Qu'est-ce que comprendre une oeuvre d'art ? N'est-ce pas à travers l'émotion socialement attachée à la valeur d'une oeuvre donnée que l'on manifeste la compréhension de cette oeuvre ? Mais alors, manifester une telle compréhension n'est-ce pas arborer un signe extérieur de richesse symbolique ?
I
– Comprendre une œuvre d’art, c’est manifester une émotion,
c’est-à-dire un comportement social caractéristique.
A
– “si vous vous demandez comment un enfant
apprend “beau”, “magnifique”, etc., vous trouverez qu’il
les apprend en gros comme des interjections : en général,
c’est d’abord à ce qu’il mange qu’un enfant applique un mot
comme “bon””
Pour Platon, « quand la vue de la beauté terrestre éveille
l’Idée de la beauté véritable, c’est alors que l’âme revêt
des ailes »(Phèdre, 249d) ; d’où la
fonction de l’œuvre d’art : « le but de l’art
est de communiquer l’Idée une fois conçue après être passée
par l’esprit de l’artiste où elle apparaît purifiée et isolée
de tout élément étranger »(le Monde ..., §50),
de toute contamination matérielle ; devant l’œuvre d’art « nous
embrassons l’Idée de beauté, l’essence absolue, en dehors de
toute relation »(le Monde ..., §51) ; la
compréhension serait alors une extase mystique absolue hors de
l’espace et du temps.
Pour Kant, « le goût est la faculté de juger et
d’apprécier par une satisfaction indépendante de tout intérêt ;
on appelle beau l’objet d’une telle satisfaction »(Critique
de la Faculté de Juger, V, 211) : on dit “c’est beau”
devant un objet qui nous satisfait de manière désintéressée,
sinon, on dit “c’est bien” ; et c’est la satisfaction
causée par l’œuvre qui est jugée : « est beau ce qui
est reconnu sans concept comme l’objet d’une satisfaction
nécessaire »(Critique de la Faculté de Juger, V,
240), sans concept, sinon on dit “c’est vrai”, nécessaire,
sinon, on dit “c’est agréable” ; la compréhension c’est
ici un jugement de goût.
En faisant la genèse des termes d’appréciation esthétique,
Wittgenstein se rapproche de Pascal et de Freud : « on
n’aime pas demeurer avec soi, il faut donc qu’on cherche ailleurs
de quoi aimer »(Discours sur les Passions de l’Amour) ;
spontanément, cette recherche, « on la restreint et
l’enferme dans la différence du sexe »(Discours sur
les Passions de l’Amour) ; or, on nous conditionne à ce que, à
la satisfaction de la pulsion sexuelle, « se substitue un
objectif plus élevé et de plus haute valeur sociale »(cinq
Leçons sur la Psychanalyse, V), e.g. l’œuvre de
l’artiste qui « va devenir source de jouissance pour
lui-même et pour les autres »(Introduction à la
Psychanalyse) ; la compréhension semble donc plutôt être
une sublimation.
Or,
dans quelle mesure la compréhension artistique consiste-t-elle à
éprouver une émotion esthétique ?
B
– “ce qu’il y a d’extrêmement important
quand on enseigne [ces mots], ce sont les gestes et les mimiques
exagérées. Le mot est enseigné comme le substitut d’une mimique
ou d’un geste : les gestes, l’intonation, la voix, etc.,
sont des manifestations d’approbation”
-
admettons avec ces trois conceptions que comprendre une œuvre d’art
c’est éprouver une émotion esthétique ; or, « une
personne incapable de manifester ses émotions sera socialement
inadaptée [...] les capacités à coordonner ses sentiments font
partie de l’équipement normal dont l’homme est doté »(Wise
Choices ..., §15) ; ce qui fait de Meursault, dans
l’Étranger, l’être asocial par excellence, de Rodrigue,
dans le Cid, écartelé entre la honte de l’honneur bafoué
et la culpabilité de l’honneur vengé, un modèle d’intégration
à l’époque classique, et enfin de Frédéric Moreau dans
l’Éducation Sentimentale le jouet de l’apprentissage des
sentiments moraux dans la société bourgeoise ; bref, les émotions
ne sont pas des états psychiques mais des comportement sociaux, à
la fois normes d’intégration et indicateurs de normalité de
celle-ci ; et si on peut les apprendre, c’est que « on
voit l’émotion [...], on décrit immédiatement un visage comme
triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui »(Fiches,
§55).
