différents afin d'obtenir une image des traits typiques qu'ils avaient en commun73 […]. Ainsi au lieu de dire "l'éthique est l'investigation de ce qui est bien"74, je pourrais avoir dit qu'elle est l'investigation de ce qui a une valeur, ou de ce qui compte réellement, ou j'aurais pu encore dire que l'éthique est l'investigation du sens de la vie, ou de ce qui rend la vie digne d'être vécue, ou de la façon correcte de vivre. Je pense qu'en examinant toutes ces phrases, vous aurez une idée approximative de ce dont l'éthique75 s'occupe. [Toutefois], tout ce à quoi je tend[s] -et, je crois, ce à quoi tendent tous les hommes qui ont une fois essayé d'écrire ou de parler sur l'éthique ou la religion- c'[est] d'affronter les bornes du langage76. C'est parfaitement, absolument sans espoir de donner ainsi du front contre les murs de notre cage. Dans la mesure où l'éthique naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue, l'éthique ne peut être une science. Ce qu'elle dit n'ajoute rien à notre savoir, en aucun sens77.


§14 - En quel sens les prescriptions éthiques peuvent-elles être qualifiées d'absolues ?

Supposons que, si je savais jouer au tennis, l'un d'entre vous, me voyant jouer, me dise : "vous jouez bien mal !" et que je lui réponde : "je sais que je joue mal mais je ne veux pas jouer mieux !". Tout ce que mon interlocuteur pourrait dire serait : "ah bon, dans ce cas, d'accord !"78. Mais supposons que j'aie raconté à l'un d'entre vous un mensonge extravagant, qu'il vienne me dire : "vous vous conduisez en goujat !" et que je réponde : "je sais que je me conduis mal, mais de toute façon, je ne veux aucunement mieux me conduire !". Pourrait-il dire alors : "ah bon, dans ce cas, d'accord !" ? Certainement pas. Il dirait : "eh bien, vous devez vouloir79 mieux vous conduire !" [...]. La différence entre les deux types de jugement semble consister en ceci : tout jugement de valeur relative est un simple énoncé de faits, et peut, par conséquent, être formulé de telle façon qu'il perd toute apparence de jugement de valeur. Au lieu de dire : "c'est là la bonne route pour Granchester !", j'aurais pu dire tout aussi bien : "c'est là la route correcte que vous avez à prendre si vous voulez arrivez à Granchester dans les délais les plus courts !" [...]. La route correcte est celle qui conduit à un but que l'on a prédéterminé de façon arbitraire, et il est tout à fait clair, pour chacun de nous, qu'il n'y a pas de sens à parler d'une route correcte en dehors d'un tel but prédéterminé80. Voyons maintenant ce que nous pourrions bien entendre par l'expression "la route absolument correcte". Je pense que ce serait la route que chacun devrait prendre, mû par une nécessité logique, dès qu'il la verrait, sinon il devrait avoir honte. Similairement, le bien absolu81, si toutefois c'est un état de chose susceptible de description, serait un état dont chacun, nécessairement, poursuivrait la réalisation, indépendamment de ses goûts et inclinations, ou dont on se sentirait coupable de ne pas poursuivre la réalisation. Et je tiens à dire qu'un tel état de choses82 est une chimère.


§15 - En quels termes puis-je parler de l'expérience éthique ?

Je crois que le meilleur moyen de décrire [la valeur éthique ou valeur absolue], c'est de dire que, lorsque je fais cette expérience, je m'étonne de l'existence du monde83. Et je suis enclin alors à employer des phrases telles que "comme il est extraordinaire que quoi que ce soit existe84 !" ou "comme il est extraordinaire que le monde existe !". Sans m'arrêter à cela, je poursuivrai par cette autre expérience que je connais également et qui sera sans doute familière à nombre d'entre vous : celle que l'on pourrait appeler l'expérience de se sentir absolument en sécurité. Je désigne par là cette disposition d'esprit où nous sommes enclins à dire "j'ai la conscience tranquille, rien ne peut m'atteindre, quoi qu'il arrive85 !" [...]. La troisième expérience du même genre, celle du sentiment de culpabilité86, s'est trouvée également décrite par la phrase selon laquelle Dieu réprouve notre conduite87 [...]. La première des choses que j'ai à en dire, c'est que l'expression verbale que nous leur donnons [à ces expériences] est un non-sens ! Si je dis [par exemple] "je m'étonne de l'existence du monde !", je fais un mauvais usage du langage. Expliquons-le : cela a un sens parfaitement clair et correct de dire que je m'étonne de quelque chose qui arrive [...]. Dans tous les cas, je m'étonne que se produise une chose dont j'aurais pu concevoir qu'elle ne se produirait pas [...]. Mais c'est un non-sens de dire que je m'étonne de l'existence du monde, parce que je ne peux pas imaginer qu'il n'existe pas88.


