Peut-on
avoir le droit de désobéir aux lois ? Apparemment n’y a-t-il pas là une pure et
simple contradiction ? Or l’histoire ne nous offre-t-elle pas des
exemples d’opposition radicale à la loi ? Et si tel est le cas,
n’est-ce pas la preuve que désobéir peut même être un devoir ?
I
- Un droit individuel de désobéir à la loi serait un non-sens.
a
- obéir à la loi, c’est respecter la coutume, non la justice :
l’obéissance à la loi, c’est la décision d’agir en suivant
une règle. L’obéissance “n’est
pas la présupposition non fondée, mais la manière non fondée de
procéder”(de
la Certitude,
§110), ce n’est pas la conclusion d’un raisonnement dont la
prémisse serait le justice de la loi car “rien,
suivant la seule raison, n’est juste de soi”(Pensées,
B294). Ce n’est pas parce que la loi est juste qu’on y obéit
mais “la
coutume fait toute l’équité pour la seule raison qu’elle est
reçue
[...] c’est
là le fondement mystique de son autorité, qui la ramène à son
principe l’anéantit”(Pensées,
B294) : douter de l’opportunité d’obéir à une loi en
s’interrogeant sur sa justice, c’est déjà la détruire car
“pour
douter, ce qu’il me faut, ce sont des raisons de douter”(de
la Certitude,
§4). Et si celles-ci sont nombreuses, c’est que celui qui
examinera le motif réel de la loi “le
trouvera si faible et si léger [...] qu’il admirera qu’un siècle
lui ait tant acquis de pompe et de révérence”(Pensées,
B294). Pourtant, on ne peut avoir le droit de désobéir à la loi,
car ce serait suivre une coutume de désobéissance aux coutumes, une
règle de contestation des règles, bref jouer à un jeu consistant à
mal jouer dans n’importe quel jeu. Or “s’il
se peut que quelqu’un, dans un jeu, fasse un coup incorrect, il est
impossible que tous les hommes, dans tous les jeux, ne fassent que
des coups incorrects”(Recherches
Philosophiques,
§345). Or, les règles de l’amour-propre n’impliquent-elles pas
la désobéissance à la loi ?
b
- obéir à la loi est une manière de satisfaire son amour-propre :
“comme la
mode fait l’agrément, aussi fait-elle la justice”(Pensées,
B309), les lois sont une affaire de mode passagère, non de raison
inflexible, et “qui
leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il
imagine”(Pensées,
B294), bref, celui-là se berce d’illusion. Car obéir à la loi,
c’est la respecter et “les
cordes qui attachent le respect sont des cordes
d’imagination”(Pensées,
B304). Et l’imagination, “c’est
cette partie dominante dans l’homme [...] qui a établi dans
l’homme une seconde nature”(Pensées,
B82), celle qui le divertit de son ennui. Et “pourquoi
suit-on la pluralité ? est-ce à cause qu’ils ont plus de raison ?
non, mais plus de force”(Pensées,
B301). Suivre la coutume, c’est notre seconde nature et c’est
très bien ainsi. Car le “le
moi est haïssable [...] il est injuste en soi en ce qu’il se fait
centre de tout, et il est incommode aux autres en ce qu’il veut les
asservir”(Pensées,
B455). Aussi, lorsqu’il obéit à la loi, au moins se rend-il plus
commode à autrui : “vous
en ôtez l’incommodité mais non l’injustice”(Pensées,
B455), car c’est par amour-propre qu’il craint le blâme ou
espère l’éloge. De là, bien qu’imaginaires, “les
cordes qui attachent le respect des uns aux autres sont des cordes de
nécessité”(Pensées,
B304) : même si c’est par amour-propre et non par justice que
chacun obéit, l’ordre social imaginaire est quand même un ordre
social. Or n’est-on pas en droit de désobéir aux lois pour
dénoncer l’hypocrisie de cet ordre social ?