En effet, « qu’en serait-il si les hommes
n’extériorisaient pas par exemple leurs douleurs, ne gémissaient
pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? dans ce cas on ne
pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de l’expression
“douleur”»(Recherches Philosophiques, §257) ;
or « comment apprendre la signification du mot ‘‘douleur’’
par exemple ? En voici une possibilité : […] un enfant
s’est blessé, il crie ; alors des adultes lui parlent et lui
apprennent […] une nouvelle manière de se comporter face à la
douleur. De sorte que l’expression verbale de la douleur remplace
le cri et ne décrit rien du tout »(Recherches
Philosophiques, §244) ; de même, nul ne pourrait apprendre
à dire “c’est beau”, ce qui n’est pas la description d’un
état psychique mais une interjection qui manifeste une attitude
corporelle d’appréciation préalablement apprise.
Cela
dit, dire “c’est beau”, est-ce la seule manière de manifester
verbalement l’appréciation de l’œuvre d’art ?
C
– “qu’est-ce qui fait du mot une
expression d’approbation ? C’est le jeu de langage dans
lequel il apparaît. Dans la vie réelle, lorsqu’on émet des
jugements esthétiques, les adjectifs tels que “beau”,
“magnifique”, etc., ne jouent pratiquement aucun rôle”
De fait, l’art et le jugement de goût ne sont liés qu’entre le
XVIII° et le XX° siècles ; avant « l’art est une
disposition productive accompagnée de raisonnement »(Éthique
à Nicomaque, 1140a), la beauté étant réservée à l’idée
de perfection absolue (e.g. Dieu, non la cathédrale) ;
ce n’est qu’au XVIII° que naissent « les beaux-arts qui
sont les arts du génie » (Critique de la Faculté de
Juger, V, 311) : d’une part, suite à la première
révolution industrielle, la production artistique reste originale,
vs la production artisanale ou industrielle, d’autre part,
dès la naissance du capitalisme, la beauté devient « plaisir
esthétique, consolation, enthousiasme qui efface les peines de la
vie »(le Monde ..., §53), une sorte « d’opium
du peuple »(Critique de Hegel).
A partir du XX°, d’une part tout peut être qualifié de beau
pour peu « que soit assuré un rapport distant au monde et
aux autres, une grande liberté à l’égard des contraintes
économiques »(la Distinction) ; d’autre
part, comprendre une œuvre d’art c’est être capable de dire
“c’est beau”, mais aussi « manifester la colère en
laquelle la compassion pour les opprimés peut s’exprimer »(Petit
Organon pour le Théâtre, §24), ou bien le médiocre, « bien
décrire le médiocre »(Lettre à Louise Colet), ou
encore le vulgaire, « des choses que l’on ne regarde même
pas ou qu’on regarde en tournant la tête »(Conversations),
voire même le néant, car « rien n’est plus réel que le
rien »(Malone meurt) ; dans tous les cas, l’émotion
s’inscrit dans « un jeu de langage qui fait partie d’une
activité ou d’une forme de vie »(Recherches
Philosophiques, §23), et « les termes que nous
employons sont l’expression de nos intérêts »(Recherches
Philosophiques, §570), plus précisément, celui de « l’ensemble
des agents qui ont partie liée avec l’œuvre : artiste,
public, critiques, collectionneurs, historiens, etc. »(Questions
de Sociologie).
Quelle
peut donc être la fonction sociale des divers aspects de la
manifestation de compréhension de l’œuvre d’art ?
II
– Tout comme comprendre un langage, comprendre une œuvre d’art,
c’est adopter une posture de distinction sociale.
