Doit-on opposer le mythe des croyances à la réalité des connaissances ? La réalité des objets physiques n'entretient-elle pas qu'une différence de degré et non de nature avec l'irréalité des mythes ? Et cette différence de degré n'est-elle pas commandée, in fine, par la plus grande efficacité pragmatique d'action sur le réel que possèdent certains schèmes conceptuels ?
I
– Connaître l’existence des objets physiques désignés par nos
substantifs, c’est croire à un mythe.
A –
“conceptuellement, les objets physiques sont
des intermédiaires commodes que nous nous imposons, […]
comparables, du point de vue de leur statut théorique, aux dieux
d’Homère”
Soit un linguiste anglais qui cherche à interpréter les
énonciations d’une tribu inconnue, sauf qu’il ne s’agit pas de
traduire l’indigène en anglais, faute de savoir les faits qu’il
faut décrire pour les faire correspondre à “gavagai”
e.g. ; interpréter, c’est traduire, mais traduire, c’est
projeter sa propre culture sur la réalité ; aussi
« l’entreprise de traduction se révèle affectée d’une
certaine indétermination systématique »(le Mot et la
Chose, préf.), il n’y a pas de traduction pure et parfaite a
priori ; il en résulte que pour savoir à quelle réalité
extérieure fait référence telle expression, il faut remonter à
l’apprentissage social des substantifs, dans la mesure où « les
jeux de langage font partie d’une activité ou d’une forme de
vie »(Recherches Philosophiques, §23).
Or cet apprentissage « dépend du renforcement ou de la
condamnation que la société apporte aux énonciations de l’enfant
associées à des conditions qui, du point de vue de la société,
les justifient ou non »(le Mot et la Chose, §17) ;
et comme les conditions qui les justifient, « ce qui doit
être accepté, le donné, ce sont nos formes de vie »(Recherches
Philosophiques, II, xi), on peut dire que c’est à celles-ci
que font référence nos substantifs et non pas à ce qui est
directement perçu, car « notre vie mentale, dans
l’intervalle des contrôles, est indifférente pour notre accession
à la maîtrise de la référence »(la Poursuite de la
Vérité, §14) ; les objets physiques et les dieux d’Homère
ont donc le même statut théorique : ils sont réputés connus
dans un contexte culturel donné, ou, ce qui revient au même, les
locuteurs compétents croient à leur existence.
Malgré
tout, les objets physiques ne sont-ils pas directement perceptibles,
contrairement aux Dieux d’Homère ?
B – “en
ce qui me concerne, je crois aux objets physiques et non aux dieux
d’Homère, et je considère que c’est une erreur de croire
autrement ; pourtant, du point de vue du statut théorique, les
objets physiques n’ont avec les dieux qu’une différence de degré
et non pas de nature. L’une et l’autre sorte d’entités ne
trouvent leur place dans notre croyance que pour autant qu’elles
sont culturellement postulées”
« Nous formulons une affirmation sur Jules César, mais nous
n’en avons pas eu d’expérience directe ; c’est donc en
réalité une description que nous avons à l’esprit : “l’homme
qui fut assassiné aux Ides de Mars“, “le fondateur de
l’empire romain“, etc. et non pas Jules César lui-même
»(Problèmes de Philosophie, v) : nous avons appris
que Jules César a été l’individu physique qui correspond à
telle et telle description, alors nous croyons qu’une telle entité
a existé ; de plus, « seul Jules César lui-même peut
faire usage de son nom pour désigner l’individu dont il a
l’expérience directe »(Problèmes de Philosophie,
v), il ne risque pas de faire une erreur d’identification en disant
“je suis N”, et par là il ne sait rien sur lui-même
puisque « une proposition est vraie ou fausse à condition
qu’il y ait possibilité de décider en sa faveur ou contre
elle »(de la Certitude, §200) ; donc toute
connaissance vraie sur Jules César et donc toute référence
objective de “Jules César” est indirecte (par description).
En général, « si u(a) alors il existe un x tel
que x=a et u(x) »(le Mot et la Chose, §37), si l’on
apprend que César a conquis la Gaule en 52 av.J.C., alors il existe
un x tel que x est appelé “Jules César” et tel
que x a conquis la Gaule en 52 av.J.C. ; bref, « être
admis comme une entité, c’est purement et simplement être reconnu
comme la valeur d’une variable »(d’un Point de Vue
Logique, i), c’est-à-dire que croire en l’existence d’une
entité a est conditionnée a priori par les phrases
qui ont l’expression “a” pour sujet ; de sorte que
l’ontologie, le discours sur ce qui existe, concerne « non ce
qui existe, mais ce qu’une théorie dit qu’il existe, et c’est
là un problème qui concerne proprement le langage »(du
Point de Vue Logique, i) ; et c’est bien pour que tous les
membres d’une société donnée adhèrent spontanément aux mêmes
mythes ontologiques, que « le système scolaire entend
façonner complètement des habitus sociaux à partir de
l’inculcation du langage »(Langage et Pouvoir Symbolique,
i, 2).
