Dans le film de Fritz Lang, M le Maudit, on voit un tueur en série étrangler des enfants comme sous l’effet d’une force qui le dépasse. De fait, une fois arrêté, l’étrangleur plaide l’irresponsabilité, prétend n’être pas lui-même dans l’accomplissement de ses meurtres et, au moment d’être lynché par la foule, exige d’être soigné. En admettant que cet homme soit réellement inconscient au moment où il accomplit les faits qui lui sont reprochés, doit-on dire pour autant qu’il est gouverné par un inconscient ? Du fait que quelqu’un soit inconscient de quelque chose, doit-on inférer que ce qu’il fait dépend d’une force psychique nommée inconscient ? Bref, que gagne-t-on à supposer l’existence d’un inconscient psychique ?
I - L’inconscient psychique semble être le régulateur de la vie sociale.
A - une personne consciente et soucieuse de son bonheur est une nécessité sociale.
“A l’origine, l’âme est une table rase, vide de tout caractère”(Locke, Essay ..., II, i, 2) : toute représentation est acquise par l’expérience, il n’y a pas d’idée innée. En particulier l’idée de moi-même. Or, dans cette idée, il y a l’idée d’un même, c’est-à-dire de quelque chose qui, malgré ses changements, conserve ses propriétés essentielles. Mais comment savoir ce qui est essentiel à propos d’un chose unique, un individu, dont on n’acquiert, rigoureusement parlant, que des représentations diverses et changeantes ? Il va nécessairement falloir lui attribuer une marque indélébile, un signe de reconnaissance qui soit plus résistante aux changements que les propriétés sensibles qu’on va lui attribuer. Lorsque ces propriétés sont celles d’un individu humain, elles vont être subsumées sous un même nom propre et assorties d’une valeur qui indique le jugement social porté sur elles. L’individu devient alors une personne, ce qui est “un terme du langage judiciaire qui assigne la propriété des actes et de leur valeur”(Essay ..., II, xxvii, 26). La personne est donc avant tout un agent, ses propriétés sont des actes en ce qu’il doit s’approprier subjectivement ce qu’autrui aura objectivement jugé digne d’être subsumé sous son nom propre. Voilà pourquoi le terme de personne “n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur”(Essay ..., II, xxvii, 26), c’est-à-dire capables de s’auto-attribuer rétrospectivement les imputations objectives qui lui auront été faites en y reconnaissant l’application des règles sociales destinées à affecter la personne de bonheur ou de malheur.
Mais pour éprouver bonheur ou malheur, pour se trouver affecté rétrospectivement et subjectivement par une imputation, la personne doit être consciente. Car “c’est uniquement par la ‘conscience’ que cette personnalité s’étend soi-même au passé par-delà l’existence présente : par là elle devient soucieuse et comptable des actions passées, elle les avoue et les impute à ‘soi-même’ au même titre et pour les mêmes motifs que les actes présents”(Essay ..., II, xxvii, 26). La conscience est donc cette faculté de récapitulation subjective des imputations objectives qui auront été faites au nom de la même personne. Celle-ci se reconnaît alors responsable de ses actes, elle s’en rend compte à elle-même et éprouve, rétrospectivement le bonheur ou le malheur qui l’avait déjà affectée lors de l’imputation. Pour cette raison, la personne consciente est également soucieuse, c’est-à-dire préoccupée par son avenir social dont elle ne sait s’il sera plutôt heureux ou malheureux : “tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir ou de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient”(-id-). Autrement dit, le souci caractéristique de la personne consciente contrarie la tendance de l’individu à maximiser son plaisir immédiat en l’obligeant à tenir compte de la valeur sociale à long terme de ses actes. C’est donc ce souci conscient qui est meilleure garantie de la stabilité sociale, garantie assurée par la supériorité à long terme du bonheur public sur le plaisir privé et du malheur public sur la douleur privée, car si la personne “ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce ‘soi’ actuel des actes passés, il ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis”(Essay ..., II, xxvii, 26). Le moi ne va-t-il donc pas être tenté d’atténuer sa responsabilité consciente pour maximiser son bonheur ?
B - l’inconscient psychique permet de diminuer la responsabilité de la conscience.
