Le terme de “respect” est utilisé en français dans des jeux de langage très divers : on dit que l’on respecte des individus mais aussi que l’on respecte la propriété, le travail, la douleur, la conviction, le sommeil et même la mémoire des individus. On dit que l’on respecte des lois mais aussi que l’on tient quelqu’un en respect au bout de son arme. On présente ses respects, c’est-à-dire ses hommages, à quelqu’un mais on dit aussi que quelqu’un agit comme tout homme qui se respecte, ce qui suppose que l’on peut être soi-même l’objet de son propre respect. D’où le problème de savoir ce qui est digne de notre respect. L’enjeu consiste à se demander s’il n’y pas, derrière la notion de respect, l’idée d’une distance, comme l’étymologie le suggère.
I - Apparemment, ce sont des règles qui sont dignes de respect.
A - une volonté bonne n’est motivée ni par l’inclination ni par l’intérêt.
“La raison nous a été départie comme puissance pratique, c’est-à-dire comme puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté : il faut que sa vraie destination soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin, mais bonne en soi-même” (Kant, Fondements de la Métaphysique des Moeurs, I). La raison n’est pas une faculté théorique, c’est-à-dire une faculté instrumentale pour nous donner des connaissances en vue de l’action, elle est au contraire la faculté pratique de déterminer directement notre volonté d’agir comme fin en soi et non comme moyen. En ce sens, la raison pratique est la faculté de décider a priori et n’a donc pas pour fonction de nous rendre heureux. Car alors “la nature aurait bien mal pris ses mesures en choisissant la raison de la créature comme exécutrice de son intention”(F.M.M., I). En d’autres termes, si la fin dernière de l’homme n’était que de se conserver dans le meilleur état possible, en maximisant son plaisir et en minimisant sa douleur, “la règle complète de sa conduite lui aurait été indiquée bien plus exactement par l’instinct”(F.M.M., I). Et encore, cet instinct n’aurait eu d’efficacité que dans un état de nature car à l’état civil, la nécessité de la conservation de soi disparaissant, quelqu’un qui prétend rechercher le bonheur “ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que précisément il désire et il veut”(F.M.M., I) : le bonheur est l’idéal de l’imagination et non de la raison.
C’est pourquoi l’influence de la raison pratique sur une volonté bonne se traduit par la conscience d’un devoir. Si je suis motivé par quelque chose qui existe déjà, il va de soi que je vais agir par inclination et non par devoir puisque précisément dans ce cas je vais être motivé par le simple désir de me procurer un objet existant déjà. Donc j’agis par inclination chaque fois que j’entends me faire plaisir en satisfaisant un besoin : “on appelle inclination la dépendance de la faculté de désirer à l’égard de la sensation, ce qui témoigne toujours d’un besoin”(F.M.M., II). De même, si je suis motivé par quelque chose qui n’existe pas encore mais dont l’existence dépend d’un calcul préalable, je n’agirai pas par devoir mais par intérêt, puisque je vais alors être motivé par le désir subordonné à une condition préalable pour la réalisation de laquelle la connaissance théorique va m’être utile : “la dépendance d’une volonté qui peut être déterminée de façon contingente à l’égard des principes de la raison, on l’appelle un intérêt”(F.M.M., II). Donc, dans le cas d’une volonté motivée par l’intérêt, il est fait appel à la raison instrumentale qui fournit un motif sous forme de calcul. Mais quel peut être le motif de la raison pratique qui ait de l’influence sur une volonté bonne a priori ?
B - le motif de la raison pratique, c’est le sentiment de respect.
