“Juger”
vient de “jus
dicere”,
“dire le droit”. En ce sens, le juge est celui qui dit le droit.
Mais le juge est toujours obligé d’interpréter la règle de
droit. Or toute interprétation n’est-elle pas subjective ? Ce qui
est subjectif ne manque-t-il pas, par définition, d’objectivité ?
Tout juge étant détenteur d’un pouvoir n’est-il pas est tenté
d’en abuser ? Pourtant une interprétation n’est jamais
complètement arbitraire dans le sens où il existe toujours des
règles communes d’interprétations et le juge est, en principe
choisi pour sa compétence et donc digne de confiance. Pourquoi alors
un jugement subjectif apparaît-il souvent comme arbitraire ?
I - Le
jugement réfléchissant est inter-subjectif mais non-arbitraire.
A
- le jugement réfléchissant est un jugement non-objectif.
Supposons
P1 :
“ce liquide est de l’eau”, et P2
: “ce
liquide est indispensable”. Elles ont apparemment la même forme
grammaticale : une certaine chose
(“ce
liquide”) est supposée dotée de certaines propriétés
(“est de
l’eau” ; “est indispensable”). Nous dirons dans les deux cas
que l’énonciateur porte un jugement
sur une chose indiquée par le sujet
de la phrase en prétendant lui attribuer
avec vérité
la propriété
indiquée par le prédicat.
Donc, “juger,
c’est comparer à une chose quelque chose pris pour caractère ; la
chose elle-même est le sujet, le caractère est le prédicat”(la
Fausse Subtilité ...,
II, 47). Juger,
c’est donc prétendre qu’une chose
fait partie d’une classe
(“ceci est de l’eau”), ou qu’une classe
fait partie d’une classe
de classe
(“l’eau est un liquide”). Mais si la vérité de P1
dépend de critères
conceptuels de
comparaison du sujet
avec le prédicat
(le concept
d’eau), celle de P2
ne dépend que d’exemples,
soit de sujets
convenant au prédicat “indispensable”, soit de prédicats
qui paraphrasent “indispensable”. Or un exemple
est toujours particulier,
tandis que le concept
a, a
priori,
valeur universelle.
Donc P2
n’indique
rien, a
priori,
quant à ses conditions
de vérité.
Mais alors, si le terme “indispensable” n’est pas un concept
doté a
priori,
de caractères
déterminés, cela va avoir pour conséquence de nous obliger à
réfléchir
sur les
conditions
de vérité
de la phrase P2.
Voilà pourquoi “si
l’universel [le
concept]
est donné, le jugement est déterminant ; mais si seul est donné le
particulier pour lequel le jugement doit trouver l’universel, alors
le jugement est simplement réfléchissant”(C.F.J.,
intro. IV). Donc lorsque le prédicat
d’un jugement n’est pas un concept
universel,
quand donc les conditions
de vérité
d’une phrase nécessitent l’évocation d’exemples
particuliers,
le jugement n’est pas déterminant
mais réfléchissant.
Il s’ensuit que le jugement
déterminant
est objectif,
puisque “l’objet
est considéré comme ce qui s’oppose à ce que nos connaissances
soient déterminées au petit bonheur et donc arbitrairement”(C.R.P.,
III, 81) : l’objectivité
est la capacité pour des propriétés
sensibles
d’un objet
de se conformer aux caractères
énumérés par un concept.
De
plus, contrairement à ce qui se passe pour le jugement
déterminant,
on transforme souvent l’aspect indéterminé
du
jugement
réfléchissant en
présomption de l’arbitraire
: l’auteur
du jugement réfléchit
sans concept
déterminé ; il lui est donc loisible de donner, à sa fantaisie,
n’importe quel sens à des mots comme “indispensable”, “bon”,
“juste”, etc. Prenons l’exemple du jugement
esthétique
: je vois une oeuvre d’art, je juge qu’elle est belle. Nous
disons “cette oeuvre est belle” comme nous disons “ce liquide
est indispensable” et non pas comme nous disons “ce tableau est
rectangulaire”. Celui-ci est un jugement
déterminant
tout-à-fait objectif
dont les conditions
de vérité
sont énoncées par le concept
de rectangle. Mais nul ne peut constater objectivement
qu’elle
est belle,
car le prédicat
“belle”
n’est pas un concept
doté de caractères
a
priori.