1 "certaines vérités sont enchaînées les unes aux autres par des raisons de fer et de diamant"(Platon, Gorgias, 509a) ; "la nécessité est l’idée de quelque chose d’inflexible [...], le contraire du mouvement résultant du choix et du calcul"(Aristote, Métaphysique, D, 1015b) ; "il ne peut jamais y avoir de surprise en logique [...] ; la logique est transcendantale [...] ; il n’y a de nécessité que dans la logique"(Wittgenstein, Tractatus, 6.1251, 6.13, 6.375)
2 "l'impératif catégorique est [...] : agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle"(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 420)
3 "la loi est toujours nécessairement générale, [elle] n'en est pas moins parfaite, la faute n'en est pas davantage au législateur, mais elle est toute entière dans la particularité même de l'action à juger. [...] Il convient alors au juge de se prononcer"(Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 1137b)
4 "‘‘[12 fois 10 cm] ne tiennent pas dans [1 m]’’ est une règle grammaticale qui énonce une impossibilité logique. Mais ‘‘trois hommes ne peuvent s’asseoir côte à côte sur un banc d’[1 mètre] de long’’ énonce une impossibilité physique"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 56)
5 "on enseigne la signification par l’usage"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II) ; "on inculque non seulement le calcul aux enfants, mais aussi une attitude bien particulière à l’endroit des erreurs de calcul"(Wittgenstein, Remarques sur le Fondement des Mathématiques, 425)
6 "quand ils [les adultes] nommaient une certaine chose et qu’ils se tournaient, grâce au son articulé, vers elle, je le percevais et je comprenais qu’à cette chose correspondaient les sons qu’ils faisaient entendre quand ils voulaient la montrer [...]. C’est ainsi qu’en entendant les mots prononcés à leur place dans différentes phrases, j’ai peu à peu appris à comprendre de quelles choses ils [les sons] étaient les signes"(Augustin, Confessions, I, viii) ; "tout se passe comme si l’enfant [qui apprend à parler] arrivait dans un pays étranger et ne comprenait pas la langue du pays, ou comme si l’enfant savait déjà penser, se parler à soi-même"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §32)
7 "la pensée est une discussion que l’âme poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner"(Platon, Théétète, 189e) ; "les hommes ayant eu besoin de signes pour marquer tout ce qui se passe dans leur esprit, il faut aussi que [les mots] signifient les objets des pensées, et ainsi faire entendre à ceux qui n’y peuvent pénétrer tout ce que nous concevons et tous les divers mouvements de notre âme"(Arnauld et Lancelot, Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1)
8 "la signification d’une phrase est, pour un locuteur donné, la classe de toutes les stimulations sensorielles qui lui dicterait son acquiescement à cette phrase"(Quine, le Mot et la Chose, §8) ; "la signification d’une phrase est identique à la manière dont nous déterminons sa vérité ou sa fausseté"(Carnap, Testabilité et Signification)
9 "il est donc trompeur de parler de la pensée comme d’une “activité mentale”. Nous pouvons dire que la pensée est essentiellement l’activité qui consiste à opérer avec des signes. Cette activité est accomplie par la main quand nous pensons en écrivant ; par la bouche et le larynx quand nous pensons en parlant"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 6, 7)
10 "le juste équitable est une proportion géométrique"(Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 1131a) ; "la théorie de la justice-équité conduit à définir un principe de différence"(Rawls, Théorie de la Justice, §26)
11 "lorsque je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière […] ; nous ne sommes qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuel"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iv, 6)
12 "par le nom d’idée, j’entends cette forme de chacune de nos pensées par la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces mêmes pensées"(Descartes, Réponses aux Secondes Objections, 2) ; "l’esprit, en concevant, se tourne en quelque façon vers soi-même et considère quelqu’une des idées qu’il a en soi"(Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, 4)
13 "les processus psychiques sont par nature inconscients, au point qu'ils ne sont accessibles au moi et ne sont soumis à celui-ci qu'à travers une perception incomplète et illusoire. Ce qui revient à dire que le moi n'est pas le maître dans sa propre maison"(Freud, Inquiétante Étrangeté)
14 "la différence entre cause et raison peut être expliquée de la façon suivante : la recherche d’une raison entraîne comme partie essentielle l’accord de l’intéressé avec elle, alors que la recherche d’une cause est menée expérimentalement [...]. C’est une confusion de dire qu’une raison est une cause vue de l’intérieur"(Wittgenstein, Cours de Cambridge 1932-1935)
15 "donner une raison, c’est exposer un calcul par lequel vous êtes arrivés à un résultat, ou montrer un chemin qui conduit à cette action"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 15) ; "l’acte de penser comme son application se déroulent pas à pas comme un calcul"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §110) ; "se justifier par une règle est du même genre que l’acte de dériver un résultat à partir d’une donnée, du même genre que le geste qui montre des signes placés sur un tableau"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §61)