Dire qu’une volonté bonne est dépourvue d’inclination ou d’intérêt qui en ferait un simple moyen n’implique pas que la volonté bonne soit dépourvue de motivation, “ce par quoi la raison devient pratique, c’est-à-dire devient une cause déterminant la volonté”(F.M.M., III, note*). De telle sorte que la volonté d’envisager une action qui n’est pas encore réalisée, et qui, par là n’est que possible, même si elle est décidée a poriori, manifeste bien une motivation, donc, en un sens, un intérêt. Seulement ce n’est pas un intérêt pour le résultat de l’action, c’est un intérêt pour l’action elle-même : “la volonté humaine peut prendre intérêt à une chose sans pour cela agir par intérêt : la première expression désigne l’intérêt pratique que l’on prend à l’action, la seconde l’intérêt pathologique que l’on prend à l’objet de l’action”(F.M.M., II). Bref, la volonté bonne, prend intérêt à l’action qui lui paraît nécessaire, mais n’est pas intéressée par le résultat de l’action. En ce sens, il est permis de penser que la raison, fondement de la volonté bonne et donc du devoir inconditionnel, possède néanmoins un motif pour la volonté et qui, par là, la détermine à agir. Or un tel motif ne peut être qu’un intérêt pratique, c’est-à-dire a priori, et non pas un intérêt a posteriori, c’est-à-dire pathologique, qui ne serait que le résultat de la satisfaction d’un besoin dont la volonté ne serait que l’instrument. En quoi va donc bien consister cet intérêt pratique ?
“Une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée”(F.M.M., I). Ainsi, une action morale est une action décidée par une volonté bonne, c’est-à-dire décidée a priori, motivée non pas le résultat de l’action mais par le motif-même (la maxime) de l’action. Donc si une prescription P s’énonce de la façon suivante “tu dois vouloir A” où A est une action, ce qui seul en A peut-être a priori, donc ce qui constitue un devoir, c’est le motif qui me pousse à respecter P. Par suite, “le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi”(F.M.M., I). En d’autres termes si j’invoque pour accomplir A une quelconque condition transformant la volonté en instrument au service de cette condition, l’action n’est pas accomplie par devoir mais par inclination ou par intérêt. En revanche si je dis “je fais A parce que P est digne de respect”, en éliminant donc toute condition autre que la prescription de faire A, alors c’est équivalent à “je fais A parce que je dois vouloir faire A”, ou encore “... parce que A est a priori nécessaire” : la volonté n’est plus un moyen mais sa propre fin et j’agis par devoir. Donc le seul motif d’une action accomplie par devoir et non par intérêt ou par inclination, c’est le respect à l’égard d’une prescription, que celle-ci me fasse plaisir ou non, que celle-ci me soit profitable ou non. Dès lors, “quoique le respect soit un sentiment, ce n’est point un sentiment reçu par influence, c’est au contraire un sentiment spontanément produit par un concept de la raison”(F.M.M., I). Quel est ce concept rationnel qui fait du respect un sentiment a priori ?
C - c’est la représentation de la forme universalisable de la loi qui engendre le respect.
Appelons loi tout énoncé prescriptif, c’est-à-dire qui indique ce qui doit être le cas, qu’il s’agisse d’une loi pratique (morale ou juridique) ou une loi théorique (scientifique). Dire que je respecte P qui s’énonce “tu dois vouloir A”, c’est dire que je dois vouloir A pour le seul motif que P (et non A) est nécessaire. Si P est “tu dois vouloir t’arrêter au feu rouge”, je respecte P non parce que A est nécessaire sous peine d’entraîner un accident (auquel cas j’agirais par inclination), ou une sanction (auquel cas j’agirais par intérêt), mais parce que je reconnais P comme une règle impérative de comportement. De même si P est “tu dois vouloir que AB²+BC²=AC²”, je reconnais P comme une règle impérative à laquelle je dois me plier pour faire mes recherches, mes calculs, etc. C’est en ce sens que Kant précise que “ce que je reconnais immédiatement comme loi pour moi, je le reconnais avec un sentiment de respect qui exprime simplement la conscience que j’ai de la subordination de ma volonté à une loi sans entremise d’autres influences sur ma sensibilité”(F.M.M., I). Ainsi, respecter P, cela veut dire admettre a priori que P est pour moi une règle impérative à laquelle mon action doit s’adapter et non le contraire. Ainsi le sentiment de respect est un sentiment rationnel dans la mesure où il motive la volonté à agir par la simple représentation a priori : respecter P c’est admettre que je dois vouloir ce que P prescrit sans me préoccuper des circonstances qui seraient de nature à contrarier A. Autrement dit, je respecte P dès lors que je prends un intérêt pratique à appliquer P (vouloir A comme fin en soi) et non pas un intérêt pathologique (vouloir A pour réaliser B).