c
- vouloir améliorer la justice des lois est la pire absurdité :
“chacun
suit la coutume pour la seule raison qu’il la croit juste [...] car
on ne veut être assujetti qu’à la raison ou à la
justice”(Pensées,
B325), lesquelles fournissent à l’amour-propre un prétexte
honorable pour s’incommoder. Car le moi “veut
être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes et il voit
que ses défauts ne méritent que leur aversion”(Pensées,
B100), aussi essaie-t-il de se montrer à son avantage, rationnel ou
juste. Voilà pourquoi il est “dangereux
de dire au peuple que les lois ne sont pas justes”(Pensées,
B326). Mais le danger n’est pas la révolution, car “par
là, on ne se révolterait pas, on chercherait toujours la
vraie”(Pensées,
B325) : ce serait croire que la vraie justice existe et que l’on
peut s’en rapprocher en désobéissant à la fausse. Mais alors, il
faudrait non pas suivre une coutume, mais prétendre en inventer une
dont on exigerait, par amour-propre, qu’elle soit immédiatement
suivie, car “l’amour-propre,
en nous préférant aux autres, exige aussi qu’ils nous préfèrent
à eux, ce qui est impossible”(Emile
..., IV).
C’est là le début de toute tyrannie qui consiste à “vouloir
par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre”(Pensées,
B332), vouloir qu’autrui suive une coutume qui n’en est pas une
et qui ne s’établira que par la domination violente. Bref,
l’obéissance à la loi, même illusoirement juste, est toujours
préférable à la désobéissance motivée par l’initiative
providentielle d’un justicier fanatique. Toute forme de
désobéissance est-elle alors illégitime ?
II
- Pourtant l’existence de révoltes témoigne du droit de nature
collectif à désobéir à la loi.
a
- obéir à la loi, c’est défendre l’intérêt général :
le droit de nature de tout être “s’étend
jusqu’où s’étend sa puissance”(Traité
Politique,
II, 4), c’est-à-dire son effort pour persévérer dans son être.
Certes, “si
les hommes vivaient sous la conduite de la raison, chacun possèderait
son propre droit sans dommage pour autrui”(Ethique,
IV, 37), le désir de conserver l’utile ou de détruire le nuisible
serait commun. Mais les hommes “sont
entraînés dans des directions différentes et entrent en conflit
les uns avec les autres”(Traité
Politique,
II, 14). Ces conflits les empêchent de jouir d’une vie
authentiquement humaine qui “se
définit non point par les fonctions animales mais surtout par la
raison”(Traité
Politique,
V, 5), au moyen de laquelle ils pourraient “percevoir
les choses sous une certaine espèce d’éternité”
(Ethique,
II, 44). Au lieu de quoi, ils se borneraient à craindre de mourir et
à espérer survivre si on n’instituait pas malgré eux un corps
politique commun (l’Etat) qui augmente leur puissance d’être et
d’agir. Or, désirer conserver celui-ci, c’est obéir aux lois du
droit civil qui n’est “autre
chose que le droit de nature [...] de la masse conduite en quelque
sorte par une même pensée”(Traité
Politique,
III, 2). Ainsi éduquée, “la
raison nous fait chercher ce qui nous est réellement utile, à
savoir la nécessité de nous réunir aux hommes”(Ethique,
IV, 37 : il est rationnel de substituer l’intérêt général à
l’intérêt particulier, le droit de nature de l’Etat à celui de
l’individu. Ne peut-il y avoir conflit entre l’intérêt
particulier et l’intérêt général ?
b
- l’intérêt particulier peut être en contradiction avec
l’intérêt général :
les citoyens sont rarement rationnels, car “l’homme
qui est conduit par la raison, n’est pas déterminé à obéir par
la crainte”(Ethique,
IV, 73), or ils restent le plus souvent déterminés à obéir par
crainte de la sanction. Mais, pire que cela, ils désobéissent
parfois à la loi, preuve que “cet
Etat n’a pas pris de dispositions suffisantes en vue de la
concorde”(Traité
Politique,
V, 2), et qu’il a laissé le droit de nature particulier de chacun
l’emporter en espoir et en crainte, sur celui de l’Etat. Bref,
“les
infractions effectives aux lois sont bien plus imputables aux défauts
d’un Etat donné qu’à la méchanceté des hommes”(Traité
Politique,
V, 2). La désobéissance à la loi dénote un défaut d’éducation,
c’est-à-dire l’impuissance des institutions à réaliser une
véritable communauté civile d’intérêts. C’est le cas lorsque
les institutions économiques, sous prétexte de productivité,
“entraînent
une répartition de ses produits inégale en quantité comme en
qualité”(l’Idéologie
Allemande).
