Si l'on admet que l'âme est principalement cette puissance de penser qui, en particulier permet d'affirmer l'identité relative de A et de B, on peut en effet se demander sur quels critères une telle opération sera légitime. Plus exactement, qu'est-ce qui, dans un énoncé, peut rendre légitime l'affirmation de l'identité relative d'une chose avec une autre? Il est clair que ce ne peut être la seule désignation nominale car l'usage du seul nom semble ne pas pouvoir impliquer l'être de ce qu'il désigne, et cela, alors même qu'il semble présupposer l'identité numérique de l'objet nommé: la chose que je nomme n'existe peut-être pas, mais si elle existe, alors elle est une. Donc par le simple usage du nom, on peut tout aussi bien désigner ce qui n'est pas1 que ce qui est au sens d'une identité absolue2. Autrement dit, la possibilité pour le discours d'être la représentation d'une identité relative entre une chose et une autre chose repose sur sa capacité à énoncer la mise en relation d'une chose avec une autre. C'est là le rôle du verbe qui "indique toujours quelque chose d'affirmé de quelque autre chose"3. L'articulation du discours en nom et verbe semble donc être nécessaire pour exprimer ce qui peut être réellement dit d'une certaine chose pour constituer son identité relative par comparaison qualitative avec ce qui n'est pas numériquement identique à elle. Or, puisque l'identité relative d'une chose avec une autre ne peut pas être supposée mais doit être explicitement affirmée (ou niée), seuls certains discours articulés en nom et verbe énonceront effectivement ce qu'est ou ce que n'est pas une chose: telle sera la proposition vraie. Il s'ensuit cette définition de la vérité et de la fausseté par Aristote:
La vérité ou la fausseté dépend, du côté des objets, de leur union ou de leur séparation, de sorte que, être dans le vrai, c'est penser que ce qui est séparé est séparé et que ce qui est uni est uni, et être dans le faux, c'est penser contrairement à la nature des objets.4
Ce passage extrêmement important définit donc la vérité selon deux niveaux : le niveau ontologique ("du côté des objets") et le niveau logique ("c'est penser que ... "). Commençons par ce dernier qui semble ne pas faire problème : s'il doit y avoir identité relative d'une chose par rapport à une autre, donc si l'on doit définir l'identité d'une chose par ce qu'elle possède en commun avec une autre, il semble nécessaire de dire que la proposition vraie sera celle qui imitera dans le domaine du discours, ce qu'est réellement cette chose. Et plus précisément, on qualifiera de vraie la proposition dont la composition logique imite pertinemment la composition ontologique de la chose nommée, soit qu'elle en affirme l'unité ("penser que [ ... ] ce qui est uni est uni") ou qu'elle en nie la multiplicité ("penser que ce qui est séparé est séparé"). Et inversement pour la proposition fausse ("penser contrairement à la nature des objets"). Bref, la proposition vraie est celle qui permet de rendre compte de l'unité là où elle existe et de la multiplicité là où elle est le cas. Or, si la proposition vraie doit imiter ce qu'est réellement une chose, alors l'unité ou la multiplicité logique présupposent l'unité ou la multiplicité ontologique ("du côté des objets"). Autrement dit l'identité relative d'une chose avec une autre dans le discours présuppose que cette identité relative possède un corrélat dans le domaine de l'être
Être, c'est être uni, c'est être un ; n'être pas, c'est ne pas être uni, c'est être multiple.5
On doit donc dire que l'articulation de la proposition en nom et en verbe est le lieu de l'affirmation (ou de la négation) qu'une chose en est une autre: A est B dans le sens où l'on attribue à A quelque chose (B) qui n'est pas numériquement identique à A. mais qui, cependant, forme avec A un composé réel et doté de cohérence. Ce qui entraîne deux difficultés :
- pour affirmer quelque chose de A, ne doit-on pas admettre implicitement l'identité numérique de A ?
- pour attribuer avec vérité l'identité qualitative "A est B", ne doit-on encore une fois définir avec précision des critères d'attribution ?