16 "en ce qui concerne l’agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu’il fonde sur un jugement personnel et privé en vertu duquel il dit qu’un objet lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne [...]. Mais s’il affirme que quelque chose est beau, il attend des autres qu’ils éprouvent la même satisfaction : il ne juge pas pour lui seulement, mais pour tout le monde, et il parle alors de la beauté comme si c’était une propriété des choses"(Kant, Critique de la Faculté de Juger, §7)
17 "le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II) ; "l’Esprit et le Corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée, [même si] certains sont persuadés que le corps obéit au commandement de l'esprit, [car] en effet personne jusqu'ici n'a déterminé ce que peut le corps [...] ; ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos"(Spinoza, Éthique, III, 2)
18 "la raison agit avec lenteur, […] elle s’assoupit, elle s’égare, faute d’avoir tous ses principes présents ; le sentiment agit instantanément, il est toujours prêt à agir"(Pascal, Pensées, B252)
19 "il y a un penchant à dire : toute action qui procède selon la règle est une interprétation ; or nous ne devrions appeler interprétation que la substitution d’une expression de la règle à une autre"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §201). "Interpréter"est ici une action, pas une réflexion. Cela veut dire "appliquer une règle"et non pas "reformuler une règle". Il s'agit donc de l'interprétation au sens où on dit qu'un musicien interprète une oeuvre : "la liberté comme inhérente à l'action est peut-être illustrée le mieux par le concept machiavélien de virtù, l'excellence avec laquelle un homme répond aux occasions que le monde lui révèle sous la forme de la fortuna. Son sens est rendu de la meilleure façon par "virtuosité", c'est-à-dire la perfection que nous attribuons aux arts d'exécution (différents des arts créateurs de fabrication) où l'accomplissement consiste dans l'exécution-même et non dans un produit fini qui survit à l'activité qu'elle a amené à l'existence [...]. Toute action comprend un élément de virtuosité, et [...] la virtuosité est la perfection que nous attribuons aux arts d'exécution"(Arendt, la Crise de la Culture, IV, i-ii)
20 "le goût nécessite l’adhésion de tous à une règle universelle impossible à énoncer"(Kant, Critique de la Faculté de Juger, V, 237) ; "le jugement de goût doit être fondé a priori parce qu’il proclame qu’il y a nécessité [...] d’apprécier la représentation d’un objet"(Kant, Critique de la Faculté de Juger, §67) ; "ceux qui jugent autrement, on les blâme et on leur reproche de manquer de goût"(Kant, Critique de la Faculté de Juger, V, 213)
21 "en ce qui concerne l’agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu’il fonde sur un jugement personnel et privé, et en vertu duquel il dit d’un objet qu’il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne [...]. En revanche s’il affirme que quelque chose est beau, c’est qu’il attend des autres qu’ils éprouvent la même satisfaction : il ne juge pas pour lui seulement, mais pour tout le monde"(Kant, Critique de la Faculté de Juger, V, 212)
22 "les beaux-arts [littérature, musique, peinture, sculpture, architecture, danse] sont les arts du génie"(Kant, Critique de la Faculté de Juger, V, 311) ; "tout peut être qualifié de beau pour peu que soit assuré un rapport distant au monde et aux autres, une grande liberté à l’égard des contraintes économiques"(Bourdieu, la Distinction)
23 "seul le facultatif peut donner lieu à des effets de distinction"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 1) ; "les habitus permettent de se distinguer en dehors même de toute recherche de distinction"(Bourdieu, Raisons Pratiques, iii) ; "les effets de distinction inclinent les uns à tenir leur rang, à garder leurs distances, et les autres à se tenir à leur place, à se contenter de ce qu’ils sont"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, ii, 2)
24 Allusion au conditionnement pavlovien et critique du behaviorism dont Quine est un représentant : "on présente simultanément à l’enfant des émissions du mot et des exemples d’objets rouges ; on applaudit aussi à son propre babillage lorsqu’il émet un son qui ressemble à ‘rouge’ en présence du rouge ; au bout du compte, l’enfant acquiert l’art d’utiliser le mot conformément au goût de la société"(Quine, le Domaine et le Langage de la Science, ii)
25 "plus nous comprenons [intelligimus] de choses singulières, plus nous comprenons Dieu"(Spinoza, Éthique, V, 24)
26 "le royaume de l’imagination est une réserve organisée lors du passage douloureusement ressenti du principe de plaisir au principe de réalité, afin de permettre un substitut à la satisfaction des instincts à laquelle il faut renoncer dans la vie réelle. L’artiste, comme le névrosé, s’est retiré loin de la réalité insatisfaisante dans ce monde imaginaire ; mais, à l’inverse du névrosé, il s’entend à trouver le chemin du retour et à reprendre pied dans la réalité. Ses créations, les œuvres d’art, sont des satisfactions imaginatives de désirs inconscients, tout comme les rêves avec lesquels elles ont d’ailleurs en commun le caractère d’être un compromis destiné à éviter un conflit ouvert avec les puissances de refoulement. Mais, à l’inverse des productions asociales et narcissiques du rêve, elles peuvent compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes aspirations à sublimer des désirs inconscients"(Freud, ma Vie et la Psychanalyse)