“Notre expérience quotidienne nous met en présence d’idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l’origine et de résultats de pensée dont l’élaboration nous demeure cachée” (Freud, Métapsychologie). Au sens de Locke, rien d’étonnant à cela car la personne consciente est censée ne se souvenir que de l’origine des représentations des actes et de leurs valeurs qui lui auront préalablement été imputées. Aussi, parmi ces représentations dont l’origine nous est inconnue, la plupart ne nous posent pas le moindre problème et, en fait, nous n’y faisons à peine attention. D’autres en revanche nous laissent perplexes : telles le rêve ou les actes manqués, c’est-à-dire des actes dont l’intention consciente est manquée (ex. du lapsus dans lequel le locuteur prononce un mot qu’il ne voulait consciemment prononcer, manquant ainsi son but). D’autres enfin entraînent de véritables souffrances chez le sujet conscient : telles les névroses telles que l’hystérie (symptômes cliniques sans lésion organique), la phobie (peur irraisonnée), l’obsession (idée fixe), etc. Toutes ces représentations à première vue incompréhensibles ont en commun de n’avoir pas de cause physique assignable. Voilà pourquoi, selon lui, “l’hypothèse de l’inconscient est nécessaire”(-id-) afin, d’une part assigner à l’inconscient la cause de ces représentations inexplicables autrement, d’autre part essayer de guérir les individus qui disent en souffrir. Le problème est que l’inconscient est une entité inaccessible, à la fois subjectivement (car inconscient) et objectivement (car psychique). Il va donc falloir justifier son existence au moyen d’une construction théorique convaincante. Pour cela, Freud constate d’abord que “l’ensemble de notre activité psychique a pour but de nous procurer du plaisir et de nous faire éviter la douleur [...], elle est régie automatiquement par le principe de plaisir” (Introduction à la Psychanalyse, III). Or tout individu est le jouet de pulsions qui sont “le représentant psychique des excitations issues de l’intérieur du corps”(Métapsychologie), c’est-à-dire de désirs privés dont la satisfaction est sanctionnée par un plaisir privé. C’est pourquoi les règles sociales interdisent à l’individu de n’être gouverné que par le seul principe de plaisir, c’est-à-dire par un processus de satisfaction immédiate de n’importe quelle pulsion. Est en particulier interdite par la censure sociale la satisfaction de certaines pulsions (inceste, meurtre) et réglementée la satisfaction des autres pulsions sexuelles ou agressives. Dès lors, “le principe de plaisir cède la place au principe de réalité qui fait que, sans renoncer au but final que constitue le plaisir, nous consentons à en différer la réalisation” (Essais de Psychanalyse, I), c’est-à-dire consentir à satisfaire certaines de ses pulsions de manière non-immédiate.
Or le passage au principe de réalité est douloureux en ce que tout individu dont la conscience se représente une pulsion censurée en conçoit de la honte. De sorte que la douleur morale de la honte s’ajoute à la douleur physique de l’insatisfaction. Une telle douleur serait de nature à gravement perturber la personnalité s’il n’existait pas, dit Freud, un mécanisme qui mette les pulsions honteuses hors d’atteinte de la conscience. Freud dit qu’elles sont mécaniquement refoulées dans l’inconscient psychique par le surmoi : “le surmoi est ce qui représente pour nous toutes les limitations morales, l’avocat de l’aspiration au perfectionnement”(Nouvelles Conférences, xxxi). La fonction du surmoi est, dans un premier temps, de censurer les pulsions du sujet afin, soit de les laisser apparaître à la conscience, soit de les refouler dans l’inconscient. Puis, dans un second temps, d’essayer de trouver un mode de satisfaction symbolique des pulsions refoulées afin à la fois de faire cesser la douleur physique de l’insatisfaction et d’éviter la douleur morale de la honte. On peut alors expliquer l’origine du rêve en disant que “il y a chez tout homme des désirs qu’il ne voudrait pas communiquer aux autres et des désirs qu’il ne voudrait même pas s’avouer à lui-même [...], la déformation par le rêve nous apparaît nettement comme le fait de la censure”(l’Interprétation des Rêves , IV). Le rêve est un mécanisme par lequel le surmoi limite la souffrance d’une conscience soucieuse de s’éviter le malheur social que constitue la honte de soi-même. Cela dit, peut-on admettre que tout cela ne soit qu’un mécanisme causal ?