Mais comment savoir si P est ou non digne de respect ? Kant prend l’exemple suivant : je suis dans l’embarras et, pour me tirer d’embarras, la solution consistant à faire une fausse promesse me semble nécessaire. Pour savoir si la proposition P “tu dois vouloir faire une fausse promesse pour te tirer d’embarras” est digne de respect, “le moyen le plus rapide tout en étant infaillible, c’est de me demander à moi-même : <<accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer d’embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour les autres)>> ? et pourrais-je bien me dire : <<tout homme peut faire une fausse promesse quand il se trouve dans l’embarras>> ? [...] je m’aperçois bientôt que si je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait le mensonge”(F.M.M., I). En effet, on peut bien vouloir faire A relativement à telle ou telle intention, mais on ne peut pas vouloir faire A a priori, ce qui serait ici contradictoire. En d’autres termes, vouloir faire A ne peut être ici qu’une exception et non la règle. Ainsi, le critère indubitable de la respectabilité, c’est le caractère universalisable du motif qui fait de celui-ci une règle a priori. Dès lors celle-ci ne peut avoir aucune contenu particulier mais la simple forme générale “agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle”(F.M.M., II). Est-ce à dire que le respect ne concerne que des phrases ?
II - En réalité, ce sont les personnes qui sont dignes de respect.
A - tout respect met mes propres préoccupations à distance.
Agir par devoir, c’est agir par respect pour la règle a priori, selon un motif absolument universalisable. C’est donc refuser d’agir par inclination ou par intérêt. C’est donc refuser d’agir par amour propre ou en fonction de ce que je me représente comme bon pour moi. C’est par conséquent tenir à distance mes propres intérêts et mes propres inclinations. Le respect est donc le fondement-même de l’égalité de droit, c’est-à-dire “un droit égal au système le plus étendu de libertés de bases égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres”(Rawls, a Theory of Justice, §11) : en respectant la règle, ce que je m’autorise, je l’autorise aussi à tout être raisonnable, ma liberté est également la liberté d’autrui. C’est pourquoi par règle a priori “Kant entend un principe de conduite qui s’applique à une personne [...] rationnelle, libre et égale aux autres ; ce qui veut dire que la validité de ce principe ne présuppose pas que l’on ait un désir ou un but particulier”(T.J., §40). Bref respecter la règle, c’est d’abord éloigner de soi un certain nombre de préoccupations privées, c’est-à-dire ne concernant que ma propre situation passée et présente. Eloigner ce type de préoccupations c’est, pour des êtres rationnels, “être situés derrière un voile d’ignorance : ils ne savent pas comment les différentes possibilités affecteront leur propre cas particulier et ils sont obligés de juger les principes sur la seule base de considérations générales”(T.J., §24). Autrement dit, respecter une règlec’est mettre entre parenthèses mon propre passé et mon propre présent, le fondement de mon amour propre, et être motivé par l’aménagement d’un bien commun qui, pour cela doit nécessairement prendre le risque de l’avenir. Respecter la règle c’est donc exiger que le motif de chacun soit à l’avenir compatible avec celui de tout autre, quels que soient les inclinations ou les intérêts. Dès lors, seuls les motifs valables universellement sont dignes de respect dans la mesure où, sous voile d’ignorance, “chacun est forcé de choisir pour tous”(T.J., §24).
