Une vie bien remplie
est-elle une vie heureuse ? Ne considère-t-on pas qu’avoir une vie
bien remplie est la condition sine
qua non du
bonheur ? Pourtant, une vie bien remplie n’est-elle pas une vie
dominée par une opinion méprisante à l’égard du loisir ?
I – Nous vivons dans
l’illusion qu’il n’y a pas de bonheur sans une vie bien
remplie.
a - “on
charge les hommes dès l’enfance du soin de leur bonheur, de leur
bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs
amis” : la nature de l’homme se considère en
deux manières : l’une selon sa fin et alors il est grand et
incomparable, l’autre selon la multitude (Pensées,
B415). D’un côté, en effet, l’homme possède cet instinct
secret qui reste de la grandeur de notre première nature et qui nous
fait connaître que le bonheur n’est que dans le repos
(Pensées, B139). Ce qui explique que le but principal de
l’éducation est de devenir apte à mener une vie de loisir
(Politique, 1337b), c’est-à-dire dont la fin est la
quiétude, la sérénité, l’absence d’agitation. Le problème
c’est que rien n’est si insupportable à l’homme que d’être
dans un plein repos [...] : incontinent il sortira du fond de son âme
l’ennui (Pensées, B131). Car en effet, le repos
entier est la mort (Pensées, B129), dans la mesure où
nous sentons que il n’y a point ici de satisfaction véritable
et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité et que la mort,
qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre
dans l’horrible nécessité d’être éternellement anéantis ou
malheureux (Pensées, B194). En fait, le problème vient
de ce que l’homme considère la petite durée de sa vie absorbée
dans l’éternité précédant et suivant (Pensées,
B205). En conséquence de quoi, il sent alors sans néant sans le
connaître (Pensées, B164). C’est-à-dire que chacun se
rend bien compte instinctivement que qu’est-ce que l’homme
dans la nature ? […] un milieu entre rien et tout (Pensées,
B72). Aussi les hommes ont-il également un instinct secret qui
les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors
(Pensées, B139), c’est-à-dire loin de cette première
nature. Or la vraie nature étant perdue, tout devient sa nature
(Pensées, B426), sa nature est une multitude de natures
possibles. Nous nous persuadons alors que notre nature est dans le
mouvement (Pensées, B129), dans le changement. D’où le
paradoxe : on charge les hommes dès l’enfance du soin de
leur bonheur . Le bonheur est une charge dans la mesure où
il se forme en eux un projet confus [...] qui les porte à tendre
au repos par l’agitation (Pensées, B139). Mais comment
donc l’agitation soucieuse peut-elle bien mener au bonheur ?
b - “on les
accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et
d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être
heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de
leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque
les rendrait malheureux” : par sa première nature,
l’homme est visiblement fait pour penser, c’est toute sa
dignité et tout son mérite, et tout son devoir est de penser comme
il faut (Pensées, B146), d’avoir une conscience lucide
de sa finalité et de l’écart de sa condition par rapport à
celle-ci. Au lieu de quoi, nous voulons vivre dans l’idée des
autres d’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de
paraître (Pensées, B147). Bref, l’homme veut vivre,
moins en étant heureux, qu’ en s’imaginant qu’il serait
heureux (Pensées, B139). De sorte que c’est
l’imagination, cette superbe puissance [qui] a établi
dans l’homme une seconde nature (Pensées, B82) : c’est
l’imagination, c’est-à-dire l’opinion, qui engendre en nous
cette nature illusoire. La preuve, c’est que, par exemple, on ne
voyagerait pas sur la mer pour ne jamais rien en dire et pour le seul
plaisir de voir sans espérance d’en jamais communiquer
(Pensées, B152), et que, en général, les hommes veulent
savoir non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour
montrer qu’ils savent (Pensées, B139). L’important,
dans cette deuxième nature imaginaire, c’est qu’il s’y
échauffe et qu’il se pipe lui-même (Pensées, B139),
bref, qu’il se passionne en se donnant l’illusion, grâce à la
complicité d’autrui, son alter ego, d’être ce qu’il
n’est pas et ne pas être ce qu’il est (l’Etre et le
Néant, I, ii, 2). Cette deuxième nature est donc, au fond,
passion de soi-même, amour-propre dont la nature est de n’aimer
que soi et de ne considérer que soi (Pensées, B100).
C’est pourquoi, les hommes sont de mauvaise foi lorsqu’ils
croient qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé,
leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état,
car ce ne sont là en réalité que sujets d’amour-propre
dissimulés sous les dehors respectables d’activités
désintéressées et de préoccupations politiquement correctes.