II - Supposer l’inconscient doté d’un mécanisme causal, c’est de la mauvaise foi.
A - nous échappons à l’angoisse de notre indétermination consciente par la mauvaise foi.
Pour qu’un mécanisme causal de préservation du moi-même soit envisageable, il faudrait évidemment que ce moi-même soit une substance, fût-ce une substance pensante au sens de Descartes : “ce moi, c’est-à-dire mon âme par laquelle je suis ce que je suis”(Descartes, Discours de la Méthode, IV). Or si l’on admet avec Locke que “à l’origine, l’âme est une table rase, vide de tout caractère”(Essay ..., II, i, 2) et que la conscience est cette activité de récapitulation soucieuse des jugements de valeur portés par autrui à l’égard d’une personne qui doit objectivement être considérée et subjectivement se considérer comme la même, en toute rigueur le moi ne peut jamais être une substance. Plus précisément, le moi est “ce sujet que j’ai à être et que je ne suis point [...] cela signifie que je ne puis l’être qu’en représentation” (Sartre, l'Être et le Néant, I, ii, 2). En effet, le moi est l’ensemble des propriétés que j‘ai le souci d’assumer consciemment. Et si j’ai ce souci, c’est que le moi va être constitué des actes que je vais choisir d’accomplir en fonction du bonheur ou du malheur que mes imputations passées m’ont jadis occasionné. Soit par exemple un garçon de café, son moi a l’air d’être bien défini, il se comporte “comme l’acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de son état, en se visant comme garçon de café imaginaire” (E.N., I, ii, 2). C’est-à-dire que bien qu’il se comporte avec un certain automatisme, sa conscience ne lit pas une sorte de programme immuable le faisant agir mécaniquement comme un garçon de café, mais imagine par avance ce qui, dans le choix de ses actes, a quelques chances d’être, si possible, approuvé par autrui. Bref, cette personne joue un rôle (étymologie de persona) dont le jugement par autrui conditionne son bonheur ou son malheur.
C’est pour cela que tout souci conscient est, pour le moi, un souci de rendre acceptables pour autrui ses actes et leurs valeurs. Ce souci, que Sartre nomme angoisse, “se distingue de la peur par ceci que la peur est peur des êtres du monde, tandis que l’angoisse est angoisse devant moi” (E.N., I, i, 5) : l’angoisse, le souci, est donc une inquiétude face à l’indétermination de notre moi pour l’avenir. Or, en général, “nous fuyons l’angoisse dans la mauvaise foi” (E.N., IV, i, 3). En d’autres termes notre conscience nous fait assumer les rôles sociaux que nous jouons mais a tendance à oublier que notre rôle social a beau être déterminé par les normes sociales, il ne l’est pas de manière causale, c’est-à-dire à la façon d’un mécanisme irrésistible sur lequel nous n’aurions aucune prise. Car alors, nous ne serions pas angoissés par l’avenir du moi qui serait tout tracé. Or nous sommes angoissés par la responsabilité que nous endossons en choisissant nos actes. Cette angoisse est évidemment une souffrance que nous atténuons en étant de mauvaise foi, c’est-à-dire en préférant croire, comme le garçon de café, que notre moi est définitivement établi : nous nous dissimulons notre choix conscient et l’angoisse qui l’accompagne. Bref, être de mauvaise foi, c’est accepter les règles du jeu social en se forçant d’oublier que c’est un jeu dont on doit préalablement assumer les règles. Est-ce à dire que la supposition de l’existence d’un mécanisme psychique inconscient permettant de soulager notre conscience serait une supposition de mauvaise foi ?
B - l’argument d’une causalité psychique inconsciente est un argument de mauvaise foi.
