Le philosophe doit-il être un savant ? A première vue, une connaissance spécifiquement philosophique, n'est-ce pas une nécessité politique ? Toutefois, une telle spécificité est-elle suffisante, et même vraiment nécessaire pour assurer l'utilité politique du philosophe ? Finalement, si le philosophe doit avoir une utilité politique, celle-ci n'est-elle pas pratique, voire pragmatique, plutôt que théorique ?
I
– Apparemment, il est politiquement nécessaire que le philosophe
soit un savant.
A
– L’opinion manifeste son ignorance en ne sachant pas définir
correctement ce dont elle parle.
Le propre de l’opinion est d’être acquise « par la
persuasion, […] de sorte que l’opinion accompagne la
sensation »(Timée, 52a), donc de s’adapter à la
complexité des besoins du corps et non à la simplicité de ceux de
l’esprit. Aussi, à la question “qu’est-ce que e ?”,
l’opinion répond soit par une circularité (“le beau, c’est
une belle fille”), soit par une paraphrase (“être courageux,
c’est repousser l’ennemi”), soit par un exemple (“être
vertueux, c’est par exemple être un bon gestionnaire”), preuve
que ceux qui la possèdent « n’ont aucune connaissance de
ce dont ils ont l’opinion »(République, 479c).
Or Socrate demande une définition de e, car « la
connaissance de l’être de ce qui est réellement, de ce qui est
par nature, de ce qui demeure toujours identique à soi-même, est de
loin la connaissance la plus vraie […], or que pourrions-nous
attendre de clair en stricte vérité, des choses qui n’ont jamais
été dans le même état, qui ne le seront jamais et qui ne le sont
pas actuellement ? »(Philèbe, 57e-59c), il
réclame la définition universelle d’une entité immatérielle
(l’“Idée”).
Pourquoi
donc exige-t-il une telle définition des termes que l’opinion
utilise ?
B
– Seul, le philosophe peut définir correctement l’idée du bien
et l’appliquer à la politique de la Cité.
L’Athènes de Périclès est une démocratie, c’est-à-dire « comme
un vêtement bigarré qui offre toute une variété de couleurs [...]
c’est un bazar à constitution »(République, 557
c-d), d’où deux dangers :
-
d’abord le risque de démagogie : « j’ai entendu
Gorgias répéter en toute occasion que l’art de persuader surpasse
de beaucoup tous les autres car il fait de tous son esclave de plein
gré et non par force »(Philèbe, 59a)
-
ensuite le risque de misologie : « il n’est pire accident
que de devenir ennemi de la raison, car la misologie vient comme la
misanthropie [...] : on a naïvement accordé une entière confiance
à quelqu’un [dont] peu à peu on découvre la perversité
et la déloyauté [...] et on finit par prendre tous les hommes en
haine »(Phédon, 89c)
Donc « tant que les philosophes ne seront pas rois dans les
Cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois ne seront pas
vraiment et sérieusement philosophes, […] il n’y aura de cesse
aux maux de la Cité »(République, 474a), le bien
sera absent de la Cité tant que l’amour de l’opinion tyrannisée
par les besoins divers et changeants du corps (“philodoxie”) ne
sera pas remplacé par l’amour des idées comme expression
éternelle et immuable des besoins de l’esprit (“philosophie”). Ce qui suppose à la fois que toutes les idées, une fois définies,
sont un aspect de « l’idée du bien qui est l’objet de
connaissance le plus sublime »(République, 505a),
et qu’il suffit de connaître pour désirer l’appliquer à la
Cité, car «l’amour en général est l’amour du bien, et
désir d’enfantement dans la beauté selon le corps et selon
l’esprit » (Banquet 206b).
La
philosophie comme amour passionné des idées est-elle cette
condition suffisante et nécessaire au bien public ?
II
– En réalité, il n’est politiquement ni suffisant ni nécessaire
que le philosophe soit un savant.
A
– La science du philosophe n’est pas la condition suffisante de
son efficacité politique.
Platon, quatre siècles avant J.-C., s’imagine que « tout
descend du ciel vers la terre, alors qu’en réalité tout s’élève
de la terre vers le ciel »(l’Idéologie Allemande),
c’est-à-dire que les idées (en particulier l’idée du bien)
subsistent dans un ciel éternel, immuable et immatériel accessible
à certains esprits qui ont tout loisir de les étudier (d’où
“idéo-logie”). Mais en réalité « la production des idées, des
représentations, de la conscience est de prime abord directement
mêlée à l’activité et aux relations matérielles des hommes
»(l’Idéologie Allemande), elle permet de stabiliser
les rapports de production que les hommes entretiennent entre eux
pour produire leurs moyens d’existence. Bref, non seulement toute idée est historiquement et
géographiquement située (d’où pas de définition éternelle et
immuable possible), mais en plus « les hommes se sont
toujours fait jusqu’ici des illusions sur eux-mêmes […], ce
n’est pas la conscience qui détermine la vie mais la vie qui
détermine la conscience »(l’Idéologie Allemande) :
ce sont les idées qui sont le produit de l’activité matérielle
des hommes et non l’inverse.