27 "tant qu’on ne voudra considérer les sons que par l’ébranlement qu’ils excitent dans nos nerfs, on n’aura point de vrais principes de la musique et de son pouvoir sur les cœurs. Les sons, dans la mélodie, n’agissent pas seulement sur nous comme sons, mais comme signes de nos affections, de nos sentiments Pourquoi nos plus touchantes musiques ne sont-elles qu’un vain bruit à l’oreille d’un Caraïbe ? Ses nerfs sont-ils d’une autre nature que les nôtres ? Pourquoi ne sont-il ébranlés de même ? Ou pourquoi ces mêmes ébranlements affectent-ils tant les uns et si peu les autres ?"(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues)
28 "cet énoncé, qui fait référence à un mécanisme, n’est pas un énoncé informatif [mais grammatical] parce qu’il utilise l’analogie avec une machine, ce qui nous égare constamment [...]. Ce qu’il y a derrière la grammaire de cet énoncé est l’image trompeuse d’un mécanisme monté pour réagir d’une certaine manière : nous croyons que si nous voyions la machinerie, nous saurions ce que c’est qu’[apprécier la musique]"(Wittgenstein, Cours de Cambridge1932-1935)
29 "on dit parfois que la musique nous transmet des sentiments, ce qui semble dire que la musique est la cause de ces sentiments"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 179) ; "une confusion s’installe ici entre raison et cause, à laquelle on est conduit par l’utilisation ambiguë du mot pourquoi"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 15)
30 "toute philosophie est critique du langage"(Wittgenstein, Tractatus, 4.0031) ; "on peut remarquer l’étrange ressemblance d’une recherche philosophique avec une recherche esthétique"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 25)
31 "la psychanalyse a voulu instruire le moi que la vie pulsionnelle de la sexualité ne peut être domptée entièrement, et que les processus psychiques sont par nature inconscients, au point qu'ils ne sont accessibles au moi et ne sont soumis à celui-ci qu'à travers une perception incomplète et illusoire. Ce qui revient à dire que le moi n'est pas le maître dans sa propre maison."(Freud, Inquiétante Étrangeté)
32 "nous sommes très fortement tentés de croire qu’il y a des chose cachées, que nous voyons les choses de l’extérieur sans pouvoir en examiner l’intérieur ; ce qui nous mystifie, c'est l'utilisation du substantif"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 6)
33 "dans la mesure où les relations sociales se construisent sur des identifications avec d’autres membres de la collectivité, […] c’est donc l’amour (Éros) qui demeure le principal déterminant de la conscience morale, que ce soit l’amour sexuel, ou que ce soit l’amour désexualisé, sublimé"(Freud, Essais de Psychanalyse)
34 "le darwinisme n’est pas une théorie scientifique testable mais un programme métaphysique de recherche"(Popper, la Quête Inachevée, xxxvii) ; "la théorie de Darwin [...] n’est qu’une hypothèse des sciences de la nature"(Wittgenstein, Tractatus, 4.1122)
35 Le néo-darwinisme, fondé sur la génétique, a, depuis, permis de confirmer expérimentalement les hypothèses darwiniennes : "la théorie de l’évolution justifie ses affirmations en décrivant un mécanisme de variation permettant d’engendrer des hypothèses : chaque individu d’une espèce à système génétique évolué possède un génotype [...] sans cesse remanié par un processus qui consiste à changer au hasard un ou plusieurs éléments du code génétique"(Cellérier, l’Explication dans les Sciences, vi)
36 "les entités postulées par la science sont comparables, du point de vue épistémologique, aux dieux d’Homère [...] ; les objets physiques comme les dieux ne trouvent place dans notre conception que pour autant qu’ils sont culturellement postulés [...] ; si le mythe des objets physiques est supérieur à celui des dieux de l’Olympe, c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace"(Quine, les deux Dogmes de l’Empirisme, vi)
37 "le rêveur ne doit raconter son rêve qu'à un savant, à un conseiller ou à un membre de sa famille connu par sa sagesse, conformément à ce que la tradition du prophète rapporte" (Mohammed ibn Sirine, l'Interprétation des Rêves)
38 "ces sensations en rêve ne sauraient être le produit du caractère du rêveur ni le résultat d'un repas, ni même la participation de Satan. C'est Dieu (qu'Il soit glorifié) qui engendre le vrai rêve en présence de l'ange chargé de le susciter ; et c'est ainsi que ce rêve est attribuable à Dieu. Dieu (le Très Haut) crée les faux rêves, en présence de Satan, et c'est ainsi que ces rêves seraient attribués à Satan" (Mohammed ibn Sirine, l'Interprétation des Rêves)
39 "l’inconscient est structuré comme un langage, [...] c’est le discours de l’Autre"(Lacan, Fonction et Champ de la Parole et du Langage) ; "quand nous interprétons un rêve, nous ne faisons que traduire un certain contenu de pensée (les pensées latentes du rêve) du "langage du rêve"dans celui de notre vie éveillée"(Freud, l’Interprétation des Rêves)
40 Cathédrale du couvent de Novodievitchi, construite au XVI° siècle. Classée depuis 2004 au patrimoine mondial de l'humanité par l'UNESCO.
41 ""le langage (ou la pensée) est quelque chose d'unique": cette idée se révèle être une superstition (et non une erreur) elle même suscitée par des illusions grammaticales. Et tous le pathos retombe alors sur ces illusions-là, sur ces problèmes. Les problèmes qui proviennent d'une fausse interprétation des formes de notre langage ont le caractère de la profondeur"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §§110, 111)
42 "ce qui est fascinant, dans le rêve, ce n'est pas son lien causal avec les événements de ma vie, mais bien plutôt le fait qu'il agit comme un fragment, et un fragment très vivant d'une histoire dont le reste demeure obscur"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 69) ; cf. le tableau Guernica peint par Picasso pour exprimer sa colère après le bombardement par les nazis de la petite ville basque de Guernica le 1° mai 1937.