Soit une représentation obsessionnelle qui est source de trouble pour le sujet conscient. A cet égard, il y a deux manières d’être de mauvaise foi : celle consistant à justifier la représentation par des causes externe, en disant “je ne peux pas ne pas y penser” et celle consistant à justifier la représentation par une cause interne en disant “je ne veux pas ne pas y penser”. Les deux catégories ont ceci de commun que l’on affirme à l’instant to qu’une certaine représentation est l’effet mécanique d’un événement qui a eu lieu en t-1. Ainsi donc je suis de mauvaise foi chaque fois que je feins de considérer qu’une représentation consciente est mécaniquement causée par un événement irrésistible antérieur à l’acte. Je nie ainsi que la matière sensible de la représentation (visuelle, auditive, etc.) qui est évidemment l’effet causal d’une détermination physique, a besoin d’un choix conscient qui tienne compte non seulement des normes sociales mais aussi de la tendance du moi à maximiser son bonheur. C’est ce choix conscient qui “revient en arrière, sur les positions que j’occupais, pour les éclairer, les lier et les modifier”(E.N., II, ii, 1), c’est-à-dire finalement pour décider rétrospectivement de considérer ou non cette représentation comme une propriété significative du moi en assumant le bonheur ou le malheur qui s’ensuit. Donc même si l’événement a eu lieu en t-1, comme le moi n’est pas une substance définitive, cet événement ne peut pas mécaniquement affecter le moi, c’est-à-dire sans que la conscience en ait fait le choix. Or la théorie freudienne de l’inconscient concilie les deux catégories de mauvaise foi. En disant que telle représentation obsessionnelle est causée par le surmoi qui a d’abord refoulé une pulsion honteuse dans l’inconscient pour ensuite la faire apparaître à la conscience de manière déguisée, d’un côté je ne peux pas faire autrement que d’y penser, puisqu’il s’agit là d’une causalité aveugle et irrésistible, d’un autre côté, c’est une causalité interne au psychisme, c’est une sorte de volonté inconsciente, et donc je ne veux pas ne pas y penser.
Pourtant Freud remarque que le surmoi ne se comporte pas réellement comme un mécanisme inconscient. Preuve en est qu’il ne se laisse pas découvrir facilement lors de la psychanalyse : “il n’est pas exact que le ça se présente comme une chose [...] car Freud signale des résistances lorsque le thérapeute approche de la vérité”(E.N., I, ii, 1). Car lors de la cure psychanalytique destinée à guérir le patient de sa souffrance, l’inconscient n’est pas passif, il réagit comme s’il avait honte de ce que le psychanalyste est en train de mettre à jour. Mais le surmoi se défend non comme se défendrait un virus qui réagirait mécaniquement à des substances chimiques, mais plutôt comme un moi qui réagit consciemment à des paroles. Donc, le surmoi, le censeur de la conscience, le représentant psychique des normes sociales, “pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu’il refoule, [...] doit choisir, et pour choisir, se représenter”(-id-). Donc le surmoi se comporte typiquement comme une conscience qui éprouve du bonheur ou du malheur en s’auto-attribuant ce qu’autrui lui impute. D’où la résistance que le surmoi oppose au thérapeute lorsque celui-ci impute au patient des actes et leurs valeurs qui ne font pas le bonheur de la personne. Mais alors, à quoi sert de dire que c’est le surmoi qui résiste, pourquoi ne pas dire directement que c’est la conscience qui éprouve de la honte ? L’introduction d’un agent inconscient (le surmoi) qui jugerait à l’insu de l’agent conscient (le moi) est donc une manifestation de mauvaise foi. Bref, “la psychanalyse ne nous fait rien gagner puisqu’elle établit entre la conscience et l’inconscient une conscience autonome et de mauvaise foi”(-id-) : le surmoi n’est que l’autre nom de la conscience de mauvaise foi qui choisit ses représentations et qui choisit d’oublier qu’elle a choisi en prétendant être déterminée par la causalité mécanique. Bref il n’est pas nécessaire d’avoir recours à la supposition de l’inconscient pour expliquer une représentation troublante. Il suffit de dire que, conscient de la contradiction entre le caractère honteux d’une pulsion impérieuse et le souci de son bonheur social, la conscience préfère interpréter un rêve troublant et agréable comme l’indice d’une satisfaction symbolique de sa pulsion. Or le caractère mécanique et non pas intentionnel de ce processus est une prémisse nécessaire de ce raisonnement. Est-ce à dire que la supposition de l’existence d’un inconscient psychique est condamnable ?
III - L’inconscient doit être considéré comme une raison et non comme une cause.
