dimanche 30 mars 2003

PEUT-ON AVOIR LE DROIT DE DESOBEIR AUX LOIS ?

Peut-on avoir le droit de désobéir aux lois ? Apparemment n’y a-t-il pas là une pure et simple contradiction ? Or l’histoire ne nous offre-t-elle pas des exemples d’opposition radicale à la loi ? Et si tel est le cas, n’est-ce pas la preuve que désobéir peut même être un devoir ?

I - Un droit individuel de désobéir à la loi serait un non-sens.

a - obéir à la loi, c’est respecter la coutume, non la justice : l’obéissance à la loi, c’est la décision d’agir en suivant une règle. L’obéissance “n’est pas la présupposition non fondée, mais la manière non fondée de procéder”(de la Certitude, §110), ce n’est pas la conclusion d’un raisonnement dont la prémisse serait le justice de la loi car “rien, suivant la seule raison, n’est juste de soi”(Pensées, B294). Ce n’est pas parce que la loi est juste qu’on y obéit mais “la coutume fait toute l’équité pour la seule raison qu’elle est reçue [...] c’est là le fondement mystique de son autorité, qui la ramène à son principe l’anéantit”(Pensées, B294) : douter de l’opportunité d’obéir à une loi en s’interrogeant sur sa justice, c’est déjà la détruire car “pour douter, ce qu’il me faut, ce sont des raisons de douter”(de la Certitude, §4). Et si celles-ci sont nombreuses, c’est que celui qui examinera le motif réel de la loi “le trouvera si faible et si léger [...] qu’il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence”(Pensées, B294). Pourtant, on ne peut avoir le droit de désobéir à la loi, car ce serait suivre une coutume de désobéissance aux coutumes, une règle de contestation des règles, bref jouer à un jeu consistant à mal jouer dans n’importe quel jeu. Or “s’il se peut que quelqu’un, dans un jeu, fasse un coup incorrect, il est impossible que tous les hommes, dans tous les jeux, ne fassent que des coups incorrects”(Recherches Philosophiques, §345). Or, les règles de l’amour-propre n’impliquent-elles pas la désobéissance à la loi ?

b - obéir à la loi est une manière de satisfaire son amour-propre : “comme la mode fait l’agrément, aussi fait-elle la justice”(Pensées, B309), les lois sont une affaire de mode passagère, non de raison inflexible, et “qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine”(Pensées, B294), bref, celui-là se berce d’illusion. Car obéir à la loi, c’est la respecter et “les cordes qui attachent le respect sont des cordes d’imagination”(Pensées, B304). Et l’imagination, “c’est cette partie dominante dans l’homme [...] qui a établi dans l’homme une seconde nature”(Pensées, B82), celle qui le divertit de son ennui. Et “pourquoi suit-on la pluralité ? est-ce à cause qu’ils ont plus de raison ? non, mais plus de force”(Pensées, B301). Suivre la coutume, c’est notre seconde nature et c’est très bien ainsi. Car le “le moi est haïssable [...] il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout, et il est incommode aux autres en ce qu’il veut les asservir”(Pensées, B455). Aussi, lorsqu’il obéit à la loi, au moins se rend-il plus commode à autrui : “vous en ôtez l’incommodité mais non l’injustice”(Pensées, B455), car c’est par amour-propre qu’il craint le blâme ou espère l’éloge. De là, bien qu’imaginaires, “les cordes qui attachent le respect des uns aux autres sont des cordes de nécessité”(Pensées, B304) : même si c’est par amour-propre et non par justice que chacun obéit, l’ordre social imaginaire est quand même un ordre social. Or n’est-on pas en droit de désobéir aux lois pour dénoncer l’hypocrisie de cet ordre social ?

c - vouloir améliorer la justice des lois est la pire absurdité : “chacun suit la coutume pour la seule raison qu’il la croit juste [...] car on ne veut être assujetti qu’à la raison ou à la justice”(Pensées, B325), lesquelles fournissent à l’amour-propre un prétexte honorable pour s’incommoder. Car le moi “veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion”(Pensées, B100), aussi essaie-t-il de se montrer à son avantage, rationnel ou juste. Voilà pourquoi il est “dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes”(Pensées, B326). Mais le danger n’est pas la révolution, car “par là, on ne se révolterait pas, on chercherait toujours la vraie”(Pensées, B325) : ce serait croire que la vraie justice existe et que l’on peut s’en rapprocher en désobéissant à la fausse. Mais alors, il faudrait non pas suivre une coutume, mais prétendre en inventer une dont on exigerait, par amour-propre, qu’elle soit immédiatement suivie, car “l’amour-propre, en nous préférant aux autres, exige aussi qu’ils nous préfèrent à eux, ce qui est impossible”(Emile ..., IV). C’est là le début de toute tyrannie qui consiste à “vouloir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre”(Pensées, B332), vouloir qu’autrui suive une coutume qui n’en est pas une et qui ne s’établira que par la domination violente. Bref, l’obéissance à la loi, même illusoirement juste, est toujours préférable à la désobéissance motivée par l’initiative providentielle d’un justicier fanatique. Toute forme de désobéissance est-elle alors illégitime ?