En d’autres termes, la beauté n’est pas une propriété
objective
de l’oeuvre d’art. Va-t-on dire alors que le jugement
réfléchissant est un jugement arbitraire ?
B
- le jugement réfléchissant n’est pas arbitraire mais au
contraire nécessaire.
Supposons
que “ceci est beau” soit paraphrasable
par “ceci me plaît”. Supposons que “puisque
la beauté n’est pas une qualité qui est dans les choses
elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui les contemple
et que tout esprit perçoit une beauté différente”(de
la Règle du Goût).
Supposons donc que le jugement
réfléchissant esthétique
soit arbitraire.
Si “ceci est beau” est arbitraire,
s’il équivaut à “ceci me plaît”, c’est que chacun
a son propre
goût, à
savoir un état
psychique qui
ne peut être partagé par quiconque. Or “’tout
un chacun a son propre goût’,
cela signifie que le fondement de détermination du jugement est
purement subjectif, ou que ce jugement n’a aucun droit à
l’approbation nécessaire d’autrui”(C.F.J.,
§56). En d’autres termes, comme on dit, “des goûts et des
couleurs on ne discute pas”. Pourtant, ce dicton contredit
la pratique consistant pour chacun de faire
part de
ses impressions esthétiques à autrui, voire d’essayer de
convaincre
autrui, et en tout cas de se montrer déçu
de ne pas atteindre l’un de ces buts. C’est bien parce que “l’on
peut discuter du goût, bien qu’on ne puisse pas en disputer,
c’est-à-dire en décider par des preuves”(-id-)
: le jugement
réfléchissant esthétique
admet d’être discuté,
communiqué, argumenté, même si, en effet, l’argument
n’est jamais un concept,
car alors, non seulement on en discuterait,
mais on en disputerait.
En tout cas, le fait qu’on discute
autour de “ceci est beau” prouve que le jugement
réfléchissant
esthétique vise “l’approbation
nécessaire d’autrui”,
donc ne signifie pas que “chacun
consent à ce que son jugement personnel et privé, et en vertu
duquel il dit qu’un objet lui plaît, soit du même coup restreint
à sa seule personne”(C.F.J.,
§7), donc n’équivaut pas à “ceci me plaît”.
De
même si nous énonçons un jugement
réfléchissant
moral du genre “ceci est mal”, nous ne prétendons pas que “mal”
soit un concept
ne servant qu’à décrire
objectivement
un comportement. Car ce que veut communiquer A à B en lui disant “ce
que tu viens de faire est mal”, ce n’est du tout la description
d’un acte mauvais, mais plutôt le sentiment
de A à l’égard de l’acte de B. D’une manière générale,
lorsque vous énoncez un jugement
réfléchissant,
“vous ne
signifiez rien d’autre que, selon la constitution de votre nature,
vous éprouvez un sentiment d’approbation ou de blâme en
considérant l’objet”(T.N.H.,
III, i, 1). C’est pourquoi il n’est pas question de paraphraser
“ceci est mal” par “ceci me déplaît”. En disant, ”ce que
tu viens de faire est mal” A dit à B qu’il désapprouve
son acte, mais aussi que quiconque
à la place de A aurait
dû le
désapprouver : “il
ne juge pas pour lui seulement, mais pour tout le monde, et il parle
alors de la beauté [ou du mal] comme si c’était une propriété
des choses”(C.F.J.,
§7). En disant “ceci est mal”, A veut donc dire à B “qu’il
est rationnel pour lui de se sentir coupable de le faire, et pour