A - à première vue la théorie de Freud est condamnable.
La supposition de l’existence d’un inconscient psychique est une supposition de mauvaise foi. Or la mauvaise foi est une forme de mensonge à soi-même en ce que la conscience se cache se que pourtant elle sait afin de maximiser son bonheur, attitude caractéristique du mensonge. Et un mensonge est nécessairement irrationnel, car “est rationnel l’argument dont je peux exiger que tout le monde l’accepte en révélant mes motifs sans pour autant séduire ou terroriser mon auditoire”(Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings, ..., §10). Dire que mon argument est rationnel, c’est dire que chacun devrait l’adopter indépendamment du plaisir ou de la douleur qu’il pourrait entraîner sur celui qui l’adopte. Si ce n’est pas le cas, c’est que l’argument est irrationnel. Or peut-on imaginer que chacun admette en toute clarté qu’il doit être de mauvaise foi indépendamment du bonheur individuel qu’il essaie de maximiser ? Evidemment non, puisque ce subterfuge a précisément été inventé pour cela. Donc, comme pour le mensonge en général, la mauvaise foi n’est possible que si son choix n’est pas révélé, ce qui prouve que ce choix est irrationnel.
De plus la supposition de l’existence d’un inconscient psychique est une supposition immorale. En effet, cette supposition a clairement pour fonction de faire cesser la souffrance qui serait celle de la conscience si celle-ci était placée devant l’alternative soit de se refuser un plaisir psychique, soit de s’interdire un bonheur social. En se faisant croire par mauvaise foi qu’elle ne choisit pas mais qu’elle est causalement déterminée à ne se représenter la satisfaction d’une pulsion honteuse que sous forme symbolique, la conscience atténue ainsi l’angoisse indissociable de sa responsabilité lorsqu’elle choisit. En d’autre terme, la conscience joue un rôle social mais se prend au sérieux en refusant d’admettre qu’elle joue. Et “ceux qui se cacheront, par l’esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai des lâches”(Sartre, l'Existentialisme est un Humanisme) : refuser d’admettre que l’on joue un rôle, se prendre au sérieux en prétendant que c’est une soi-disant détermination causale qui produit nos représentations, c’est être lâche. Bref, être de mauvaise foi en faisant porter à un soi-disant inconscient psychique la responsabilité de son choix conscient, consiste pour le moi à faire preuve de lâcheté, donc d’immoralité.
Enfin la supposition de l’existence d’un inconscient psychique est une supposition idéologique. En effet, “le langage ordinaire imprègne notre vie toute entière”(Wittgenstein, the Blue Book, 59), au point que nous sommes conditionnés à voir le monde à travers les exigences sociales du langage ordinaire tel qu’il nous a été enseigné et tel qu’il est assumé par notre moi conscient. En particulier, “dans notre langage est déposée toute une mythologie”(Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer), le langage remplit la conscience de mythes dont la fonction sociale est la maximisation du consensus. En ce sens, l’attitude de mauvaise foi consistant à se prétendre déterminé mécaniquement par un inconscient psychique, possède une fonction idéologique de perpétuation de l’ordre établi. Ce qui nous empêche de voir “qu’avec le langage, nous pouvons faire des choses que nous n’avons jamais apprises”(Wittgenstein, Leçon sur la Philosophie de la Psychologie), par exemple faire un usage critique (philosophique) du langage. La théorie freudienne doit-elle alors être abandonnée ?
B - la psychanalyse est un jeu dont l’existence de l’inconscient est la règle principale.
Ce qui rend condamnable la croyance de mauvaise foi dans une soi-disant détermination causale par un inconscient psychique, c’est une double confusion. Freud commence par remarquer qu’il y a en chacun de nous des pensées inconscientes, des représentations dont nous ne sommes pas conscients de l’origine. Alors il infère qu’il doit exister une chose comme “l’inconscient psychique”. C’est comme si l’on disait : il y a des objets rouges, il existe donc une chose nommé “le rouge”. Mais le rouge n’existe pas indépendamment du sang, des tomates mûres, des couchers de soleil, etc. “Le rouge” n’est pas doté de pouvoir causal à l’égard des objets qu’il subsume, puisque ce n’est qu’un concept. De même il se pourrait très bien qu’il existe des pensées inconscientes, subsumées sous le concept d’inconscient, sans qu’il existe une chose nommée “inconscient” : “Nous avons affaire là à l’une des grandes sources de l’égarement philosophique : un substantif nous pousse à chercher une chose qui lui corresponde”(Wittgenstein, the Blue Book, 1).