La réponse que fait Aristote à la première question est sans ambiguïté : ce qui est désigné par un nom dans la proposition et qui se trouve donc sujet de l'attribution ne peut avoir le même statut que ce qui est désigné par le verbe et qui se trouve donc être l'attribut lui-même. Si l'on suppose le contraire, on aboutit à une absurdité:
Si l'on dit que tout est accident, il n'y aura plus de sujet premier des accidents, s'il est vrai que l'accident signifie toujours le prédicat d'un sujet. La prédication devra donc nécessairement aller à l'infini.6
Il y a donc clairement un privilège logique du sujet comme ce à quoi est attribué le prédicat, qui trouve son origine et sa justification, si l'on veut que la proposition puisse être vraie, dans un privilège ontologique de l'essence comme ce qu'est ce dont on évoque discursivement les accidents. Et ce privilège réside bien évidemment dans son caractère non-accidentel, autrement dit, dans son caractère nécessaire : l'essence d'un être est ce sans quoi l'être ne serait pas ou serait autre, bref, ce sans quoi il ne serait pas ce qu'il est. Dès lors l'essence constitue un principe d'individuation présupposé puisqu'elle est la condition sine qua non de l'attribution des accidents :
Toutes ces choses sont appelées essences7 parce qu'elles ne sont pas prédicats d'un sujet, mais que, au contraire, les autres choses sont prédicats d'elles8 [ ... 1 Accident se dit de ce qui appartient à un être et peut en être affirmé avec vérité mais n'est pourtant ni nécessaire, ni constant.9
Mais alors, est-ce à dire qu'il n'y a d'attribution que dans et par l'intention de l'énonciateur manifestée dans et par l'articulation logique de la proposition? Doit-on autrement dire que l'identité relative d'une chose par rapport à une autre est purement arbitraire, et, finalement, inconsistante ? On serait tenté de l'affirmer puisqu'apparemment seule l'essence est un principe d'individuation de re, alors que l'accident ne l'est que de dicto. Les propositions "Socrate est assis" ou "Coriscus est au marché" peuvent être vraies, mais dans le sens où j'affirme de Socrate comment il est mais aurait pu ne pas être, et de Coriscus où il est mais aurait pu ne pas être. Lorsque j'affirme un attribut accidentel d'un sujet, il est clair que l'identité du sujet sur laquelle porte l' affirmation est relative à au moins trois points de vue :
- elle est relative à des circonstances physiques qui peuvent faire que l'attribution de la position assise à Socrate ou de la localisation de Coriscus soient fausses
- elle est relative à des circonstances logiques, c'est-à-dire dépendante de l'extension des concepts "être assis" ou "être au marché" qui pourraient ne pas convenir aux sujets dont il est question (comme si je disais que Socrate est un nombre premier)
- elle est relative enfin à des circonstances pragmatiques de pertinence de l'énonciation à la fois pour l'énonciateur et pour son destinataire : affirmer que Socrate est assis, c'est présupposer qu'il y a quelqu'un qui croit et quelqu'un qui doit croire que Socrate est assis.
Apparemment, nous senons donc renvoyés à une opposition bien connue : d'une part un principe d'identité numérique, l'essence ontologique qui, étant le corrélat du sujet logique, est imprédicable et donc indicible; d'autre part un principe d'identité relative, l'accident ontologique qui, étant le corrélat du prédicat logique, n'aurait d'existence que dans et par le langage. Bref, nous serions ramenés au débat entre éléates et sophistes. Ce dont nous avons besoin pour sortir de l'aporie est donc, semble-t-il, d'un type d'identité qui ait à la fois la nécessité de l'essence et la prédicabilité de l'accident. Autrement dit, si nous voulons donner de la consistance à cette notion d'identité relative, il nous faut ancrer la contingence des accidents dans la nécessité de l'Être10, car après tout "même le non-Être est: il est non-Être"11. Nous avons donc besoin d'une essence générale de ces accidents dont aucune occurrence n'est certes nécessaire mais qui, pourtant, sont, chacun, un exemple d'un genre qui, lui, est nécessaire et unique :
Les prédicats qui signifient l'essence signifient que le sujet auquel ils sont attribués n'est rien d'autre que le prédicat même ou l'une de ses espèces. Ceux au contraire qui ne signifient pas l'essence mais qui sont affirmés d'un sujet différent d'eux-mêmes, lequel n'est ni cet attribut lui-même, ni une espèce de cet attribut, sont des accidents: par exemple le blanc est un accident de l'homme, car l'homme n'est ni l'essence du blanc, ni l'essence de quelque blanc, tandis qu'il est animal puisque l'homme est essentiellement une espèce d'animal.12
De telle sorte, lorsque nous dirons que A est B, nous ne dirons pas seulement que A possède une essence éternelle et immuable, ni que, sous un certain aspect, A ressemble à B, mais plus exactement que A est un exemple de B-ité, cette dernière qualité n'étant pas du tout arbitraire mais l'unique genre (ou espèce) qui subsume tous les individus (ou les genres) qui possèdent nécessairement la qualité B, dont A en particulier. C'est ainsi que, en disant que Socrate est un homme, je prédique du sujet Socrate un attribut essentiel13 : Socrate pourrait ne pas être assis, en revanche, il ne pourrait pas ne pas être homme, dans le sens où le corrélat ontologique du sujet Socrate est un, certes, mais cette unité est classable dans le genre homme. Bref, Socrate est un-homme, ou, comme nous le dit Aristote, Socrate est numériquement identique à quelque homme, c'est-à-dire à une espèce14 incluse dans le genre homme.