tout autre d’être en colère contre lui”(Wise
Choices ...,
§3). Rationnel,
c’est-à-dire que l’auteur du jugement
réfléchissant
“peut
exiger que tout le monde l’accepte en révélant ses motifs sans
pour autant terroriser son auditoire”(Wise
Choices ...,
§10) : en disant à B “ceci est mal”, A peut être amené à
révéler qu’il est très en colère contre B et que B devrait se
sentir coupable, et il s’attend à ce que toute autre personne C
trouve cela tout-à-fait normal. De même, en disant “ceci est
beau”, “ceci est juste”, etc. nous sommes en mesure d’exiger
que n’importe qui trouve normal
ce jugement : par exemple “je
dis que la chose est belle et je m’attends à trouver les autres
d’accord avec moi [car]
je crois
pouvoir l’exiger d’eux”(C.F.J.,
§7). Le jugement
réfléchissant,
qu’il soit moral ou esthétique, n’est pas a
priori,
certes, mais, il est rationnelle : la preuve est que, après
réflexion, “nous
exigeons que notre auditoire accepte ce que nous disons”
(Wise
Choices ...,
§9). C’est donc que le jugement
réfléchissant
a beau ne pas être objectif,
nénamoins il “proclame
qu’il y a nécessité [...] d’apprécier la représentation d’un
objet”
(C.F.J.,
§67). Et d’une manière générale, le jugement
réfléchissant
a pour fonction de poser des valeurs
rationnelles
(la beauté, la justice, l’utilité, etc.) qui ne sont pas des
concepts a
priori,
mais sont néanmoins l’aboutissement d’une réfléxion
critique
portant sur des règles
esthétiques, morales, politiques, juridiques, etc. permettant
d’harmoniser des formes
de vie et
qui, pour cela, sont toutes inter-subjectives.
Est-ce à dire que tous les jugements subjectifs sont en même temps
rationnels et nécessaires et échappent donc à l’arbitraire ?
II -
le jugement de perception est subjectif mais non arbitraire.
A
- le jugement de perception ne vise pas l’accord inter-subjectif.
Considérons
ces trois phrases : P3
“ceci est bon” ; P4
“ceci est agréable” ; P5
“ceci me plaît”. P3
est un
jugement réfléchissant
qui a une portée nécessairement inter-subjective
et n’est donc pas paraphrasable par P4
et P5
car “en
ce qui concerne l’agréable, chacun reconnaît que le jugement par
lequel il déclare qu’une chose lui plaît, étant fondé sur un
sentiment particulier, n’a de valeur que pour sa personne”(C.F.J.,
§7), tandis que pour P3
“je ne
juge pas seulement pour moi mais pour tout le monde et je parle de la
beauté comme si c’était une propriété des choses”(C.F.J.,
§7). On dira que P4
et P5
sont des jugements
de perception,
c’est-à-dire des jugements qui “ont
leur fondement dans la perception immédiate des sens”(Prolégomènes,
IV, 297). De tels jugements ne sont pas objectifs
car ni “bon”, ni “agréable”, ni “me plaît” ne sont des
concepts
déterminant a
priori
les propriétés d’un objet
possible.
Mais P4
et P5
semblent
subjectifs
dans un sens plus faible que P3,
puisque, dans P3,
le locuteur peut être amené à défendre
son point de vue et à argumenter
pour trouver un accord,
ce qui n’est pas le cas de P4
ou P5
où on admet que ce que dit le locuteur ne vaut que pour
lui seul.
Bref, les jugements de perception “valent
uniquement pour nous, c’est-à-dire pour notre seule
subjectivité”(Prolégomènes
..., §18).