A
– “pour la critique musicale, employez-vous
d’ailleurs des adjectifs esthétiques ? Vous dites :
« Faites attention à cette transition ! », ou « Ce
passage n’est pas cohérent ! ». Ou bien, parlant d’un
poème en critique, vous dites : « Son utilisation des
images est précise ! ». Les mots que vous utilisez sont
plus apparentés à “juste” ou “correct” qu’à “beau”
ou “charmant””
Pour Wittgenstein, la musique est le paradigme de l’activité
artistique, c’est-à-dire l’exemple idéal pour réfléchir à la
nature de l’œuvre d’art ; en effet, « si un homme
qui n’a jamais eu la moindre connaissance de la musique arrive
parmi nous et entend jouer une pièce de Chopin, il se convaincra
qu’il s’agit d’une langue dont on cherche à lui dissimuler le
sens »(Leçons sur la Philosophie de la Psychologie,
§888), et inversement, « ce que nous appelons “comprendre
une phrase”, ressemble bien plus à la compréhension d’un thème
musical qu’on ne l’imagine »(le Cahier Brun,
167) ; l’intérêt particulier de Wittgenstein pour la musique
vient donc de ce que « on peut dire que comprendre une
phrase musicale, c’est comprendre un langage »(Fiches,
§172).
Et si « le langage existe afin de manifester l’avantageux
et le nuisible »(Politique, 1253a), c’est que « ce
n’est pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en vue de vivre
bien que les hommes s’assemblent en une Cité »(Politique,
1280a) : l’art est un langage, i.e. l’expression de
la faculté humaine à se détacher des nécessités vitales, dont
l’extase mystique platonicienne et le jugement désintéressé
kantien ne sont que des expressions métaphoriques ; et si « l’art
doit avant tout embellir la vie […] il modère et nous tient en
brides, crée des formes de civilité, lie ceux dont l’éducation
n’est pas faite à des lois de convenance, de propreté, de
politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon
moment »(Humain, trop Humain) : comprendre une
œuvre, c’est manifester son degré de maîtrise du jeu de langage
approprié dont la limite est l’attitude critique.
Mais
alors, quel est le rôle de l’œuvre d’art si ce sont des règles
et non des objets que nous comprenons ?
B
– “si je dis d’un morceau de Schubert
qu’il est mélancolique, cela revient à lui donner un visage. Au
lieu de cela, je pourrais tout aussi bien employer des gestes ou
danser. En fait, si nous voulons être exacts, c’est bien un geste
ou une mimique que nous employons”
« On dit parfois que la musique nous transmet des
sentiments, ce qui semble dire que la musique est la cause de ces
sentiments »(le Cahier Brun, 179) : c’est ce
que suppose l’attitude de contemplation où les spectateurs
« portent leurs regards sur la scène, comme
envoûtés »(Petit Organon pour le Théâtre,
§26), envoûtés par un fétiche, i.e. « l’objet
qui se substitue à l’objet sexuel normal avec lequel il est en
relation »(trois Essais sur la Théorie de la Sexualité,
i, 2) ; le rapport de contemplation est donc « un
rapport social entre les hommes qui revêt la forme fétichisée d’un
rapport avec des choses »(le Capital, I, i, 4)
consistant à en faire l’objet illusoire du sentiment de beauté,
lequel « n’est pas dans un ensemble d’images mais dans
un rapport social entre des personnes »(la Société du
Spectacle, §4) ; donc toute manifestation corporelle
d’émotion esthétique « est le reflet des rapports
sociaux réels »(le Capital, I, i, 4), e.g.
la posture d’immobilité contemplative respectueuse et distante.