II - Pourtant l’existence de révoltes témoigne du droit de nature collectif à désobéir à la loi.

a - obéir à la loi, c’est défendre l’intérêt général : le droit de nature de tout être “s’étend jusqu’où s’étend sa puissance”(Traité Politique, II, 4), c’est-à-dire son effort pour persévérer dans son être. Certes, “si les hommes vivaient sous la conduite de la raison, chacun possèderait son propre droit sans dommage pour autrui”(Ethique, IV, 37), le désir de conserver l’utile ou de détruire le nuisible serait commun. Mais les hommes “sont entraînés dans des directions différentes et entrent en conflit les uns avec les autres”(Traité Politique, II, 14). Ces conflits les empêchent de jouir d’une vie authentiquement humaine qui “se définit non point par les fonctions animales mais surtout par la raison”(Traité Politique, V, 5), au moyen de laquelle ils pourraient “percevoir les choses sous une certaine espèce d’éternité” (Ethique, II, 44). Au lieu de quoi, ils se borneraient à craindre de mourir et à espérer survivre si on n’instituait pas malgré eux un corps politique commun (l’Etat) qui augmente leur puissance d’être et d’agir. Or, désirer conserver celui-ci, c’est obéir aux lois du droit civil qui n’est “autre chose que le droit de nature [...] de la masse conduite en quelque sorte par une même pensée”(Traité Politique, III, 2). Ainsi éduquée, “la raison nous fait chercher ce qui nous est réellement utile, à savoir la nécessité de nous réunir aux hommes”(Ethique, IV, 37 : il est rationnel de substituer l’intérêt général à l’intérêt particulier, le droit de nature de l’Etat à celui de l’individu. Ne peut-il y avoir conflit entre l’intérêt particulier et l’intérêt général ?

b - l’intérêt particulier peut être en contradiction avec l’intérêt général : les citoyens sont rarement rationnels, car “l’homme qui est conduit par la raison, n’est pas déterminé à obéir par la crainte”(Ethique, IV, 73), or ils restent le plus souvent déterminés à obéir par crainte de la sanction. Mais, pire que cela, ils désobéissent parfois à la loi, preuve que “cet Etat n’a pas pris de dispositions suffisantes en vue de la concorde”(Traité Politique, V, 2), et qu’il a laissé le droit de nature particulier de chacun l’emporter en espoir et en crainte, sur celui de l’Etat. Bref, “les infractions effectives aux lois sont bien plus imputables aux défauts d’un Etat donné qu’à la méchanceté des hommes”(Traité Politique, V, 2). La désobéissance à la loi dénote un défaut d’éducation, c’est-à-dire l’impuissance des institutions à réaliser une véritable communauté civile d’intérêts. C’est le cas lorsque les institutions économiques, sous prétexte de productivité, “entraînent une répartition de ses produits inégale en quantité comme en qualité”(l’Idéologie Allemande). Ce qui “fait naître l’antagonisme entre l’intérêt de chaque individu ou de chaque famille et l’intérêt commun”(l’Idéologie Allemande), puisque l’intérêt commun demeure la concorde, tandis que l’intérêt particulier est déterminé par l’envie de posséder. Or l’envie “est une haine qui s’attriste du bonheur d’autrui et qui se réjouit du mal d’autrui”(Ethique, IV, 59, xxiii), ce qui ne peut que nuire à la concorde. Est-ce à dire que les révoltes sont l’expression d’un droit à désobéir aux lois ?

c - le droit de se révolter, c’est le droit de nature d’engager une épreuve de force contre l’Etat : “la puissance matérielle dominante de la société étant en même temps la puissance spirituelle dominante”(l’Idéologie Allemande), lorsqu’il n’existe pas de véritable communauté d’intérêt, l’intérêt du groupe social dominant est néanmoins de “présenter ses intérêts comme l’intérêt commun de tous les membres de la société”(l’Idéologie Allemande). Mais si jamais cesse l’illusion idéologique de ce soi-disant intérêt général, la réalité sociale des rapports de domination apparaîtra pour ce qu’elle est au groupe dominé et “la crainte ressentie jusque là par ces citoyens fera place à la révolte et l’Etat se dissoudra de lui-même”(Traité Politique, IV, 6). C’est alors que la promesse tacite d’obéir à la loi sous couvert d’intérêt général leur apparaîtra comme un marché de dupes, “la parole donnée apparaîtra comme plus désavantageuse qu’avantageuse, et ils la reprendront d’un plein droit de nature”(Traité Politique, II, 12). Avoir le droit de désobéir aux lois, c’est avoir le droit de dénoncer “l’illusion d’un intérêt général, alors qu’il est la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts”(l’Idéologie Allemande). C’est le droit à la révolution qui naît d’une “contradiction entre les forces productives matérielles de la société et les rapports de production existants”(Ebauche ...), entre puissance économique d’une classe et puissance politique d’une autre. N’y a-t-il pas de forme moins radicale du droit de désobéir ?

