Doit-on dire que "l'enfer c'est les autres" ? L'être humain n'est-il pas, par nature, un "animal politique", autrement dit un être irréductiblement social, bref, peut-il demeurer humain sans "les autres" ?
I
– L’homme est objectivement un animal politique constitué de
l’ensemble de ses relations sociales.
A
– “voué à la mort, cette fin qui ne peut
être prise pour fin, l’homme est un être sans raison d’être”
Seul un homme peut avoir une vocation, i.e. « tout
cet arrière-plan d’idées qui consiste à considérer une activité
comme une obligation »(l’Éthique Protestante et l’Esprit
du Capitalisme) ; en ce sens, seul l’homme est voué à la
mort : « les hommes sont les mortels, les seules choses
mortelles qu’il y ait »(la Crise de la Culture,
ii, 1) ; mais ce qui fait « le malheur naturel de notre
condition si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y
pensons de près »(Pensées, B139), c’est que la
mort est la seule vocation qui ne puisse être un but, i.e.
« l’une des choses qui peuvent être autrement qu’elles
ne sont, qui peuvent indifféremment être ou ne pas être »(Éthique
à Nicomaque, 1140a) ; être mortel, c’est donc être
« infailliblement dans l’horrible nécessité d’être
éternellement ou anéantis ou malheureux »(Pensées,
B194), misère du futur qui contamine le présent.
Dès lors, il n’est pas de raison d’être pour qui « s'étonne
de se voir ici plutôt que là, car il n'y a point de raison pourquoi
ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors »(Pensées,
B205) ; le mortel est alors un néant et « son esprit
n’est pas un gouffre moins amer »(les Fleurs du Mal),
car on est « délaissé parce qu’on ne trouve ni en soi,
ni hors de soi une possibilité de s’accrocher »(l’Existentialisme
est un Humanisme) : ni en soi si « il n’y a
que le moi, ouvert au vide, ouvert au rien »
(l’Innommable), ni hors de soi si « nos semblables,
misérables comme nous, impuissants comme nous, ils ne nous aideront
pas ; on mourra seul »(Pensées, B211) ;
bref « il faudrait, pour bien faire, qu'on se rendît
immortel »(Pensées, B169).
Comment
expliquer alors que l’existence puisse néanmoins être supportable
à la plupart d’entre nous ?
B
– “c’est la société et elle seule qui
dispense, à des degrés différents, les justifications et les
raisons d’exister”
« Les hommes n'ayant pu guérir la mort […] ils se sont
avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser »(Pensées,
B168), i.e. de se donner l’illusion que l’existence a un
sens ; or « l’illusio, c’est le fait d’être
pris au jeu »(Raisons Pratiques, v), celui des diverses
occupations qu’« il suffit de comprendre sous le
divertissement »(Pensées, B137) ; et si ces
jeux sociaux sont générateurs d’illusion, c’est que « nous
ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre
propre être : nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie
imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître
»(Pensées, B147) ; c’est en ce sens que « la
coutume est notre nature »(Pensées, B89), i.e.,
comme le rappelle l’étymologie, le costume de l’acteur face au
spectateur (de même que “personne” vient de persona,
masque de l’acteur) - l’illusion réside dans « les
fonctions que la société nous enjoint de remplir en jouant le
jeu »(Leçon sur la Leçon), i.e. en sorte
que le mortel « s’y échauffe et qu’il se pipe
lui-même »(Pensées, B139) en se donnant « des
justifications et des excuses, alors que nous sommes seuls et sans
excuses »(l’Existentialisme est un Humanisme) ;
ces fonctions sont des jeux mais « les jeux sociaux se font
oublier en tant que jeux »(Raisons Pratiques, v) ;
aussi devons-nous produire avec sérieux dans le cadre « de
l’infrastructure économique de la société, la base réelle sur
quoi s’élève une superstructure juridique et politique »(Critique
de l’Économie Politique), laquelle organise et entretient une
conscience faussée de notre condition où « on nous
accable d’affaires […] et on nous fait entendre […] qu’une
seule chose qui manque nous rendrait malheureux »(Pensées,
B143) ; aussi, les affaires « passent avant tout, sont
dans la vie ce qu’il y a de plus important »(Dictionnaire
des Idées Reçues).