Ce qui “fait
naître l’antagonisme entre l’intérêt de chaque individu ou de
chaque famille et l’intérêt commun”(l’Idéologie
Allemande),
puisque l’intérêt commun demeure la concorde, tandis que
l’intérêt particulier est déterminé par l’envie de posséder.
Or l’envie “est
une haine qui s’attriste du bonheur d’autrui et qui se réjouit
du mal d’autrui”(Ethique,
IV, 59, xxiii), ce qui ne peut que nuire à la concorde. Est-ce à
dire que les révoltes sont l’expression d’un droit à désobéir
aux lois ?
c
- le droit de se révolter, c’est le droit de nature d’engager
une épreuve de force contre l’Etat :
“la
puissance matérielle dominante de la société étant en même temps
la puissance spirituelle dominante”(l’Idéologie
Allemande),
lorsqu’il n’existe pas de véritable communauté d’intérêt,
l’intérêt du groupe social dominant est néanmoins de “présenter
ses intérêts comme l’intérêt commun de tous les membres de la
société”(l’Idéologie
Allemande).
Mais si jamais cesse l’illusion idéologique de ce soi-disant
intérêt général, la réalité sociale des rapports de domination
apparaîtra pour ce qu’elle est au groupe dominé et “la
crainte ressentie jusque là par ces citoyens fera place à la
révolte et l’Etat se dissoudra de lui-même”(Traité
Politique,
IV, 6). C’est alors que la promesse tacite d’obéir à la loi
sous couvert d’intérêt général leur apparaîtra comme un marché
de dupes, “la
parole donnée apparaîtra comme plus désavantageuse qu’avantageuse,
et ils la reprendront d’un plein droit de nature”(Traité
Politique,
II, 12). Avoir le droit de désobéir aux lois, c’est avoir le
droit de dénoncer “l’illusion
d’un intérêt général, alors qu’il est la forme par laquelle
les individus d’une classe dominante font valoir leurs
intérêts”(l’Idéologie
Allemande).
C’est le droit à la révolution qui naît d’une “contradiction
entre les forces productives matérielles de la société et les
rapports de production existants”(Ebauche
...),
entre puissance économique d’une classe et puissance politique
d’une autre. N’y a-t-il pas de forme moins radicale du droit de
désobéir ?
III
- Dans la société bourgeoise, il existe un devoir de désobéissance
à la loi manifestement injuste.
a
- la désobéissance à la loi n’est ni la révolution, ni la
violence, ni l’infraction, ni l’objection de conscience :
en tant que forme localisée de révolte, “la
violence peut être justifiée mais ne sera jamais légitime”(du
Mensonge à la Violence,
iii) : elle peut être une réaction contre un traitement dégradant,
elle “peut
se fixer des objectifs à très court terme”(du
Mensonge à la Violence,
iii), comme porter atteinte aux biens ou aux personnes. Mais,
contrairement à la révolution, elle ne modifie pas les rapports
sociaux, et même, elle justifie le durcissement de tels rapports.
Peut-être que, pour affaiblir la loi, il suffit de l’enfreindre.
Or “celui
qui commet une infraction prend soin de dissimuler ses actes
répréhensibles”(du
Mensonge à la Violence,
II, 2), l’infraction est discrète et solitaire. Tandis que “la
désobéissance civile est la forme la plus récente de l’association
volontaire”(du
Mensonge à la Violence,
II, 2) : la désobéissance à la loi est collective et volontaire.
Et, contrairement à “l’objection
de conscience qui n’est pas basée sur des principes politiques
mais sur des principes moraux”(Théorie
de la Justice,
§56), e.g.