Donc en croyant que la politique consiste à appliquer des idées
immatérielles préalablement définies universellement, les
philosophes sont eux-mêmes victimes d’une mystification
idéologique, car « dans toute idéologie, les hommes et
leurs conditions apparaissent sens dessus dessous »(l’Idéologie
Allemande). En définitive « les philosophes n’ont fait qu’interpréter
le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le
transformer »(Thèses sur Feuerbach, xii), transformation
qui ne peut être engendrée par la seule connaissance que le
philosophe aurait d’un certain type d’idée, puisque l’idée
n’est pas le préalable mais la conséquence de l’action.
Cela
dit, sans être suffisante, la supériorité intellectuelle du
philosophe n’est-elle pas cependant nécessaire au bien public ?
B
– La science du philosophe n’est pas une condition nécessaire à
son efficacité politique.
La figure du philosophe platonicien est celle d’un modèle de
perfection : à la fois perfection théorique à laquelle ses
concitoyens doivent essayer de s’égaler, et à la fois perfection
pratique à laquelle il doivent faire allégeance. Or, s’il n’existe pas ces entités éternelles, immuables et
immatérielles (les “idées”) que seul l’esprit exceptionnel du
philosophe est capable de percevoir, alors, sa prétention à vouloir
régir le monde devient proprement ridicule : « cet
homme, né pour connaître l’univers, pour juger de toute chose,
pour régir tout un État […], il n’en sera que plus sot, parce
qu’il voudra s’élever au-dessus de l’humanité, et il n’est
qu’un homme, au bout du compte »(Pensées, B140). Voilà donc la prétention philosophique à vouloir se distinguer du
commun des mortels condamnée au ridicule, voire au pathologique :
« c’est une maladie naturelle à l’homme de croire qu’il
possède la vérité directement »(de l’Esprit
Géométrique), qu’il y a du vrai, du bien, du beau, du juste,
etc. dans l’absolu.
Dès lors, la prétendue science des philosophes est non seulement
insuffisante (les “idées” n’existent pas), mais, pire, elle
est contre-productive, car de tels philosophes « ceux-là
troublent le monde et jugent mal de tout, […] le monde juge bien
des choses, car il est dans l'ignorance naturelle, qui est le vrai
siège de l'homme »(Pensées, B327). Bref, si l’on veut changer l’ordre du monde, mieux ne pas
commencer par prétendre s’élever au-dessus de l’humanité par
une vaine capacité à définir les notions communes, mieux vaut
ne pas être philosophe au sens platonicien, au point que, si c’est
cela être philosophe, « se moquer de la philosophie, c’est
vraiment philosopher »(Pensées, B4).
Mais
alors, quelle peut bien être l’utilité politique d’une telle
activité dépouillée de toute prétention théorique ?
III
– L’utilité politique du philosophe n’est pas théorique mais
thérapeutique.
A
– La tentation métaphysique est une véritable maladie.
Le symptôme de cette “maladie naturelle à l’homme” dont parle
Pascal peut se décrire ainsi : « “qu’est-ce que la
longueur ?”, “qu’est-ce que le sens ?”, “qu’est-ce
que le nombre ?”, etc., toutes ces questions provoquent en
nous une crampe mentale, car nous sentons que nous ne pouvons rien
dire en réponse et que, pourtant, nous devrions dire quelque
chose »(le Cahier Bleu, 1), et comme « la
question “qu’est-ce que … ?” témoigne d’une
obscurité, d’un inconfort mental, et elle est comparable à la
question “pourquoi … ?” que posent si souvent les
enfants »(le Cahier Bleu, 27), le malaise est donc
naturel. Le problème est que « nous sommes incapables de définir
clairement les termes que nous utilisons, non parce que nous ne
connaissons pas leur vraie définition, mais parce qu’ils n’ont
pas de vraie définition […] ; mais il ne s’agit pas d’un
défaut : penser le contraire serait comme dire que la lumière
de ma lampe n’a rien d’une véritable lumière parce qu’elle
n’a pas de frontières nettes »(le Cahier Bleu,
26-28), et vouloir le faire à tout prix conduit à ériger le
mystère en principe politique.