On peut donc dire que tout ce qui sera réputé appartenir avec vérité à un sujet logique n'est pas accident, puisque les attributs essentiels sont eux aussi objets de prédication. Inversement, toute essence n'est pas le corrélat ontologique du sujet mais peut être signifiée par un prédicat. C'est pourquoi, si l'on veut une identité relative ou qualitative qui ne soit en rien une propriété mystique de l'Être, mais qui ne soit pas non plus une propriété purement nominale qui ne dépende que de l'intention de l'énonciateur, si l'on veut une identité connaissable qui soit une manifestation logique de l'entité réelle, il faut admettre qu'une telle notion ne peut être que ce que l'on a coutume de traduire par le terme de quiddité15 :
La quiddité de chaque être est ce qu'il est dit être par soi […]. Ainsi, la véritable énonciation de la quiddité de chaque être, est celle qui s'exprime dans la nature de l'être défini, mais dans laquelle ne figure pas cet être lui-même […]. Il en résulte qu'il y a seulement quiddité des choses dont l'énonciation est une définition.16
Reprenons. La quiddité d'un être quelconque est cette qualité qui doit suffire à lui procurer une identité afin que l'énonciation de cette qualité puisse figurer dans une proposition vraie constitutive d'une connaissance de cet être. Or une telle qualité ne sera pas un accident dont la contingence interdit qu'il constitue une connaissance de son sujet: il peut être vrai que Socrate est assis, mais il ne peut être vrai de Socrate qu'il soit assis. La quiddité est donc cette connaissance de re du sujet, celle qui atteint l'aspect de son être qui est accessible discursivement ("ce qu'il est dit être par soi"). Or, seuls les aspects généraux de l'être peuvent être mis en relation par le discours car, faute de pertinence pragmatique, les aspects particuliers de l'individu, à commencer par l'individu lui-même, sont indicibles. C'est pourquoi, dans la quiddité "ne figure pas cet être lui-même" : l'attribut essentiel qui est prédiqué d'un sujet n'est pas le sujet lui-même sous peine de ne rien dire de ce sujet. Bref, la quiddité n'est pas l'identité numérique de l'Être éternel, immuable et inaccessible au discours, mais ce qu'il est nécessaire et suffisant de dire d'un sujet pour l'identifier, autrement dit sa définition17. Mais ce n'est pas tout: si l'on veut produire une définition identifiante de Socrate, si l'on veut proprement dire ce qu'il est, si donc on veut énoncer sa quiddité, on ne peut se contenter de dire qu'il est homme, encore moins qu'il est animal ou être vivant, autant d'attributs essentiels pourtant mais non suffisants :
Ainsi, le ti èn einai de Socrate n'est pas d'être petit, vieux, etc., ni d'être simplement un homme, mais d'être un homme doué de telles et telles qualités inhérentes à sa nature [ ... J. Si l'on peut négliger les attributs proprement accidentels, comme le fait d'être assis ou debout, il n'en est pas de même de ceux qui, sans appartenir à l'essence de Socrate, qui est son humanité, n'en sont pas moins caractéristiques de ce qu'on peut appeler la socratéité : ainsi le fait que Socrate était sage, heureux, etc. Si, à la question Qu'est Socrate ?, ou mieux Qu'était Socrate ? nous répondons Socrate fut un sage, nous ne définissons pas l'essence de Socrate et pourtant, nous répondons d'une certaine manière à la question, dans la mesure où la qualité proprement accidentelle de sage n'en est pas moins attribuée par la tradition à l'essence même de Socrate.18