Les
jugements
de perception semblent
alors être de sérieux candidats au titre de jugement arbitraire,
c’est-à-dire de jugement privé
qui n’a de compte à rendre à personne. Ne dit-on pas en effet que
rien n’est plus intime
que les perceptions, les sensations, les sentiments, etc ? Pourtant
tout
jugement doit
être compréhensible
pour son destinataire et donc être doté de conditions
de vérité.
En effet, tout jugement
expose
toujours son auteur à deux types de réactions : “je ne comprends
pas”, ou bien “c’est faux”. Or nous apprenons
à formuler un jugement
dans un contexte
social en
imitant autrui qui l’énonce dans des circonstances
appropriées
consacrées par des règles
d’usage.
Par exemple “nous
apprenons le mot ‘rouge’ dans des circonstances bien déterminées
: certains objets sont habituellement rouges et conservent leurs
couleurs ; la plupart des gens s’accordent avec nous pour juger des
couleurs”(Notes
sur l’Expérience Privée).
Bref, le jugement
de perception
“c’est rouge” obéit à des règles
d’usage
précises,
des règles
grammaticales
: “la
grammaire décrit l’usage des mots dans le langage : la grammaire
est au langage ce que les règles du jeu sont au jeu”(Grammaire
Philosophique,
II, 23). Les règles de grammaire sont les règles d’usage des jeux
de langages. Or, dans la plupart des jeux de langage, les règles
d’usage
sont le plus souvent implicites,
c’est-à-dire qu’elles ne sont pas énoncées explicitement.
Les cas où elles le sont sont exceptionnels : ces exceptions sont
précisément celles du jugement
déterminant
où les règles doivent être clairement énoncées a
priori et
du jugement
réfléchissant
où elles doivent l’être a
posteriori
après débat. Mais les jugements
de perceptions
font partie des jeux
de langage
pourvus de règles
grammaticales
implicites et ne sont pas plus arbitraires
que les jugements déterminants
ou réfléchissants.
Comment expliquer alors que, comme le souligne Kant, le jugement de
perception nous semble arbitraire ?
B
- le jugement de perception peut s’accompagner d’incertitude ou
de simulation.
Même
si le jugement de
perception
n’est pas plus arbitraire
que le jugement déterminant
ou le jugement réfléchissant
il est pourtant clair que le jugement de perception
est le moins
exigeant
en termes de justification
: “je
n’aime pas les épinards et j’estime que c’est une affaire de
goût [...] j’en mange si je les aime et pas autrement [mais
dire] que
je suis opposé à la cruauté [c’est]
s’engager à quelque chose en quoi nous voyons une exigence
fondamentale de la rationalité, c’est sans conditions”(Wise
Choices ...,
§8). Un jugement
réfléchissant
moral est rationnel
a
posteriori,
tandis qu’un jugement
de perception
est irrationnel
puisqu’il reste une affaire d’appréciation
personnelle, dans laquelle on estime soit n’avoir pas de
justification
à donner, soit au contraire avoir le choix entre plusieurs
justifications
concurrentes. Soit l’exemple du jugement
de perception
“j’ai mal” : “un
enfant s’est blessé, il crie, et maintenant les adultes lui
parlent et lui enseignent des exclamations et, plus tard, des phrases
; ils apprennent à l’enfant une nouvelle manière de se comporter
lorsqu’on a mal”(P.U.,
§244). Ce qui veut dire que l’énonciateur doit avoir appris
à prononcer cette phrase dans des circonstances au cours desquelles
l’environnement
social a
réagi favorablement (l’enfant a été consolé, rassuré, soigné,
etc.), encourageant ainsi l’enfant à réitérer son jugement
de perception
dans des circonstances similaires. Pourtant il n’est pas d’enfant
qui, à un moment ou à un autre, n’abusera
de ce comportement en prétendant avoir mal alors qu’il n’a pas
mal. En effet,
-
premièrement, l’expression “avoir mal” n’étant pas un
concept
rationnel
(ce n’est pas un jugement déterminant) et n’étant pas non plus
une valeur
rationnelle (ce
n’est pas un jugement réfléchissant), l’enfant va être
confronté à des circonstances limites où le jugement “j’ai
mal” semblera approuvé, fût-ce tacitement, par l’environnement
social, ce qui va encourager l’enfant à étendre