43 "un problème philosophique est de la forme ‘je ne m’y reconnais pas’"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §123)
44 "les prétendus souvenirs d’enfance ne sont pas des traces brutes d’événements réels, mais une élaboration de ces traces qui a dû s’effectuer sous l’influence de différentes forces psychiques ultérieures ; […] de tels “souvenirs” présentent une remarquable analogie avec les souvenirs d’enfance des peuples, tels qu’ils sont figurés dans les mythes et les légendes [...] ; on pourrait se faire fort d’analyser tous les mythes [...] et ainsi, de convertir la métaphysique en métapsychologie"(Freud, Psychopathologie de la Vie Quotidienne) ; "la conception mythologique du monde, qui se retrouve jusque dans les religions les plus modernes n’est qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur"(Freud, Totem et Tabou, iv)
45 "la première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses"(Durkheim, les Règles de la Méthode Sociologique) ; "les catégories logiques sont primitivement des catégories sociales : tous les membres de la tribu se trouvent classés dans des cadres définis les uns par rapport aux autres et la classification des choses reproduit cette classification des hommes"(Durkheim et Mauss, Contribution à l’Étude des Représentations Collectives) ; "l’ambition de toute mythologie est de fonder en raison les divisions arbitraires de l’ordre social, et d’abord la division du travail, et de donner aussi une solution logique ou cosmologique au problème du classement des hommes"(Bourdieu, Leçon sur la Leçon)
46 "par l’éducation, tout être humain se voit imposer la tâche primitive de maîtriser le complexe d’Œdipe ; c’est alors que notre “moi” recourt au refoulement et subit une névrose infantile"(Freud, Psychanalyse et Médecine) ; "ses propositions [...] appartiennent à une sorte de mythologie et leur rôle est semblable à celui des règles d’un jeu"(Wittgenstein, de la Certitude)
47 Wittgenstein fait ici référence à Otto Rank, psychanalyste autrichien contemporain de Freud, mais qui propose comme mythe des origines, non pas le complexe d’Œdipe, mais le traumatisme de la naissance (le Traumatisme de la Naissance est d'ailleurs le titre de l'ouvrage qui l'a fait connaître)
48 "le rêve fait surgir un matériel qui n’appartient ni à la vie adulte ni à l’enfance du rêveur mais à l’héritage archaïque, résultat de l’expérience des aïeux et que l’enfant apporte en naissant avant même d’avoir commencé de vivre ; dans les légendes les plus anciennes de l’humanité, ainsi que dans certaines coutumes survivantes, nous découvrons des éléments qui correspondent à ce matériel phylogénétique"(Freud, Abrégé de Psychanalyse) ; "la métaphysique se caractérise par cette soif de généralité, ou encore l’attitude dédaigneuse à l’égard du cas particulier"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 19)
49 "le totem est [...] en premier lieu l’ancêtre du groupe, en deuxième lieu son esprit protecteur et son bienfaiteur"(Freud, Totem et Tabou, i)
50 "les récits de nos patients sont de véritables oeuvres d'art"(Freud, Lettre à Jung)
51 "la tragédie [...] par l'entremise de la pitié et de la terreur, accomplit la catharsis des émotions"(Aristote, Poétique, 1450a) ; "la Cité grecque était la forme de gouvernement qui procurait aux hommes une scène où ils pouvaient librement jouer une sorte de théâtre"(Arendt, la Crise de la Culture, IV, ii)
52"la vérité ou la fausseté d'une croyance dépend toujours de quelque chose d'extérieur à la croyance même [...] ; la vérité consiste dans une certaine forme de correspondance entre la croyance et le fait"(Russell, Problèmes de Philosophie, xii)
53 "la division absolue du monde en deux domaines comprenant, l’un tout ce qui est sacré, l’autre tout ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i) ; "l’acte qui consiste […] à séparer l’intérieur et l’extérieur, le royaume du sacré et le royaume du profane, le territoire national et le territoire étranger, est un acte religieux accompli par le personnage investi de la plus haute autorité, le rex chargé de regere fines, de tracer des frontières"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, iii, 4)
54 "le discours religieux est une partie de l’action religieuse et non une théorie"(Wittgenstein, Lettre à Arvid Sjögren) ; "en faisant comme si [vous] croy[iez], en prenant de l'eau bénite, en taisant dire des messes, etc., naturellement même cela vous fait croire"(Pascal, Pensées, B233)
55 "sous l’influence de l’exaltation générale, […] les Croisés croyaient sentir Dieu présent au milieu d’eux et leur enjoignant de partir à la conquête de la Terre Sainte, Jeanne d’Arc croyait obéir à des voix célestes, etc."(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, ii)
56 "parce qu’ils croyaient que la transformation de leur conduite était rendue possible par une force vive qui les poussait à augmenter la gloire de Dieu, qu’elle n’était pas seulement voulue par Dieu, mais surtout le fruit de son action, [les calvinistes] accédaient au bien suprême visé par cette forme de religiosité : la certitude du salut ; bien que les bonnes œuvres ne puissent aucunement donner accès à la vie éternelle, elles sont cependant indispensables comme signes d’élection"(Weber, l’Éthique Protestante et l’Esprit du Capitalisme)
57 "le cœur a son ordre ; l'esprit a le sien, qui est par principe et démonstration. Dieu sensible au cœur, non à la raison"(Pascal, Pensées, B283) ; "la religion consiste à croire sans preuves et même contre les preuves"(Alain, Définitions)
58 "un credo religieux [...] prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire"(Russell, Science et Religion) ; Russell (et Wittgenstein) font référence à ce que les trois monothéismes appellent "profession de foi"et que les croyants ont l'obligation de prononcer pour affirmer leur appartenance religieuse : "Ecoute, Israël : l'Eternel est notre Dieu, l'Eternel est Un, et tu aimeras ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta force"chez les juifs, "j'atteste qu'il n'y a de Dieu que Dieu et que Muhammad est son Prophète"chez les Musulmans, "je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, Créateur du ciel et de la terre, de l'univers visible et invisible"chez les Chrétiens