Antigone qui refuse, au nom d’un principe absolu de fraternité, la
décision de Créon interdisant d’enterrer Polynice, la
désobéissance civile a explicitement pour but de modifier la loi.
En résumé, “la
désobéissance civile peut être définie comme un acte public, non
violent, décidé en conscience, contraire à la loi, et accompli
pour amener un changement dans la loi”(Théorie
de la Justice,
§55). En quoi cela peut-il être un droit ?
b
- la désobéissance civile est un droit car c’est un devoir moral
de respect de soi-même :
l’obligation d’obéir à la loi “peut
être annulée dans des situations où la loi est visiblement
injuste”(Théorie
de la Justice,
§45). Or une loi est manifestement injuste lorsqu’elle rompt
l’égalité politique des citoyens, porte atteinte à leurs
libertés politiques de base, ou ne tente pas de réduire les
inégalités socio-économiques sur la base d’une égalité des
chances. C’est pourquoi “la
désobéissance civile se limite aux entorses graves faites aux
principes de la justice”(Théorie
de la Justice,
§57). Dans ce cas, “l’injustice
invite à la soumission ou à la résistance”(Théorie
de la Justice,
§59). Or l’objection de conscience de Rodrigue, face à
l’interdiction de se venger et de tuer le père de Chimène est
significative : “j’attire
en me vengeant sa haine et sa colère, j’attire ses mépris en ne
me vengeant pas”(le
Cid, i,
6). Ou bien il se soumet au risque d’être méprisé par Chimène,
ou bien il résiste au risque de la colère de Chimène. Or, “la
meilleure solution est de protèger le bien premier qu’est le
respect de soi-même”(Théorie
de la Justice,
§82), on doit préférer la colère (et la punition) au mépris (et
la honte). Donc, désobéir à une loi injuste, préférer la
punition à la honte, est un devoir (on doit), donc, a
fortiori,
c’est un droit (on peut) : il est de notre dignité morale de
désobéir aux lois manifestement injustes, comme il l’est en
logique de rectifier un raisonnement manifestement erroné. Mais en
quoi peut donc bien consister ce droit ?
c
- le droit de grève est un bon exemple d’application du droit à
la désobéissance civile :
la désobéissance “s’adresse
au sens de la justice de la majorité de la communauté, [elle]
ne peut être fondée seulement sur des intérêts de groupe, [elle]
s’exerce ouvertement avec un préavis raisonnable, [...] on est
prêt à assumer les conséquences légales de sa conduite”(Théorie
de la Justice,
§55). En effet, la grève, c’est la désobéissance limitée et
localisée à l’obligation légale de satisfaire les engagements
d’un contrat de travail et l’acceptation par avance d’une
retenue sur salaire. On fait alors constater publiquement que “les
principes de la coopération sociale entre des êtres libres et égaux
ne sont pas actuellement respectés”(Théorie
de la Justice,
§55), ce qui est le cas lorsque les actionnaires de l’entreprise
font des profits alors que la situation matérielle des salariés se
dégrade. La cessation du travail n’est alors nullement guidée par
des intérêts égoïstes ou corporatistes (qui seraient plutôt
d’éviter de perdre de l’argent et de nuire à la réputation de
l’entreprise), mais par l’injustice consistant à “refuser
de reconnaître autrui comme un égal et manifester le désir de
l’exploiter”(Théorie
de la Justice,
§59). Par l’exercice de la grève, les salariés font pression sur
les pouvoirs publics pour tenter d’obtenir un arbitrage en leur
faveur en vertu du principe de la justice selon lequel “les
inégalités doivent être organisées de façon à ce qu’elles
apportent aux plus désavantagés les meilleures
perspectives”(Théorie
de la Justice,
§13).
Conclusion.
A
première vue, avoir le droit de désobéir individuellement aux lois
est une absurdité menant à la tyrannie. Pourtant, le même droit de
nature à se conserver détermine l’obéissance mais aussi la
révolte en cas d’antagonismes irréductibles. Il existe même un
devoir de désobéissance lorsque la loi est injuste et engendre,
e.g.,
une flagrante aggravation des inégalités économiques.