de manière incertaine
son jugement à des circonstances dans lesquelles le jugement est
inapproprié
sans pour cela être sanctionné
-
deuxièmement, “quel
que soit le jeu de langage, il est essentiel à la fois que les gens
qui le jouent se comportent de la manière particulière que nous
appelons exprimer ce qu’ils sentent et, également, que de temps en
temps ils dissimulent ce qu’ils sentent”(Notes
sur l’Expérience Privée),
ce qui veut dire que l’enfant va faire l’apprentissage
d’expressions comme “jouer”, “faire semblant”, “mentir”,
etc. qui, employées par des adultes dans des circonstances
appropriées,
vont constituer des exemples d’usages simulatoires
du langage
qui, pour être exceptionnels, n’en sont pas moins utiles en ce
qu’ils permettent à son auteur de se sortir d’un mauvais pas, et
qui donc vont l’inciter lui aussi à simuler
de temps en temps.
Finalement
le jugement
de perception
est nécessairement appris dans des circonstances appropriées,
mais la complexité et la multiplicité de ces circonstances laisse
toujours une marge d’appréciation
considérable de la part du sujet conscient sur l’opportunité
ou non d’énoncer son jugement
: “ce qui
est extraordinaire avec le langage, c’est que nous finissons par
faire des choses que nous n’avons pas apprises”(Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie).
L’aspect incertain
et simulatoire
est directement lié à ce que ni l’accord objectif,
ni l’accord inter-subjectif
ne sont exigés dans le jugement
de perception.
D’où l’impression fausse que le jugement de perception
est purement une affaire de fantaisie
individuelle. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de jugement qui soit
purement affaire de fantaisie personnelle ?
III - Seules les attitudes propositionnelles sont subjectives et
arbitraires.
A
- il existe des constructions linguistiques essentiellement opaques.
Ainsi,
une phrase de la forme “A est B” a grosso
modo toujours
la même fonction
sociale
coordinatrice même si la contrainte consciente des règles
grammaticales
est décroissante en allant du jugement déterminant
(“A est un champignon”), au jugement réfléchissant
(“A est scandaleux”), et au jugement de perception
(“A est vert”). Cette dernière forme de jugement n’est
cependant jamais arbitraire,
tout au plus incertaine
et/ou simulatoire,
mais accidentellement
et non par
nature.
C’est ce que prouve la désapprobation
dont est l’objet celui qui énonce un jugement incertain et faux,
et plus encore l’auteur d’un jugement simulatoire mensonger.
Le problème est donc de savoir à présent s’il n’existe pas des
constructions dont la fonction
est d’être essentiellement
soustraites
à l’assentiment social, c’est-à-dire qui par
nature et
non pas par
accident
sont arbitraires.
Soit le jugement de perception “ceci est rouge”. Normalement,
son énonciation
est le fruit d’un conditionnement
qui l’incline à prononcer ces mots en présence d’objets rouges
de telle manière que l’assentiment
accompagne son énonciation. C’est pour cela que “ceci est rouge
” et “il est vrai que ceci est rouge” sont interchangeables
: “il est vrai que” est une construction transparente
qui n’ajoute rien aux conditions
de vérité
de “ceci est rouge”. Supposons maintenant que Pierre dise “je
crois que ceci est rouge”. Les phrases “ceci est rouge” et “je
crois que ceci est rouge” sont-elles interchangeables ? Non car ici
on ne peut rien inférer
à propos de l’existence
objective
de quelque
chose de
rouge, ce qui est pourtant la fonction
normale de
l’affirmation
: de “il pleut” ou “il est vrai qu’il pleut” on infère
l’existence
objective
de la pluie. Donc, de toute affirmation
de la forme “Fx” ou de “il est vrai que Fx”, on infère
que “$x,
Fx”, même si l’on est prêt à contester
l’attribution
de F, voire l’existence-même
de x. Tandis que si l’on dit “je pense qu’il pleut”,
personne, pas même l’auteur du jugement, ne peut inférer
l’existence
de la pluie : de “¸Fx”,
on ne peut pas inférer
que “$x,
Fx”, en fait on ne peut rien inférer
du tout.