Comment
expliquer alors que la référence aux objets physiques ait fini par
supplanter la référence aux Dieux d’Homère ?
C –
“si le mythe des objets physiques est
supérieur à la plupart des autres, du point de vue théorique,
c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace
que les autres mythes”
Pour les Lumières, la “révolution copernicienne” a mis la
connaissance « sur le chemin de la science, alors que
pendant tant de siècles elle n’avait été rien d’autre qu’un
pur tâtonnement »(Critique de la Raison Pure, III, 10),
marquant la rupture avec le mythe comme « produit de
l’imagination, siège de l’arbitraire ; or, ce qui nous
importe, c’est la raison »(Leçons sur la Philosophie
de l’Histoire, I) ; or il n’y a pas de raison pure,
« c’est sur les connaissances du cœur et de l’instinct
qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son
discours »(Pensées, B282) ; ce qui explique que
« partout, sous l’appareil scientifique, le socle mythique
affleure »(Langage et Pouvoir Symbolique, iv, 1), en
particulier chez les penseurs des Lumières, e.g. « il
y a des peuples guerriers braves et actifs, d’autres efféminés,
paresseux et timides »(l’Esprit des Lois, xvii, 3).
En réalité, ce qui fait la rationalité de l’ontologie
scientifique n’est pas sa vérité théorique mais son efficacité
pratique : « les objets physiques sont des entités
postulées qui simplifient notre façon de rendre compte de nos
expériences sensibles, tout comme les nombres irrationnels
simplifient les lois mathématiques »(d’un Point de Vue
Logique, i) ; e.g., les atomes permettent de décrire
le vivant sans passer par le miracle divin, comme le nombre pi permet de
calculer directement une circonférence sans approximations
successives : « l’acceptation d’une ontologie
scientifique est rationnelle en ce qu’elle nous permet d’adopter
le schème conceptuel le plus simple possible »(d’un Point
de Vue Logique, i) : le réel, c’est ce qui est simple et
efficace.
Or
à quelle nécessité répond le besoin de simplifier nos schèmes
conceptuels pour les rendre plus efficaces ?
II
– Le mythe des objets physiques répond à la nécessité de
simplification commandée par la seule évolution naturelle.
A – “Les
objets physiques, grands et petits, ne sont pas les seules entités
que nous postulons. Les forces en sont un autre exemple, et l’on
dit aujourd’hui que la frontière entre l’énergie et la matière
est tombée en désuétude”
Lorsqu’une ontologie n’est pas satisfaisante, on invente d’abord
de nouvelles entités (dieux, esprits, etc.) plutôt que de changer
de schème conceptuel ; or « la science utilise la même
tactique que le sens commun : gonfler l’ontologie pour
simplifier la théorie »(d’un Point de Vue Logique, ii,
6) : e.g. Faraday et Maxwell font référence à des
forces pour décrire le magnétisme selon la théorie newtonienne de
l’attraction universelle, plutôt que de changer le schème
conceptuel, ce que fera Einstein avec sa relativité généralisée
nécessitant l’abandon de la géométrie euclidienne ; donc
« la science est le prolongement du sens commun […], nous
posons l’existence d’objets au niveau atomique pour simplifier et
rendre plus maniables les lois gouvernant les objets
macroscopiques »(d’un Point de Vue Logique, ii,
6) : le sens commun est donc conditionné par la science.
Pour un holiste comme Quine, « nos énoncés sur la réalité
extérieure affrontent le tribunal de l’expérience sensible non
individuellement mais comme un corps organisé »(Méthodes
de Logique) car « nous appartenons à une communauté
dont la science et l’éducation assurent le lien »(de
la Certitude, §298) ; l’existence d’une entité a
est déterminée par un schème conceptuel tel que « pour tout x,
si x=a et u(x), alors u(a) »(le Mot et la Chose,
§37), sauf que u(a) est, en dernier ressort, une théorie
scientifique (i.e., a est composé d’atomes), et
comme « il n’y a aucune observation possible de la forme
d’un atome, ce ne sont que des formules mathématiques »(Physique
Quantique et Représentation du Monde), a n’est
finalement qu’une équation.
Cela
veut-il dire qu’il existe des objets mathématiques qui constituent
la substance ultime de la réalité ?
B –
“en outre, nous postulons aussi les entités
abstraites qui forment la substance des mathématiques […] et qui
ont théoriquement le même statut de mythe que les objets physiques
et les dieux, la seule différence étant le degré avec lequel ils
facilitent nos interactions avec les expériences sensorielles”
Pour Descartes « ces longues chaînes de raisons toutes
simples et faciles dont les géomètres ont coutume de se servir pour
parvenir à leurs plus difficiles démonstrations »(Discours
de la Méthode, II) sont le modèle de toute vérité
scientifique ; et « si les mathématiques sont beaucoup
plus certaines que toutes les autres sciences, c’est que leur objet
est si clair et si simple qu’elles ne consistent entièrement que
dans les conséquences à déduire par la voie du
raisonnement »(Règles pour la Direction de l’Esprit,
II), lesquelles font suite à l’évidence intuitive, sans rien
d’extérieur à l’esprit.