Soit e.g. le lied le Pâtre sur le Rocher,
modèle d’expression romantique du sentiment de mélancolie ; or
« la mélancolie est personnifiée dans le visage ;
c’est là que va se lire l’émotion »(Fiches,
§225) et se trouver l’appréciation correcte ; et comme « la
mélancolie va souvent avec les pleurs, ou en tout cas, avec une voix
lourde de sanglots »(Fiches, §488), on sait aussi
« comment la poésie doit être lue »(Leçon sur
l’Esthétique, i, 12) ; dès lors, si « ceux qui
jugent autrement, on les blâme et on leur reproche de manquer de
goût »(Critique de la Faculté de Juger, V, 213),
c’est que la compréhension « doit l’essentiel de ses
propriétés sociales au fait qu’elle ne peut être produite que
par ceux qui maîtrisent les règles »(Langage et
Pouvoir Symbolique, i, 2) ; mais si comprendre une œuvre
d’art, c’est maîtriser un langage, c’est en manifestant « ce
qui ne peut se dire mais seulement se montrer »(Tractatus,
5.62), en adoptant une sorte de chorégraphie, et non en saisissant
un “message caché”.
Mais
alors, ne va-t-on pas être socialement catalogué par la manière
dont on apprécie une œuvre d’art donnée ?
C
– “supposons quelqu’un qui admire une
œuvre considérée comme bonne et qui y prenne plaisir, mais qui ne
peut se souvenir des airs les plus simples, qui ne reconnaît pas la
basse quand elle se fait entendre, etc. Nous disons que celui-ci n’a
pas vu ce qu’il y a dans l’œuvre. « Cet homme a le sens de
la musique » n’est pas une phrase que nous employons pour
parler de quelqu’un qui fait « Oh ! » quand on lui
joue un morceau de musique, non plus que nous le disons du chien qui
frétille de la queue en entendant de la musique”
Finalement, la compréhension de l’œuvre d’art ne se décide
pas, car « il serait absurde de dire que nous choisissons la
sensation que nous allons provoquer »(de la Certitude,
§7), pour autant, « ce n’est pas une question de
mécanisme causal mais de justification ou de raison
d’agir »(Recherches Philosophiques, §217), en
l’occurrence, « les justifications résident dans les
gestes, les expressions du visage, le ton de la voix, etc. »(Cahier
Brun, 103) qui correspondent aux habitus qui nous ont
été inculqués et qui se sont incorporés ; donc, même si « tout
ce qui ne choque pas n’est pas de l’art »(Conversations),
i.e. que l’art doit provoquer une réaction corporelle
caractéristique, celle-ci ne peut pas être mécanique mais
seulement facultative.
En effet, ce qui fait de l’appréciation de l’œuvre d’art un
redoutable marqueur social, c’est que, à travers « tout
le corps qui répond par sa posture et sa réaction aux exigences du
jeu, s’exprime tout le rapport au monde social »(Langage et
Pouvoir Symbolique, i, 2) ; et la confirmation ou
l’infirmation de sa propre position sociale se manifeste dans
« l’écart par rapport aux usages les plus fréquents […]
et qui déterminent, du point de vue des dominants, l’opposition
entre distingué et vulgaire »(Langage et Pouvoir
Symbolique, i, 1) ; et c’est la vulgarité se prenant pour
de la distinction qui exclut socialement Mascarille, Trissotin,
Bouvard, Pécuchet, Legrandin, l’Autodidacte, etc., notamment par
« le bavardage qui, loin de combler l’écart entre les
rangs sociaux, le maintient et l’aggrave »(Langage et
Pouvoir Symbolique, i, 2) ; la fonction de la compréhension
artistique est donc de « permettre de se distinguer en
dehors même de toute recherche de distinction »(Raisons
Pratiques, iii), dans la mesure où « seul le facultatif
peut donner lieu à des effets de distinction »(Langage
et Pouvoir Symbolique, I, 1), ce qui vient à la fois de son
caractère social (non biologique) et d’un héritage social qui
détermine un accès inégalitaire à l’éducation.
Conclusion.
Contrairement à ce que l'on a cru à l'époque romantique, comprendre une oeuvre d'art ne se réduit pas à porter un jugement de goût sur cette oeuvre mais à adopter une attitude posturale et gestuelle caractéristique dans laquelle s'intègre, en général, un commentaire linguistique. De telle sorte que la compréhension d'une oeuvre d'art trahit toujours, de la part du spectateur, une plus ou moins grande maîtrise des règles d'un jeu de langage socialement discriminant, compréhension qui va de la vulgarité à la connaissance experte en passant par le snobisme.