Aussi, comme le montrent Pascal et Marx, les philosophes conçoivent
souvent leur tâche comme « une sorte de recherche
scientifique sur ce que le mot veut réellement dire […] ;
ils ont constamment à l’esprit la méthode scientifique et ils
sont irrésistiblement tentés de poser des questions et d’y
répondre à la manière de la science : cette tendance est la
source véritable de la métaphysique, et elle mène le philosophe en
pleine obscurité »(le Cahier Bleu, 28). Plus précisément, « une des grandes sources de l’égarement
philosophique : un substantif nous pousse à chercher une chose
qui lui corresponde »(le Cahier Bleu, 1), on a
tendance à supposer que, de même qu’un nom propre nous fait
supposer l’existence un porteur unique de ce nom, de même, « quand
nous nous apercevons qu’un substantif n’est pas utilisé comme
[…] le nom d’un objet, nous ne pouvons nous empêcher de nous
dire que c’est le nom d’un objet éthéré »(le
Cahier Bleu, 47), c’est-à-dire un objet imperceptible au
commun des mortels et donc réservé à l’esprit perspicace du seul
philosophe. Croire que « l’essence nous est cachée, telle est la
forme que prend notre problème lorsque nous nous posons la question
“qu’est-ce que …” »(Recherches Philosophiques,
§92), la tentation métaphysique (essentialiste), voilà la maladie.
Comment
le philosophe peut-il combattre cette tentation métaphysique
pathologique ?
B
– Guérir de la tentation métaphysique, c’est lutter contre
l’usage mystificateur du langage.
Quant aux concepts scientifiques, qu’est-ce qui sera changé
lorsqu’« on nous aura expliqué que le plancher sur lequel
nous tenons n’est pas solide, contrairement à ce que pense le sens
commun, au motif que l’on a découvert que le bois est fait de
particules qui remplissent l’espace de manière si ténue qu’on
peut presque dire qu’il est vide »(le Cahier Bleu, 46) ? Car, contrairement à ce que croit Platon, « à supposer que
toutes les questions scientifiques possibles soient résolues, les
problèmes de notre vie demeurent encore intacts »(Tractatus,
6.52). Pour autant, « il n’y a pas de réponse du sens commun à
ce genre de problème et on ne peut défendre l’opinion contre les
attaques des philosophes […] qu’en les soignant de la tentation
d’attaquer le sens commun »(le Cahier Bleu, 59),
c’est-à-dire de la tentation de donner une réponse métaphysique
à une question originairement sans réponse.
Or « notre langage ordinaire […] imprègne notre vie tout
entière et maintient pour ainsi dire fermement notre esprit dans
une seule position »(le Cahier Bleu, 59), fascination
dont l’un des symptômes est cette tentation métaphysique,
c’est-à-dire « la soif de généralité, ou encore
l’attitude dédaigneuse à l’égard du cas particulier »(le
Cahier Bleu, 19). C’est pourquoi « celui qui est philosophiquement perplexe
et qui voit une loi dans la manière dont on utilise un mot »(le
Cahier Bleu, 27), devra s’intéresser aux règles multiples et
variables qui gouvernent son usage, en l’insérant dans un « jeu
de langage afin de faire ressortir qu’il fait partie d’une
activité ou d’une forme de vie »(Recherches
Philosophiques, §23). En ce sens « en philosophie, une question se traite comme
une maladie »(Recherches Philosophiques, §255), et
non comme une recherche scientifique, et donc « la
philosophie est la lutte contre l’ensorcellement de nos formes de
pensée par notre langage » (Recherches Philosophiques,
§109), et non contre l’ignorance du sens commun.
Conclusion.
Apparemment, seul le philosophe est capable de définir les termes qu'il emploie après s'être réellement intéressé à l'essence des choses et pas seulement à leur apparence, ce qui, dans une Cité où la parole est libre, garantit une rigueur lexicale tout à fait louable. Mais cela suppose l'existence d'une réalité extra-linguistique perceptible indépendamment des conditions d'existence socio-historiques ainsi qu'une position de surplomb à l'égard du sens commun qui incite plutôt à la méfiance à l'égard du philosophe. D'autant plus que le prétendu "savoir" du philosophe n'est, le plus souvent, qu'un "savoir" métaphysique, c'est-à-dire une apparence de science, de sorte que l'utilité politique finale du philosophe ne peut consister en autre chose qu'une vigilance critique à l'égard de toute forme de discours.