Autrement dit, il semble difficile de ne pas comprendre dans la quiddité d'un être l'ensemble des attributs qui l'individualisent. S'agissant de Socrate, par exemple, il semble difficile de ne pas mentionner dans sa définition le fait qu'il ait été le maître de Platon, et cela sous peine de ne pas identifier Socrate. Or, apparemment, quoi de plus accidentel que ce fait-ci ? Il est clair que Socrate aurait pu ne pas être le maître de Platon, donc que cet attribut ne lui est nullement nécessaire, nullement essentiel. Toutefois, il est tout aussi clair que Socrate a été le maître de Platon, donc que cet attribut lui est, à tout jamais, nécessaire. Aussi, il semble qu'il faille inclure dans la quiddité d'un être, non seulement son essence seconde, ce qu'il ne peut pas ne pas être, mais tout autant les accidents que la tradition lui attribue comme faisant partie de sa nature, autrement dit tout ce que nous ne pouvons pas ne pas connaître de cet être : Socrate aurait pu ne pas être le maître de Platon, certes, mais on ne peut affirmer aujourd'hui que Socrate peut ne pas être le maître de Platon. Bref, la quiddité d'un être, le corrélat ontologique de la définition logique est ce qu'a été19 l'être en question, plutôt que ce qu'il est. On voit par là que le souci de purifier l'identité qualitative de toute contingence en faisant de la quiddité le noyau de l'essence seconde, c'est-à-dire de ce qui est prédicable de l'essence première, paraît aller à l'encontre du souci d'assurer le caractère effectif de l'identification: plus nettement encore que chez Platon, il semble qu'il y ait chez Aristote une tension entre d'une part l'exigence de nécessité sans laquelle il n'y a pas d'identité et donc de prédication de re possibles, et d'autre part l'exigence d'unité et d'ipséité sans laquelle il n'est pas d'identification et donc de connaissance effective possibles. C'est pourquoi nous allons à présent examiner une tentative radicale d'effacer cette tension entre l'identité ontologique et l'identification épistémique.
10 Alors que l'inverse (attribuer des accidents à l'essence, c'est-à-dire rechercher la multiplicité dans l'un, l'autre dans le même), nous a conduits, nous l'avons vu, à une opposition stérile entre ce qui est absolument par soi et ce qui est relativement à autre chose.
15 Chez Aristote (Métaphysique, Z4), to ti èn einai. Pour la traduction de cette expression, voir P. Aubenque, le Problème de l'Être chez Aristote, p.460-466.
16 Aristote, Métaphysique, Z4, 1029b13 ; 1029b20 ; 1030a7. Ravaisson propose la définition suivante: "la quiddité d'une chose n'est pas tout ce qu'elle est, mais seulement tout ce qu'elle ne peut pas ne pas être" (in S. Ferret, l'Identité).
17 En grec, logos parfois traduit par notion. "Ce terme présente à la fois un sens logique et un sens ontologique : c'est l'objet même de la pensée, l'ordonnance intime, la structure de la chose, son essence. et c'est aussi son expression intelligible ramassée dans un mol. Il faut bien prendre garde, au surplus, que l'essence signifiée par logos peut être non seulement celle d'une substance, mais aussi celle d'un attribut ou d'un ensemble complexe, d'un groupe de caractères ou de faits naturels, d'un événement : c'est ainsi qu'il y a logos de l'homme blanc, du seuil, du triangle, de l'éclipse"(in Métaphysique, A3, 983a27, note Tricot).
19 P. Aubenque voit dans cette importante nuance l'explication de l'imparfait èn dans to ti èn einai : "Nous entendrons finalement to ti èn einai comme : le ce que c'était que d'être" (Op. Cit. p.462). Ceci appelle deux remarques :
- Aristote se démarque de la généralité de la question de l'essence telle que Platon la posait : qu'est-ce ? (ti esti) jugée trop générale, et donc pas suffisamment identifiante, est remplacée par qu'est-ce que c'était que d'être ? (ti èn einai) plus pertinente pour une théorie de la connaissance
- on voit à quel point les difficultés suscitées par la théorie aristotélicienne de la quiddité sont proches des interrogations modernes, par exemple de S. Kripke.
- Kant et l'identité comme synthèse a priori.
Cf. aussi :