59 "nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaye de les combattre"(Pascal, Pensées, B282) ; "je ne saurais admettre Dieu, la liberté, l'immortalité de l'âme selon le besoin qu'en a ma raison dans son usage pratique nécessaire, sans [...] dépasser le savoir théorique pour accorder une place à la croyance [en allemand der Glaube, à la fois "croyance"et "foi"]"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 19)
60 "il y a une analogie entre la proposition [grammaticale] et la proposition d’expérience"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 56) ; "faisant réflexion sur ce que je doutais et que, par conséquent mon être n'était pas tout parfait, je m'avisai de chercher d'où j'avais appris à penser quelque chose de plus parfait que je n'étais [...]. De façon qu'il restait que cette idée de perfection eût été mise en moi par une nature qui fût véritablement plus parfaite que je n'étais, et même qui eût en soi toutes les perfections dont je pouvais avoir avoir quelque idée, c'est-à-dire qui fût Dieu"(Descartes, Discours de la Méthode, IV) ; "la proposition "Dieu est tout puissant"contient deux concepts : "Dieu", le sujet, et "toute puissance", le prédicat. Le mot "est"n'est point un prédicat mais seulement ce qui met le prédicat en relation avec le sujet. Et si je dis "Dieu est", je n'ajoute aucun prédicat au concept de Dieu [...]. Le concept d'un être suprême est, certes, une idée très utile à bien des égards, mais, précisément, parce qu'il n'est qu'une idée, il est tout à fait incapable d'étendre à lui seul notre connaissance par rapport à ce qui existe"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 401-402)
61 "l’existence de Dieu est la condition requise pour qu’un monde intelligible soit le souverain bien [...] ; c’est un postulat de la raison pratique pure, c’est-à-dire une proposition théorique, certes, mais qui, comme telle, ne peut pas être prouvée en tant qu’elle est inséparablement liée à une loi pratique valant inconditionnellement a priori"(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 122)
62 "l’éthique puritaine bourgeoise et ses implications [s’est propagée à travers] non pas sa doctrine éthique mais son comportement éthique ; [par exemple] pour le calviniste, bien que les bonnes œuvres ne puissent aucunement donner accès à la vie éternelle, puisque chacun est prédestiné de toute éternité, elles sont cependant indispensables comme signes d’élection divine afin de s’affranchir de l’angoisse du salut"(Weber, l’Éthique Protestante et l’Esprit du Capitalisme) ; "la misère religieuse est à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre cette misère […], la critique de la religion est ainsi virtuellement la critique de la vallée de larmes dont la religion est l’auréole […] ; la critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique"(Marx, Critique de la Philosophie du Droit de Hegel)
63 "[chez les Musulmans de Bosnie], pour adopter un enfant, la mère le fait passer à travers ses vêtements, or il serait insensé de penser que la mère adoptive croit réellement avoir accouché de l’enfant ; [quant au] sauvage qui transperce l’image de son ennemi, apparemment pour le tuer, il taille néanmoins sa flèche selon les règles, et non en effigie […] ; tout cela ne repose nullement sur la croyance"(Wittgenstein, Remarques sur ‘‘le Rameau d’Or’’ de Frazer, 4)
64 "la seule raison qui conduise les hommes à vénérer une divinité, c’est le simple fait d'être unis dans une communauté de vie, […] le fait d’être nés ensemble"(Wittgenstein, Remarques sur ‘‘le Rameau d’Or’’ de Frazer, 12) ; "l’action [raisonnable] est une action qui, ayant le même sens pour celui qui l’accomplit et pour celui qui l’observe, n’a pas d’extérieur et occulte les conditions historiques et sociales de sa transparence"(Bourdieu, Méditations Pascaliennes, iv)
65 "nous avons affaire là à l’une des grandes sources de l’égarement philosophique : un substantif [un nom] nous pousse à chercher une chose qui lui corresponde"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 1) ; "permettez-moi de rappeler ici le rôle étrange que l’aérien et l’éthéré jouent en philosophie : quand nous nous apercevons qu’un substantif n’est pas utilisé comme ce que nous appellerions en général nom d’un objet, nous ne pouvons nous empêcher de nous dire que c’est le nom d’un objet éthéré [...] l’idée d’"objets éthérés" est un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont pas utilisés comme des noms d’objets matériels"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 47)
66 "pourquoi voulons-nous que tout nom propre ait une référence en plus de son sens ? C’est dans l’exacte mesure où nous importe sa valeur de vérité"(Frege, Sens et Référence) ; "l’image est la transposition de la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 2.12) ; "la proposition ne peut être vraie ou fausse que dans la mesure où elle est une image de la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 4.06) ; "la totalité des propositions vraies constitue la totalité des sciences de la nature"(Wittgenstein, Tractatus, 4.11) ; "à supposer que toutes les questions théoriques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts"(Wittgenstein, Tractatus, 6.52)
67 "il n’y a aucun moyen de connaître a priori l’existence de quoi que ce soit, car toute conscience de l’existence (qu’elle résulte immédiatement de la perception ou qu’elle résulte de raisonnements qui rattachent quelque chose à la perception) appartient entièrement à l’unité de l’expérience»(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 401) ; "affirmer l’existence, ce n’est rien d’autre que nier le nombre zéro"(Frege, les Fondements de l’Arithmétique, §53) ; ""Dieu existe"devient "il existe une entité x et une seule qui est Dieu"et [par exemple] "Dieu est parfait"; or "il existe une entité x et une seule qui est Dieu"n’est pas prouvée"(Russell, Lettre à Frege du 12 décembre 1904) ; "x, si x=a et u(x), alors u(a), et inversement, si u(a) alors x tel que x=a et u(x)"(Quine, le Mot et la Chose, §37)