Est-ce
à dire que n’importe quelle activité sociale est susceptible de
donner un sens à l’existence ?
C
– “c’est elle qui, en produisant les
affaires et les positions que l’on dit importantes, produit les
actes et les agents que l’on juge importants, pour eux-mêmes et
pour les autres, personnages objectivement et subjectivement assurés
de leur valeur et ainsi, arrachés à l’indifférence et à
l’insignifiance”
Si « c’est le monde social qui donne reconnaissance,
considération et raison d’être »(Méditations
Pascaliennes, vi), c’est que « l’homme est par
nature un animal politique : celui qui, par nature ne fait
partie d’aucune Cité, est une créature dégradée ou supérieure
à l’homme »(Politique, 1253a) ; c’est pourquoi,
« si la chasse compte autant, sinon plus, que la prise,
c’est que sa fonction est de faire sortir l’agent de
l’indifférence »(Leçon sur la Leçon) ;
donc si « ce lièvre ne nous
garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse
- qui nous en détourne - nous en garantit »(Pensées,
B139), c’est que « l’essence humaine est
l’ensemble des relations sociales »(Thèses sur
Feuerbach, VI) et non seulement la conscience de la mort.
« Ubi nihil vales, ibi nihil velis »(Murphy) :
sans valeur sociale, pas d’envie de vivre ; valeur objective
de la vie pour qui est « bête, égoïste et en bonne santé
»(Lettre à Louise Colet), valeur subjective pour qui
« rumine son bonheur, comme ceux qui mâchent encore, après
dîner, le goût des truffes qu'ils digèrent »(Madame
Bovary, v) ; à tel point que « le monde social est
capable de donner de la valeur à la vie et à la mort elle-même
»(Méditations Pascaliennes, vi) ; et
paradoxalement, « la douceur de la gloire est si grande,
qu’à quelque objet qu’on l’attache, même à la mort, on
l’aime »(Pensées, B158) ; il s’ensuit que
d’une part, « ce sont les tendances intégratives de la
société, qui poussent au suicide »(le Suicide), et
d’autre part « on a besoin de la mémoire des hommes pour
continuer d’exister après la mort »(la Crise de la
Culture, ii, 1).
Mais
alors, la misère n’est-elle pas le produit de l’exclusion
sociale plutôt que de la mortalité naturelle ?
II
– La forme objective de l’enfer, c’est l’exclusion sociale
dont l’insignifiance est l’aspect subjectif.
A
– “[mais] il y a la misère, qui est plus
proche de la désolation des vieillards clochardisés et dérisoires
de Beckett que de l’optimisme volontariste traditionnellement
associé à la pensée progressiste”
« La désolation est étroitement liée au déracinement :
être déraciné, c’est ne pas avoir de place dans le monde,
reconnue et garantie par les autres »(le Système
Totalitaire, IV) ; on se désole, e.g. : « H :
pourquoi restes-tu avec moi ? C : pourquoi me
gardes-tu ? H : il n’y a personne d’autre.
C : il n’y a pas d’autre place. »(Fin de
Partie) : si le dominé comme le dominant sont désolants,
c’est que, l’un et l’autre n’ont pas de place sociale, soient
qu’ils soient seuls comme Hamm et Clov, soit que leur comportement
social soit absurde (e.g. Pozzo qui se plaint de son esclave
Lucky encouragé par Vladimir et Estragon) ; bref, l’ennui
vient de l’incohérence sociale plus que de la fatalité, auquel
cas, e.g. : « E : qu’est-ce qu’on fait
maintenant ? V : on attend Godot. E :
Qu’est-ce qu’on lui a demandé, au juste ? V :
Eh bien … rien de précis. E : Une sorte de prière.