Bref, comme le dit Flaubert être bête, égoïste et en bonne
santé, voilà les trois conditions pour être heureux (L. à
Louis Colet). Et comme une seule chose qui manque les rendrait
malheureux, les réveillerait, alors ils remplissent des agenda
(= ce qui doit être fait), bref, ils dressent la liste de ce qui est
à faire, on les accable d’affaires. Pourtant, cet
affairement n’est-il pas plutôt propre à leur procurer du tracas
que du bonheur ?
c - “ainsi
on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès
la pointe du jour” : dans Fin de Partie,
Hamm, aveugle et paralysé, se réveille et balbutie dans son
fauteuil roulant : peut-il y avoir misère plus haute que la
mienne ? Il est temps que cela finisse ! Et cependant
j’hésite, j’hésite à finir. La misère, c’est la
peine insupportable d’être obligé de vivre avec soi et de penser
à soi (Pensées, B172). Car alors, il est conscient de
soi, lucide sur sa condition, or condition de l’homme :
inconstance, ennui, inquiétude (Pensées, B127), en
d’autres termes, il n’a ni le courage de finir, ni la force de
continuer (la Fin), sous-entendu ‘‘à vivre’’.
Aussi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même
sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion
(Pensées, B139). L’ennui n’est pas un obstacle à
surmonter, c’est le bruit de fond caractéristique de la condition
humaine car l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la
nature, mais c’est un roseau pensant (Pensées, B347) :
il ne peut pas jamais complètement oublier son ennui. Car, même si
tout son soin est de s’oublier soi-même [...] en s’occupant
de choses qui l’empêchent de penser (Pensées, B172),
dans la mesure où nous voguons sur un milieu vaste, toujours
incertains et flottants (Pensées, B72), même notre
agitation finit par devenir ennuyeuse. Car le paradoxe consistant à
nous figurer toujours que la satisfaction que nous n’avons point
nous arrivera si, en surmontant quelques difficultés […] nous
pouvons nous ouvrir par là la porte du repos (Pensées,
B139), alimente et renforce cette incertitude, cette tiédeur
écœurante de la vie. Or, ce qu’il nous faudrait pour supporter ce
paradoxe, c’est une double pensée : agir extérieurement,
mais reconnaître par une pensée plus cachée mais plus véritable
(trois Discours …, I) que tout ce que nous faisons n’est
que vanité. Or, faute de cette lucidité sur notre condition, on
cherche le repos en combattant quelques obstacles, et, si on les a
surmontés, le repos devient insupportable (Pensées,
B139). Bref, la contradiction est insoluble : la seule chose
qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant,
c’est la plus grande de nos misères (Pensées, B171).
D’où le malaise qui nous saisit face aux personnages de Beckett et
qui vient de ce que, contrairement au théâtre classique, l’action
elle-même est terriblement ennuyeuse : V – Et ce
n’est pas fini. E - On dirait que non. V – Ca ne fait que
commencer. E – C’est terrible ! (en attendant Godot).
Et c’est cela le tracas : la contrainte d’agir pour oublier
un ennui qui, non seulement ne s’efface pas, mais s’invite dans
l’action-même. Bref, c’est le tracas qui nous détourne d’y
penser et nous divertit (Pensées, B139), le tracas et non
le bonheur. Etrange manière de les rendre heureux : que
pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ?
II - En réalité, une
vie bien remplie est une vie de loisirs sans loisir.
a - “il ne
faudrait que leur ôter tous ces soins ; car alors ils se verraient,
ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils
vont ; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner”
: ôtez leur divertissement et vous les verrez se sécher d’ennui,
car ils sentent alors leur néant (Pensées, B164) :
néant de la faiblesse de leur existence, néant de leur origine
insignifiante, néant de leur mortalité finale. Rien d’étonnant
alors à ce que cette obsession du divertissement comme oubli de
l’ennui soit économiquement exploitée. On peut même admettre que
le principal, pour ne pas dire le seul éperon de l’industrie et
de l’activité humaine, c’est le souci (Essay ..., II,
xx, 6). Les activités de négoce et les négociations bavardes dont
elles s’accompagnent rappellent que l’étymologie de ces termes
est nec otium, absence de loisir, agitation. De là, vient
que […] les grands emplois, sont si recherchés [...] ce n’est
pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre
malheureuse condition qu’on recherche (Pensées, B139).