Dès lors, “une autre confusion s’installe ici entre raison et cause, à laquelle on est conduit par l’utilisation ambiguë du mot pourquoi”(the Blue Book, 15). Et en effet, je peux être tenté de poser la question : “mais pourquoi ai-je cette représentation ?”. Or ce “pourquoi” engendre deux types de réponses bien distinctes selon que je parle d’une hallucination ou d’une obsession. Dans le premier cas je cherche la cause d’un état physique, dans le second cas je demande simplement une raison qui serait susceptible de faire cesser mon trouble. “La proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est une hypothèse qui est bien fondée si vous avez un certain nombre d’expériences qui, grosso modo, s’accordent à montrer que votre action est la conséquence régulière d’un certain nombre de conditions appelées causes de l’action”(-id-). Bref, dans le premier cas, on peut parler de causes car on se trouve dans le domaine expérimentable des faits. “Mais s’il s’agit de savoir la raison, il n’est plus nécessaire d’avoir un certain nombre d’expériences concordantes, et l’énoncé de votre raison n’est plus une hypothèse [...] mais un énoncé grammatical”(-id-). L’explication consistant à répondre “parce que c’est l’inconscient qui s’est manifesté” n’est plus une hypothèse vérifiable par des faits. C’est une simple supposition qui sera valide si elle est acceptée et elle le sera, bien qu’il n’y ait rien à observer, si elle respecte les règles d’un jeu de langage. L’une d’elles pourrait être “le surmoi soustrait certaines représentations honteuses du champ de la conscience”. Cette phrase est un énoncé grammatical, le simple énoncé d’une règle, comme lorsque je dis “c’est Dieu qui a créé l’univers” ou “le fou se déplace en diagonale” : on ne fait qu’énoncer la règle d’emploi des termes “Dieu”, “fou” ou “surmoi” sans qu’il existe de chose réelle correspondant à ces termes. De sorte que, en religion, au jeu d’échec ou en psychanalyse, on explique des situations en donnant des raisons, c’est-à-dire en répétant des règles grammaticales préalablement apprises et acceptées. C’est pourquoi “il y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie, éprouvent des troubles si sérieux qu’ils peuvent conduire à des idées de suicide, [...] et qui peuvent ressentir un immense soulagement si on est ne mesure de leur montrer que leur vie a l’allure d’une tragédie”(-id-). Bref, comme l’admettent Freud et Sartre, il est primordial pour la personne troublée par des représentations d’origine inconnue, de mettre en scène sa propre vie dans un jeu de langage dans lequel elle joue le rôle du héros antique et l’inconscient celui du destin. Et si la mise en scène est satisfaisante, si le public se montre intéressé, “nous pouvons dire que le trouble, une fois interprété, cesse d’être troublant”(-id-). Donc, en un certain sens, le patient est guéri en ce qu’il est persuadé d’avoir une réponse satisfaisante à la question qui le préoccupait.
Conclusion.
La conscience est une construction sociale reposant sur la nécessité d’imputer à l’individu la propriété de ses actes et de leur valeur ainsi que sur le souci personnel d’assumer la responsabilité de ces imputations. La censure sociale s’exerçant sur certains actes engendrerait des effets psychiques douloureux s’il n’existait pas apparemment un mécanisme inconscient de refoulement et de satisfaction symbolique. Ce qui est un prétexte de mauvaise foi pour une conscience angoissée qui refuse d’assumer la pleine responsabilité de ses actes. Dès lors, l’explication psychanalytique est à la fois irrationnelle en tant que mensonge conscient, immorale en tant que manifestation de lâcheté de la conscience à l’égard, et idéologique en tant qu’elle maximise le consensus social. Il reste que l’existence de l’inconscient n’est pas une cause mais une raison des représentations troublantes, c’est-à-dire l’énoncé d’une règle acceptable dans un certain jeu de langage.
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