III - Dans la société bourgeoise, il existe un devoir de désobéissance à la loi manifestement injuste.

a - la désobéissance à la loi n’est ni la révolution, ni la violence, ni l’infraction, ni l’objection de conscience : en tant que forme localisée de révolte, “la violence peut être justifiée mais ne sera jamais légitime”(du Mensonge à la Violence, iii) : elle peut être une réaction contre un traitement dégradant, elle “peut se fixer des objectifs à très court terme”(du Mensonge à la Violence, iii), comme porter atteinte aux biens ou aux personnes. Mais, contrairement à la révolution, elle ne modifie pas les rapports sociaux, et même, elle justifie le durcissement de tels rapports. Peut-être que, pour affaiblir la loi, il suffit de l’enfreindre. Or “celui qui commet une infraction prend soin de dissimuler ses actes répréhensibles”(du Mensonge à la Violence, II, 2), l’infraction est discrète et solitaire. Tandis que “la désobéissance civile est la forme la plus récente de l’association volontaire”(du Mensonge à la Violence, II, 2) : la désobéissance à la loi est collective et volontaire. Et, contrairement à “l’objection de conscience qui n’est pas basée sur des principes politiques mais sur des principes moraux”(Théorie de la Justice, §56), e.g. Antigone qui refuse, au nom d’un principe absolu de fraternité, la décision de Créon interdisant d’enterrer Polynice, la désobéissance civile a explicitement pour but de modifier la loi. En résumé, “la désobéissance civile peut être définie comme un acte public, non violent, décidé en conscience, contraire à la loi, et accompli pour amener un changement dans la loi”(Théorie de la Justice, §55). En quoi cela peut-il être un droit ?

b - la désobéissance civile est un droit car c’est un devoir moral de respect de soi-même : l’obligation d’obéir à la loi “peut être annulée dans des situations où la loi est visiblement injuste”(Théorie de la Justice, §45). Or une loi est manifestement injuste lorsqu’elle rompt l’égalité politique des citoyens, porte atteinte à leurs libertés politiques de base, ou ne tente pas de réduire les inégalités socio-économiques sur la base d’une égalité des chances. C’est pourquoi “la désobéissance civile se limite aux entorses graves faites aux principes de la justice”(Théorie de la Justice, §57). Dans ce cas, “l’injustice invite à la soumission ou à la résistance”(Théorie de la Justice, §59). Or l’objection de conscience de Rodrigue, face à l’interdiction de se venger et de tuer le père de Chimène est significative : “j’attire en me vengeant sa haine et sa colère, j’attire ses mépris en ne me vengeant pas”(le Cid, i, 6). Ou bien il se soumet au risque d’être méprisé par Chimène, ou bien il résiste au risque de la colère de Chimène. Or, “la meilleure solution est de protèger le bien premier qu’est le respect de soi-même”(Théorie de la Justice, §82), on doit préférer la colère (et la punition) au mépris (et la honte). Donc, désobéir à une loi injuste, préférer la punition à la honte, est un devoir (on doit), donc, a fortiori, c’est un droit (on peut) : il est de notre dignité morale de désobéir aux lois manifestement injustes, comme il l’est en logique de rectifier un raisonnement manifestement erroné. Mais en quoi peut donc bien consister ce droit ?

c - le droit de grève est un bon exemple d’application du droit à la désobéissance civile : la désobéissance “s’adresse au sens de la justice de la majorité de la communauté, [elle] ne peut être fondée seulement sur des intérêts de groupe, [elle] s’exerce ouvertement avec un préavis raisonnable, [...] on est prêt à assumer les conséquences légales de sa conduite”(Théorie de la Justice, §55). En effet, la grève, c’est la désobéissance limitée et localisée à l’obligation légale de satisfaire les engagements d’un contrat de travail et l’acceptation par avance d’une retenue sur salaire. On fait alors constater publiquement que “les principes de la coopération sociale entre des êtres libres et égaux ne sont pas actuellement respectés”(Théorie de la Justice, §55), ce qui est le cas lorsque les actionnaires de l’entreprise font des profits alors que la situation matérielle des salariés se dégrade. La cessation du travail n’est alors nullement guidée par des intérêts égoïstes ou corporatistes (qui seraient plutôt d’éviter de perdre de l’argent et de nuire à la réputation de l’entreprise), mais par l’injustice consistant à “refuser de reconnaître autrui comme un égal et manifester le désir de l’exploiter”(Théorie de la Justice, §59). Par l’exercice de la grève, les salariés font pression sur les pouvoirs publics pour tenter d’obtenir un arbitrage en leur faveur en vertu du principe de la justice selon lequel “les inégalités doivent être organisées de façon à ce qu’elles apportent aux plus désavantagés les meilleures perspectives”(Théorie de la Justice, §13).

Conclusion.

A première vue, avoir le droit de désobéir individuellement aux lois est une absurdité menant à la tyrannie. Pourtant, le même droit de nature à se conserver détermine l’obéissance mais aussi la révolte en cas d’antagonismes irréductibles. Il existe même un devoir de désobéissance lorsque la loi est injuste et engendre, e.g., une flagrante aggravation des inégalités économiques.