V : Voilà. E : Une vague supplique. V :
Si tu veux. E : Et qu’a-t-il répondu ? V :
Qu’il verrait »(en attendant Godot).
Aussi, la promesse jamais tenue de reconnaissance sociale est-elle
plus grave que la mort, qui rend impossible le suicide même :
« E : Je ne peux plus continuer comme ça. V :
on se pendra demain, à moins que Godot ne vienne. E : et
s’il vient ? V : nous serons sauvés »(en
attendant Godot) ; cela fait de « l’espoir, la
disposition infernale par excellence »(Molloy), en
ce que « l’attente implique la soumission absolue à ce
qui fait espérer »(Méditations Pascaliennes, vi),
caractéristique du capitalisme qui « console ceux qui sont
tombés dans la misère, en faisant croire que leurs souffrances ne
sont que temporaires »(le Capital, I, xv), i.e.
que le Progrès finira par tout arranger à travers le miracle
d’un jeu où tout le monde gagne.
Est-ce
à dire qu’aucun système social, et surtout pas le système
capitaliste, ne peut se passer de la foi religieuse ?
B
– “‘‘Misère de l’homme sans Dieu !’’,
disait Pascal ; misère de l’homme sans mission ni
consécration sociale. En effet, […] je dirais : Dieu, ce
n’est jamais que la société. Ce que l’on attend de Dieu, on ne
l’obtient jamais que de la société qui seule a le pouvoir de
consacrer”
« Dire ’’c’est la volonté de Dieu’’, c’est dire
’’nous ne sommes pas maîtres de notre destin’’ »(Remarques
Mêlées, 61), bref « ce dont nous sommes dépendants,
nous pouvons l’appeler Dieu »(Carnets 1914-1916) ;
dès lors « misère de l’homme sans Dieu ; félicité
de l’homme avec Dieu »(Pensées, B60) ;
misère du « membre séparé qui n’est plus qu’un être
périssant et mourant »(Pensées, B483), félicité
après « le miracle de la reconnaissance sociale qui fait
croire aux individus reconnus que leur existence sert à quelque
chose »(Langage et Pouvoir Symbolique, ii, 2) ;
de Dieu il y a donc « l’utilisation comme objet et
l’utilisation comme sujet »(le Cahier Bleu, 66) :
objectivement, « la société, c’est Dieu »(les
Formes Élémentaires …), subjectivement, « tout
descend du ciel vers la terre »(l’Idéologie Allemande)
est une règle grammaticale induite par la tendance à voir « un
Dieu juste et tout-puissant comme sublimation grandiose du père »(un
Souvenir d’Enfance).
Mais la croyance subjective est indissociable de la vérité
objective : e.g. « l’un des éléments
fondamentaux de l’esprit du capitalisme, la conduite rationnelle
fondée sur l’idée de vocation, est né du
protestantisme »(l’Éthique Protestante et l’Esprit
du Capitalisme) et de la notion calviniste de prédestination
individuelle : d’où l’individualisme du capitaliste qui
« croit être un tout et, ne voyant plus le corps dont il
dépend, croit ne dépendre que de soi »(Pensées,
B483), ce qui justifie et perpétue les rapports capitalistes de
production (vérité objective), et comme « la puissance
matérielle dominante de la société est en même temps la puissance
spirituelle dominante, […] les idées dominantes sont celles de la
classe dominante »(l’Idéologie Allemande) :
bref, la croyance subjective justifie et perpétue la vérité
objective qui conforte la croyance subjective, etc. ; bref, le
sens de la vie « n'est ni hors de nous, ni dans nous ; il
est en Dieu, et hors et dans nous »(Pensées, B465) :
hors de nous dans la mesure où la valeur vient d’une vérité
objective qui transcende les individus, en nous dans la mesure où
nous avons des croyances subjectives concernant les valeurs (e.g.
dans la monnaie) qui renforcent la vérité objective sur l’origine
de la valeur en la dissimulant.
Dès
lors, ce que la croyance subjective appelle l’enfer, n’est-ce pas
ce que la vérité objective appelle l’exclusion ?