68 "le fait que vous puissiez discuter de la proposition "Dieu existe"est une preuve que "Dieu", tel qu’il est employé dans cette proposition est une description et non un nom propre authentique. Si "Dieu"était un nom propre authentique, aucune question ne pourrait surgir à propos de son existence"(Russell, Philosophie de l'Atomisme Logique, vi)
69 "Se sentant dominé, entraîné par une sorte de pouvoir extérieur qui les fait penser et agir autrement qu’en temps normal, les hommes ont naturellement l’impression de ne plus être les mêmes. […] Les décorations dont ils s’affublent, les sortes de masques dont ils se couvrent le visage, les cris, les gestes, figurent matériellement cette transformation. […] Tout se passe comme s’ils étaient réellement transportés dans un monde spécial, peuplé de forces exceptionnellement intenses qui les envahissent et les métamorphosent."(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, iii) ; "la religion met l’accent sur le contenu affectif de l’instant pieux qui semble garantir le salut"(Weber, Économie et Société)
70 "est sacré ce que le profane ne doit pas, ne peut pas impunément toucher [...] ; les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent ; les choses profanes, celles auxquelles ces interdits s'appliquent et qui doivent rester à distance des premières"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i) ; "la croyance collective dans le jeu (illusio) et dans la valeur sacrée de ses enjeux est à la fois la condition et le produit du fonctionnement même du jeu"(Bourdieu, les Règles de l’Art, ii, 2)
71Plus précisément : "nous recherchons ce que de nombreux philosophes ayant étudié l'éthique sont disposés à accepter comme une définition correcte du terme "Éthique"le fait qu'il a quelque chose à voir avec la question de savoir ce qui est bien ou ce qui est mal dans la conduite humaine [...]. J'utilise ce terme dans le cadre d'une [...] investigation générale sur ce qui est bien"(Moore, Principia Ethica, I, 2).
72"L'objet principal de l'Éthique, comme science systématique, consiste à donner des raisons sérieuses de penser que ceci ou cela est bien [même si] lorsque je demande "qu'est-ce que le bien ?", je réponds que le bien, c'est le bien [...], ma réponse étant que cela ne peut pas être défini plus avant"(Moore, Principia Ethica, I, 5, 6) ; "on voit l’émotion [...], on décrit immédiatement un visage comme triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui"(Wittgenstein, Fiches, §55).
73"Considère par exemple les processus que nous nommons "jeux". Je veux dire les jeux de pions, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux de combat, etc. Qu’ont-ils tous de commun ? Ne dis pas : il doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils ne s’appelleraient pas des "jeux"[...]. Et nous pouvons, en parcourant ainsi de multiples autres groupes de jeux, voir apparaître et disparaître des ressemblances. Et le résultat de cet examen est que nous voyons un réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s’entrecroisent"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §66).
74"Peux-tu me citer des choses plus importantes que le juste, le bien, le beau et l’utile ?"(Platon, Alcibiade, 118a) ; "l’idée du bien est l’objet de connaissance le plus sublime, que la justice et les autres vertus qui réalisent cette idée, empruntent d’elle leur utilité et tous leurs avantages"(Platon, République, VI, 505a).
75"Dans une morale il s'agit toujours de réaliser l'essence. [...] Le point de vue d'une éthique c'est : de quoi es-tu capable ? qu'est-ce que tu peux ? "(Deleuze, Cours du 21/12/80).
76"La philosophie n’apprend rien car elle ne recherche aucune loi ni aucun fait nouveau […] elle se contente de lutter contre l’ensorcellement de nos formes de pensée par notre langage"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §109) ; "les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde"(Wittgenstein, Tractatus, 5.6).
77"Ce qui peut être montré ne peut être dit"(Wittgenstein, Tractatus, 4.1212) ; "le sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde, tout est comme il est et tout arrive comme il arrive. Il n'y a en lui aucune valeur, et s'il y en avait une, elle serait sans valeur. S’il y a une valeur qui a de la valeur, elle doit être extérieure à tout ce qui a lieu et à tout état particulier. Car tout ce qui a lieu et tout état particulier est accidentel. Ce qui le rend non accidentel ne peut pas être dans le monde, car ce serait retomber dans l’accident. Ce doit être hors du monde"(Wittgenstein, Tractatus, 6.41) ; "il est clair que l'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est transcendantale. (Ethique et esthétique sont une seule et même chose)"(Wittgenstein, Tractatus, 6.421).
78"Rien ne nous conduit à cette inférence ["vous devriez faire ceci ou cela"] que l’accoutumance […] ; tout ce qui est peut ne pas être, il n’y a pas de fait dont la négation implique contradiction […] ; les questions de fait et d’existence, on ne peut évidemment pas les démontrer"(Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, XII, 2-3).
79"Ce qui importe dans la promesse [...] c’est nécessairement de vouloir cette obligation qui vient de la promesse"(Hume, Traité de la Nature Humaine, III, ii, 5) ; "si une action accomplie par devoir doit exclure complètement l’influence de l’inclination et, avec elle, tout objet de la volonté, il ne reste rien pour la volonté qui puisse la déterminer, si ce n’est objectivement, la loi morale, et subjectivement, un pur respect pour cette loi, par suite, la maxime d’obéir à cette loi, même au préjudice de toutes mes inclinations"(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400).
80"Le but de la production est toujours différent de la chose produite, tandis que le but de l’action n’est toujours que l’action elle-même, puisque la fin qu’elle se propose ne peut être que de bien agir"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b).