Donc en acceptant d’agir pour un motif universalisable, ce que je respecte, c’est finalement toute personne à travers la règle elle-même, car toute personne rationnelle est réputée être le co-auteur virtuel de cette règle : “tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi dont cette personne nous donne l’exemple”(Kant, F.M.M., I). Bref, agir par devoir, c’est agir par respect pour la loi, donc c’est agir par respect pour tout être rationnel qui doit avoir voulu la règle que je respecte moi-même. Car en choisissant d’agir pour un motif universalisable, je juge aussi que toute personne autre que moi-même doit faire le même choix. Et même si ce choix n’a pas été fait expressément, je fais comme si cela avait été le cas : “même si nous savons qu’il n’y a pas eu d’accord réel, c’est comme si un accord de ce genre avait été conclu, c’est comme si une convention avait été passée”(Wittgenstein, Cours de Cambridge). Donc, en respectant la règle, je considère toute personne rationnelle, et moi-même en particulier, comme liée par une convention implicite : j’estime que toute personne doit respecter toute autre à travers ce que la règle prescrit, en mettant à distance ses inclinations et intérêts. Le respect des personnes n’est-il que le moyen de respecter la règle ?
B - la personne, c’est l’individu à l’égard duquel on respecte des distances spatiales.
Je ne puis être dit respecter mon prochain si, d'une manière ou d'une autre, je viole son intimité, a fortiori si je le fais afin de me servir d'autrui pour satisfaire mes pulsions et/ou mes intérêts. Je ne puis respecter autrui qu’en me comportant rationnellement à son égard, c’est-à-dire de façon telle que les motifs de mon comportement soient universalisables, ou encore de façon telle que la révélation de mes motifs n’ait aucune chance de séduire ou de terroriser quiconque : “un locuteur traite ce qu’il dit comme une question objective de rationalité s’il peut exiger que tout le monde l’accepte [...] en révélant ses motifs sans pour autant séduire ni terroriser son auditoire”(Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings, §10). Car séduire autrui ou au contraire le terroriser, c’est susciter en lui un comportement que non seulement il n’aurait pas spontanément adopté, mais dont il pourrait avoir honte. Or “la honte est ce sentiment ressenti lorsque notre respect de nous-même est atteint”(Rawls, T.J., §67). Donc en séduisant ou en terrorisant autrui, j’utilise autrui comme l’instrument de mes inclinations ou de mes intérêts, et en faisant cela, je rends impossible le respect qu’autrui devrait avoir de lui-même comme personne rationnelle, et je détruis le mien par la même occasion en donnant à autrui une bonne raison de ne plus me respecter. A contrario, agir par devoir, respecter toute personne, c’est agir “de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen”(Kant, F.M.M., II) : on ne peut respecter quiconque dès lors que l’on s’en sert comme d’un moyen en vue d’une certaine fin qu’il ne doit pas vouloir, car l’instrument n’est rien d’autre que le prolongement de la main qui le tient. Or on ne respecte ni l’instrument, ni l’esclave, “une sorte de propriété animée au service d’autrui, un instrument qui tient lieu d’instrument”(Aristote, Politique, 1253b).
Bref le respect a pour conséquence de m’imposer une distance spatiale à l’égard d’autrui car pour séduire ou terroriser, il faut être à l’égard d’autrui dans une proximité instrumentale de nature à satisfaire soit un désir sexuel (séduction) soit un désir agressif (terreur). En respectant cette distance physique avec autrui, en m’en tenant à une distance respectueuse, je m’interdis donc de le mépriser. En m’interdisant de franchir une certaine limite privée (parfois matérialisée par une porte ou un vêtement) en le constituant comme personne égale à moi-même. Car “le mépris est le sentiment qu’on éprouve à l’égard de quelqu’un qui s’est abandonné à la faiblesse et montré indigne de s’associer à nous”(Rawls, T.J., §73), et précisément, nul n’est plus indigne d’être considéré comme mon égal qu’un être faible qui est susceptible d’être l’instrument de tous mes désirs et qui n’a donc pas d’existence privée. C’est pourquoi “les distances à observer condamnent l’usage des mots trop directs, règlent les formules de salutation [...] afin d’éviter trop de familiarité, c’est-à-dire de proximité”(Musil, de la Bêtise). Ces distances, ces marques de politesse, je me les impose en effet a priori à l’égard de quiconque pour éviter trop de familiarité, trop de proximité avec autrui, ce qui serait marque de mépris. C’est pourquoi les pratiques sexistes, racistes, capitalistes, etc. ne sont pas respectueuses car ce qui leur est commun, c’est leur combinaison de séduction et de terreur qui aboutit au mépris des individus à travers le mépris des règles qui “entourent tout nouveau venu de barrières et en même temps, assure sa liberté”(Arendt, le Système Totalitaire, IV). Le respect de la règle instaure donc par principe une barrière privative protectrice entre les individus. C’est pourquoi, lorsque disparaissent ces distances constitutives de la personne privée, le totalitarisme n’est pas loin qui “écrase les hommes les uns contre les autres, [...] détruit l’espace entre eux en supprimant la faculté de se mouvoir”(-id-), l’exemple des camps de concentration étant, à cet égard, significatif. Est-ce à dire que toute règle est respectable ?