Et
en effet, “une
telle construction est censée exprimer l’état d’esprit du sujet
plutôt qu’un état de chose objectif”(P.T.,
§28). D’une manière générale, contrairement à la construction
“il est vrai que ...”, la plupart des phrases dont le sujet
est un être
pensant et
dont le complément
est introduit par “que”
ne sont pas transparentes
mais opaques
: “les
constructions ‘croire que’, ‘dire que’, ‘désirer que’,
‘craindre que’, etc. sont des attitudes propositionnelles
essentiellement opaques”(W.O.,
§31). Ce qui veut dire que le jugement “Desdémone aime Cassio”
est transparent
en ce qu’il n’est vrai
que si et seulement si trois conditions
sont impérativement
réunies : il existe un objet nommé Desdémone, un autre nommé
Cassio, et le premier aime le second. Mais le jugement,
prononcé par Othello “je crois que Desdémone aime Cassio” est
opaque
dans le sens où il est vrai
non pas s’il ne manque aucune des trois conditions
précédentes, mais si on peut prouver
que l’auteur du jugement, Othello, est bien dans l’état
d’esprit
consistant à croire
que sa
femme aime son lieutenant. Cela dit, en quoi consiste la preuve de
l’existence d’un tel état d’esprit ?
B
- les attitudes propositionnelles sont des jugements essentiellement
arbitraires.
De
deux choses l’une : l’état
d’esprit
est ou bien un état
de la conscience
ou bien un état
du cerveau.
Or, si c’est un état
de conscience,
l’état
d’esprit
est un fait de nature psychique
accessible seulement en première
personne,
alors que le langage
est un art
social qui
suppose des critères
publics.
De sorte que pour dire “je crois que Desdémone aime Cassio”,
Othello aurait besoin de voir
préalablement ce qu’il a au
fond de sa
conscience.
Mais “quel
est le critère du fait qu’il voit juste dans son intériorité ?
Son imagination, sa mémoire, ne pourraient-elles pas l’égarer
?”(Etudes
Préparatoires,
§896). Bref, dans ce cas, on voit mal ce qui pourrait constituer la
preuve
de l’existence de l’état
d’esprit d’Othello.
D’un autre côté, si par état
d’esprit
on entend un état
cérébral de
nature physique,
il n’y aurait alors qu’à décrire
scientifiquement le fonctionnement du cerveau
d’Othello pour savoir ce qu’il croit
vraiment.
Or lorsqu’Othello dit “je crois que Desdémone aime Cassio”, ce
qu’il croit, ce n’est pas ce qui se passe dans
sa tête :
“que se
passe-t-il exactement dans sa tête ? Cette question n’a pas de
réponse à part des déclarations concernant sa pression sanguine,
son pouls, etc.”(Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie),
autant de phénomènes qu’Othello n’est pas obligé de connaître
pour dire
ce qu’il dit. Bref, “les
processus physiologiques ne correspondent pas aux pensées et nous
n’accédons pas aux pensées par l’observation du cerveau”(the
Blue Book,
7). Donc dans ce cas, l’état
cérébral
pourrait évidemment être décrit
par des phrases
mais on ne pourrait pas dire : “voilà la preuve de l’état
d’esprit d’Othello !”. Conclusion : si un état
d’esprit
est un état
de conscience,
on ne peut pas prouver son existence,
et si c’est un état
du cerveau,
on peut pas prouver la relation
avec l’attitude propositionnelle qui lui correspond. Bref, les
constructions de la forme “A pense que p” ou encore “¸Fx”,
n’admettent aucune condition
de vérité,
et c’est pour cela que les attitudes
propositionnelles
sont essentiellement opaques,
c’est-à-dire qu’il n’y a rien à en inférer.