C
– “mais seulement de manière
différentielle, distinctive : tout sacré a son complémentaire
profane, toute distinction produit sa vulgarité. Le jugement des
autres est le jugement dernier, et l’exclusion sociale la forme
concrète de l’enfer et de la damnation ; c’est aussi parce
que l’homme est un Dieu pour l’homme que l’homme est un loup
pour l’homme”
L’appréciation artistique offre l’exemple d’un jeu social qui
donne sens à la vie grâce à l’illusion subjective
explicite de son sérieux, mais aussi à sa fonction objective
implicite qui est de « permettre de se distinguer en dehors
même de toute recherche de distinction »(Raisons Pratiques,
iii) ; inconsciemment, l’agent social manifeste par son
comportement « l’écart par rapport aux usages, ce qui
détermine, du point de vue des dominants, l’opposition entre
distingué et vulgaire »(Langage et Pouvoir Symbolique,
i, 1) ; le comportement est donc objectivement l’occasion d’un
classement social par «les rites d’institution, des actes de
magie sociale dont la fonction est de consacrer, i.e. de faire
méconnaître en tant qu’arbitraire et reconnaître en tant que
légitime» (Langage et Pouvoir Symbolique, ii, 2) ; or
est subjectivement légitime mais objectivement arbitraire ce qui
« érige en institution une simple différence de fait
»(Langage et Pouvoir Symbolique, ii, 2) ; les rites
de magie sociale sont donc objectivement destinés à « reproduire
dans l’ordre des différences symboliques, le système des
différences sociales » (Langage et Pouvoir Symbolique,
i, 1) en faisant prendre l’intérêt objectif de la classe
dominante pour le Jugement Dernier subjectif.
Or, celui-ci damne ou sauve de la damnation, laquelle est
primitivement subjective en ce qu’elle réside dans le donc
qui sépare les attendus du jugement de sa conclusion ;
apparemment le jugement est nécessaire car « il n’y a de
nécessité que dans la logique »(Tractatus, 6.375),
sauf que la force du donc « ne trouve place dans
notre croyance que pour autant qu’il est culturellement
postulé »(d’un Point de vue Logique, ii, 6) ;
mais, la condamnation symbolique subjective découlant du constat de
« l’écart par rapport à l’usage dominant, sanctionné
par l’imputation de vulgarité »(Langage et Pouvoir
Symbolique, iii, 1) produits des effets d’exclusion matérielle
objective ; en effet, « le jugement lorsqu’il est
prononcé par un agent autorisé, substitue au dire un faire, car il
sera, comme on dit, suivi d’effet »((Langage et
Pouvoir Symbolique, i, 2), et cet effet réside en ce que
« l’acte magique de l’autorité introduit par décret
une discontinuité entre l’intérieur et l’extérieur »(Langage
et Pouvoir Symbolique, iii, 4), bref entre intégration et
exclusion ; on peut donc dire tout autan comme Spinoza ou Marx
que l’homme est un dieu pour l’homme, ou comme Bacon ou Hobbes
que l’homme est un loup pour l’homme puisqu’il n’y a pas l’un
sans l’autre ; ainsi, lorsque Sartre fait dire à Garcin « pas
besoin de gril ; l’enfer, c’est les Autres »(Huis
Clos, 5), il veut dire comme Bourdieu, Aristote ou Arendt que la
mort éternelle, c’est l’effet de l’exclusion sociale qui nie
l’humanité de celui qui n’a plus accès à l’illusio.
Conclusion.
Contrairement au credo libéral, "les autres" ça ne peut pas être l'enfer pour la bonne raison que ce n'est que par et dans les relations sociales avec "les autres" que l'on donne un sens à sa vie et que l'on échappe ainsi à l'absurdité d'une existence vouée à la mort. Cependant, il est clair que ce qui consacre peut aussi damner, de telle sorte que le jugement "des autres" est le Jugement Dernier qui, sous la forme très concrète de l'exclusion sociale, peut effectivement vouer une existence humaine à l'Enfer.