81"C'est le bonheur, selon la masse et selon l'élite, qui suppose que bien vivre et réussir sont synonymes de vie heureuse. […] Ce qui se suffit à soi-même, c'est ce qui par seul rend la vie souhaitable et complète. Voilà bien le caractère que nous attribuons au bonheur […] puisqu'il est la fin de notre activité. […] Car nous disons que le bien que l’on peut rechercher pour lui-même est plus parfait que celui qu’on recherche pour un autre, et que celui qu’on ne choisit jamais en vue d’un autre est plus parfait que ceux qu’on choisit à la fois pour eux-mêmes et pour cet autre, et que, par conséquent, est absolument parfait celui qu’on choisit toujours pour lui-même et jamais pour un autre"(Aristote, Ethique à Nicomaque, 1094a-1097b) ; "cette capacité à diriger son attention n'est pas autre chose que l'amour [...]. Il n'y a que le Bien dont on puisse dire qu'il est son propre tribunal et n'a besoin d'aucun autre recours"(Iris Murdoch, la Souveraineté du Bien, ii-iii).
82"Le monde est tout ce qui a lieu [...]. Ce qui a lieu, le fait, est l’existence d’états de chose [...]. L'état de chose est la connexion d'objets (entités, choses) [...] La totalité des états de choses subsistants est le monde"(Wittgenstein, Tractatus, 1-2-2.01-2.4).
83"C'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers"(Aristote, Métaphysique, A, I, 1) ; "deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi"(Kant, Critique de la Raison Pratique)
84"Jusqu’ici nous n’avons parlé qu’en simples physiciens : maintenant il faut s’élever à la métaphysique, en nous servant du grand principe, peu employé communément, qui porte que rien ne se fait sans raison suffisante, c’est-à-dire que rien n’arrive sans qu’il soit possible à celui qui connaîtrait assez les choses de rendre une raison qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi, et non pas autrement. Ce principe posé, la première question qu’on a droit de faire sera : pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ?"(Leibniz, Principes de la Nature et de la Grâce fondés en Raison, §7).
85"Je ne crains rien, je n’espère rien"(Pascal, Pensées, B920) ; "l’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur, est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. Le Sage au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement"(Spinoza, Éthique, V, 42) ; "tant d’hommes embrassent et saisissent, comme le malheureux qu’entraîne un torrent s’accroche aux ronces et aux pointes des rochers. La plupart flottent misérablement entre les terreurs de la mort et les tourments de l’existence ; ils ne veulent plus vivre ; et ne savent point mourir. Veux-tu que la vie te soit douce ? Ne sois plus inquiet de la voir finir. La possession ne plaît qu’autant qu’on s’est préparé d’avance à la perte. Or quelle perte plus facile à souffrir que celle qui ne se regrette point ? Exhorte donc, endurcis ton âme contre tous les accidents, possibles même chez les maîtres du monde"(Sénèque, Lettres à Lucilius, iv).
86"La cohésion [névrotique] du groupe contraint donc l’homme à renoncer à ses pulsions en instaurant un sentiment de culpabilité qui a son origine, soit dans l’angoisse devant l’autorité (le père) qui punit, soit dans l’angoisse devant le surmoi (le substitut du père, l'intériorisation de tous les interdits) qui pousse le sujet à se punir"(Freud, Malaise dans la Culture, viii).
87"Que faire si Dieu n'existe pas, si Rakitine a raison de prétendre que c'est une idée forgée par l'humanité ? Dans ce cas l'homme serait le roi de la terre, de l'univers. Très bien ! Seulement, comment sera-t-il vertueux sans Dieu ? Je me le demande. [...] Alors tout est permis ?"(Dostoïevski, les Frères Karamazov, IV, xi, 4) ; "la raison d'être des conceptions religieuses, c'est de fournir un système de notions ou de croyances qui permette à l'individu de se représenter la société dont il fait partie, et les rapports obscurs qui l'unissent à elle [...]. En même temps qu'elle est transcendante par rapport à chacun d'entre nous, la société nous est immanente [...] Aussi, l'homme n'est pas dupe d'une illusion, quand il se croit en relation avec une puissance supérieure qui lui est extérieure, en un sens, et d'où lui vient ce qu'il y a de meilleur en lui"(Durkheim, Cours sur les Origines de la Vie Religieuse).
88"La proposition montre ce qu’elle dit ; la tautologie et la contradiction, qu’elles ne disent rien. La tautologie n’a pas de conditions de vérité, car elle est inconditionnellement vraie ; et la contradiction n’est vraie sous aucune condition. La tautologie et la contradiction sont vides de sens. [...] Tautologie et contradiction ne sont pas image de la réalité. Elles ne représentent aucune situation possible. Car celle-là permet toute situation possible, celle-ci aucune. [...] Les conditions de vérité déterminent la dérive laissée aux faits par la proposition. [...] La vérité de la tautologie est certaine ; de la proposition, possible ; de la contradiction, impossible"(Wittgenstein, Tractatus, 4.461-4.462-4.463-4.464) ; "il ne peut donc y avoir de propositions de l’éthique. Les propositions ne peuvent rien exprimer de plus haut. [...] Si le bon ou le mauvais vouloir changent le monde, ils ne peuvent changer que les limites du monde, non les faits ; non ce qui peut être exprimé par le langage. [...] Ce n’est pas comment est le monde qui est le mystique, mais le fait qu’il est. [...] La contemplation du monde sub specie aeterni est sa contemplation comme totalité – limitée –. Le sentiment du monde comme totalité limitée est le sentiment mystique"(Wittgenstein, Tractatus, 6.42-6.43-6.44-6.45).