D’où la valorisation du champ sémantique de l’agitation : la
fête, le rire et le bruit sont recherchés, l’homme d’affaire,
et le sportif sont enviés, l’adaptabilité, la flexibilité et la
mobilité sont bien vus, le changement et le progrès sont
sacralisés. Car ce que l’homme recherche dans l’affairement,
c’est qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte
(Pensées, B139) qui anesthésieront la conscience de sa
condition. Bref, on ne peut trop les occuper et les détourner de
la conscience de leur condition, on ne peut trop les passionner. Or,
la passion a besoin d’un objet qui soit le résultat socialement
valorisé d’une activité subjectivement valorisante pour pour
l’amour-propre. Et comme il y a peu d’objets
susceptibles de flatter notre amour-propre […] si nous ne les
voyons pas recherchés et approuvés par les autres (Dissertation
sur les Passions, II, 11), et que l’approbation est
conditionnée par la nécessité que l’objet satisfasse avant tout
l’amour-propre d’autrui, alors toutes les occupations des
hommes sont à avoir du bien (Pensées, B436). Ce qui
détermine un certain type de rapport sociaux de production où on
ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter (Pensées,
B100), soit en produisant, soit en consommant ce que l’on sait être
la condition de l’amour et de l’estime des hommes (Pensées,
B100) et que l’on croit être la condition du bonheur. Ceci
n’explique-t-il pas la déconsidération dont l’inaction est
l’objet ?
b - “et
c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires,
s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de
l’employer à se divertir, à jouer, et à s’occuper toujours
tout entiers” : l’affairement fébrile marque
clairement le triomphe de la deuxième nature de l’homme. Or j’ai
bien peur que cette nature ne soit qu’une première coutume, comme
la coutume est une seconde nature (Pensées, B93). Mais si
cette seconde nature n’est qu’une coutume, c’est qu’elle est
le reflet de l’opinion majoritaire. Or pourquoi suit-on la
multitude ? Est-ce par qu’ils ont plus de raison ? Non,
mais plus de force (Pensées, B301). Et la force de
l’opinion, c’est la force de l’habitude qui, sans violence,
sans art, sans argument, nous fait croire les choses (Pensées,
B252). De sorte que l’éloge de l’agitation, et
corrélativement, la condamnation de l’inaction, sont le résultat
d’un rapport de force coutumier sans violence et sans conscience.
De sorte que, si nous anticipons l’avenir comme trop lent à
venir [...] ou nous rappelons le passé pour l‘arrêter comme trop
prompt (Pensées, B172), c’est parce qu’il existe un
rapport de domination entre, d’une part ceux qui ont un nombre
de personnes qui les divertissent et le pouvoir de se maintenir dans
cet état (Pensées, B139), d’autre part ceux qui ont
le souci de se divertir et se procurer toutes sortes de plaisir
(Pensées, B139), les premiers ayant intérêt à ce que nous
ne tenions jamais au temps présent, le seul qui nous appartient
(Pensées, B172) et qui nous conduirait à exiger le
bonheur ici et maintenant. Donc si, contre Aristote, la finalité de
l’existence humaine n’est pas la skholè, si le loisir ou
le repos produisent de l’ennui, contrairement au travail, au
progrès ou à l’agitation, c’est peut-être bien en raison de la
dévalorisation historique dont le loisir est l’objet dans
l’opinion dominante : le loisir est méprisable dans
l’oisiveté, la paresse, la retraite, tandis que les
loisirs sont respectables dans les vacances, les occupations, les
activités, et, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur
conseille de l’employer à se divertir, à jouer, et à s’occuper
tout entiers . Et il n’y a pas jusqu’à l’école
qui ne soit mise en demeure de proposer des activités
divertissantes, voire de préparer au monde de l’économie !
En ce sens, l’économie transforme le monde, mais le transforme
seulement en monde de l’économie (la Société du
Spectacle, §40), c’est-à-dire en monde dont la loi (nômos)
est celle de l’apparence (eikôn), du spectacle, tel que
l’homme n’est que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et
en soi-même, et à l’égard des autres (Pensées,
B100).
Conclusion.
Il est paradoxal de
concevoir le bonheur comme devant résulter d’un souci affairé du
bien-être de soi-même et de ses proches, même sous prétexte que
cela évite aux hommes d’avoir une conscience claire mais
douloureuse de leur condition. En fait, cela s’explique si l’on
admet que la recherche du bonheur repose sur un culte superstitieux
de la performance économique qui nécessite une incessante activité
productrice ou consommatrice et qui exclut que l’existence humaine
soit tournée vers le loisir.