Mais
alors, ce qui fait le caractère opaque
de ces phrases censées exprimer des états
d’esprit,
c’est que “lorsque
vous parlez de ce qui est ‘’dans
l’esprit’,
vous utilisez une métaphore”(the
Blue Book,
6). La métaphore
est la suivante : “il
y a un intérieur au sujet duquel un observateur extérieur ne peut
conclure que de manière indéterminée”(Etudes
Préparatoires,
§951), c’est-à-dire que l’observateur
extérieur
doit faire comme si l’attitude
propositionnelle
exprimait quelque chose de caché
“qui soit
certain à la première personne, incertain à la troisième”(-id-),
et c’est cela qui rend la construction opaque.
Donc l’opacité
est due à la construction
grammaticale
elle-même : Othello dit “je crois que Desdémone aime Cassio”
pour ne pas avoir à dire “Desdémone aime Cassio”. La première
construction possède l’avantage de soustraire
le jugement
à toute tentative de sanction
sociale :
“nous
parlons d’esprit’,
de ‘mental’
pour justifier que certains de nos jugements sont indéterminés,
mais c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de
ces mots, et non l’inverse”(l’Intérieur
et l’Extérieur).
Ce qui veut dire qu’il appartient aux règles
du jeu des
attitudes
propositionnelles
de dire “je pense que p” pour soustraire p à l’approbation
ou à la désapprobation
sociale qui devrait porter sur les conditions
de vérité
de p. En disant “je crois que Desdémone aime Cassio”, Othello
interdit à quiconque de le contredire. Donc “c’est
à cause de notre désaccord sur les motifs, les croyances, les
sentiments des gens que nous adhérons à l’image trompeuse de
quelque chose qui est caché à l’intérieur de l’esprit”(-id-)
: c’est parce que A ne désire pas discuter
avec
autrui des conditions
de vérité
de p, qu’il dit “je pense que p”, laissant croire par là que p
est cachée
dans l’esprit
de A et inaccessible
à tout autre qu’à A. Finalement, ce qui est irrémédiablement
arbitraire
dans nos jugements, ce sont les attitudes
propositionnelles
que nous adoptons pour nous immuniser
contre la sanction
sociale
qui est susceptible de frapper les conditions
de vérité
de n’importe quel jugement,
qu’il soit objectif et déterminant, inter-subjectif et
réfléchissant ou subjectif et de perception.
Conclusion.
Bien
que le jugement réfléchissant ne soit pas, comme le jugement
déterminant, pourvu d’un concept dont les caractères a
priori
déterminent des propriétés sensibles objectives, il n’est pas
pour autant arbitraire. En effet, un tel jugement a pour fonction
l’accord inter-subjectif nécessaire autour d’une argumentation
rationnelle visant à harmoniser les formes de vie sociale. Certes,
le jugement de perception échappe à cette exigence d’argumentation
rationnelle et apparaît donc comme un jugement plus proprement
subjectif. Pourtant son apprentissage fait également l’objet d’un
conditionnement social qui lui interdit tout arbitraire, bien qu’il
puisse être, exceptionnellement, l’expression d’une exagération
ou d’un mensonge. Finalement, le seul type de jugements subjectifs
qui soient essentiellement arbitraires, ce sont les attitudes
propositionnelles (“je pense que”, “je crois que”, etc.).
Celles-ci sont en effet des constructions grammaticales opaques qui
font échapper leur auteur au contrôle des conditions de vérité
sur lesquelles s’exerce ordinairement une sanction sociale.
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