En revanche, pour Wittgenstein, « le tampon de
l’incontestabilité est en quelque sorte officiellement apposé sur
la proposition mathématique, c’est comme si on disait :
“disputez d’autre chose, quant à ceci, c’est intangible” »(de
la Certitude, §655) ; et c’est pourquoi, contrairement à ce
que dit Descartes, « celui qui sait une proposition
mathématique ne doit encore rien savoir, car la proposition
mathématique ne peut fournir qu’une armature pour une description
(Remarques sur le Fondement des Mathématiques), c’est-à-dire,
comme le souligne Kant, les règles incontestables d’une
connaissance rigoureuse.
Mais pour Quine « la totalité de notre savoir ou de nos
croyances, des faits les plus anecdotiques aux lois les plus
profondes de la physique ou même des mathématiques et de la
logique, est une étoffe tissée par l’homme et dont le contact
avec l’expérience sensible ne se fait qu’à la marge »(d’un
Point de Vue Logique, ii, 2) : si la fonction d’une
proposition mathématique intemporelle est bien d’inventer des
objets mathématiques, ce n’est pas pour les diviniser, mais pour
simplifier, par l’intermédiaire d’une théorie scientifique,
l’interprétation sociale de nos expériences sensibles afin d’en
faire une utilisation optimale.
Est-ce
à dire que ce sont finalement les informations sensibles qui
constituent la substance ultime de la réalité ?
C –
“chacun reçoit un héritage scientifique plus
un bombardement continuel de stimulations sensorielles, et les
considérations qui le déterminent à ajuster son héritage
scientifique à ses stimulations sensorielles continuelles sont
pragmatiques autant que théoriques”
Pour Quine, « les critères qui guident la modification de
notre schème conceptuel ne sont pas des critères réalistes de
correspondance avec la réalité, mais des critères pragmatiques :
efficacité de la communication et efficacité de la
prédiction »(d’un Point de Vue Logique, iv, 5) ;
d’une part nous le modifions pour mieux communiquer étant donné
les circonstances, c’est-à-dire les informations sensibles
mutuellement accessibles, « nous recherchons l’économie
d’expression en cherchant à énoncer avec aisance et
brièveté »(d’un Point de vue Logique, ii, 6) ;
d’autre part nous le modifions afin de faire de meilleures
prédictions, « et comme, à l’origine, la bonne
prédiction a une valeur de survie, la sélection naturelle a
engendré des normes de similarité perceptuelles en nous et en
d’autres animaux »(la Relativité de l’Ontologie) :
l’adoption d’une ontologie est dû à des dispositions
pragmatiques sélectionnées par l’évolution ; son efficacité
est, en dernier ressort, naturelle plutôt que sociale.
Or, si Quine a raison de dire, à l'instar de Wittgenstein, que « toute une mythologie est
déposée dans notre langage »(Remarques sur le Rameau
d’Or , 10), il confond les causes biologiques
pré-historiques et les raisons historiques d’obéir à des règles,
ce qui n’est pas « une question de mécanisme causal mais
de justification ou de raison d’agir »(Recherches
Philosophiques, §217) ; car c’est « la coutume qui
fait toute l’équité pour la seule raison qu’elle est reçue
»(Pensées, B294), or, « pourquoi suit-on la
pluralité ? est-ce parce qu’ils ont plus de raison ? non
mais plus de force »(Pensées, B301), et c’est
elle qui fait que « la nature est notre première
coutume »(Pensées, B93) ; enfin, s’il a
raison de souligner que « la vérité objective n’est pas
une question théorique mais une question pratique »(Thèses
sur Feuerbach, ii), c’est celle de sociétés où il y a
toujours eu « des classes sociales issues de la division du
travail, et dont l’une domine l’autre »(l’Idéologie
Allemande), de sorte que l’efficacité d’une ontologie est
« l’expression des conditions matérielles dominantes,
donc l’expression des rapports sociaux »(l’Idéologie
Allemande).
Conclusion.
Lorsque nous attribuons des noms, propres ou communs, à des objets, nous présupposons toujours la subsistance réelle desdits objets, lesquels sont, par la suite, réputés plus ou moins mythiques en fonction de l'utilité qu'ils offrent pour résoudre les problèmes qui se posent. Sauf que, dans les sociétés humaines, l'efficacité des schèmes conceptuels constitués par le nom des objets que nous utilisons, loin de n'être qu'une simple efficacité causale objective sélectionnée par l'évolution naturelle, est aussi une efficacité rhétorique engendrée par la fascination qu'exerce sur nous des formes de langage sélectionnée par la coutume sociale.
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