C - la personne, c’est l’individu à l’égard duquel on respecte des distances temporelles.
Il va de soi que toute règle n’est pas ipso facto respectable. Même si les motifs qui la fondent ne sont pas universalisables, ou n’ont pas été délibérés sous voile d’ignorance, ou risquent de séduire ou de terroriser des êtres raisonnables, une règle peut cependant être respectée. Car la règle possède une importante fonction idéologique consistant non seulement à assurer la coordination inter-individuelle mais aussi parfois à dissimuler des motifs qui risqueraient d’être facteurs d’instabilité sociale : “le sentiment de respect accompagne les compromis sociaux et les stabilise”(Gibbard, Wise Choices ..., §14). Ce qui veut dire que la règle peut n’être qu’une façon de rationnaliser, c’est-à-dire de rendre respectable a posteriori une situation d’inégalité qui sera d’autant plus durable qu’une règle présentera cette situation comme nécessaire a priori et rendra impossible toute critique des motifs qui la fondent. Et même en ayant conscience de la distance irréductible de leurs divergences, des parties en conflit peuvent tomber d’accord sur la nécessité de trouver un juste terrain d’entente et de le respecter : “les déviations inévitables par rapport à la justice sont corrigées efficacement [...] par des forces intérieures au système, parmi lesquelles le sens de la justice que partagent les membres de la communauté joue un rôle fondamental”(Rawls, T.J., §69) : bref, croire respecter autrui à travers une règle commune conduit, en abolissant artificiellement la distance entre les intérêts divergents, à l’absence de respect de soi-même et, partant, de toute personne. Ce qui, dans un système social inégalitaire, n’est pas un problème puisque les dominants ont évidemment intérêt (au sens Kantien) à éterniser la situation de domination en la rendant respectable aux yeux des dominés : “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir”(Rousseau, du Contrat Social, I, iii). La fonction idéologique de la loi est alors de faire de la domination un droit juridique et l’obéissance un devoir moral en présentant comme respectable une situation de soumission et donc en repoussant à plus tard tout sentiment d’indignation qui entraînerait des désordres sociaux. La paix sociale qui s’ensuit a pour effet de renforcer la durabilité de l’Etat, c’est-à-dire des institutions politiques en général car “toute classe qui aspire à la domination [...] doit conquérir le pouvoir politique pour présenter son intérêt propre comme étant l’intérêt général”(Marx, l'Idéologie Allemande).
Et si cela ne suffit pas, la religion peut prendre le relais, par exemple en ancrant dans les croyances “la conviction du caractère sacré de la fondation de l’Etat”(Arendt, la Crise de la Culture, III, iv). C’est-à-dire que le respect exigé des institutions de l’Etat devient, grâce à ce stratagème, sacré, c’est-à-dire intemporel : “il demeure une obligation pour toutes les générations futures”(-id-). La sacralisation de la règle à travers la sacralisation de l’Etat, la fait ainsi échapper éternellement à la critique. Or un tel respect éternel n’a de sens que si la raison est elle-même éternelle. Sinon, si les règles et la raison elle-même ne sont que des moyens susceptibles de se modifier, seul sera digne de respect “l’impératif de bouleverser toutes les conditions où l’homme est un être humilié”(Marx, Critique de la Philosophie du Droit de Hegel), c’est-à-dire qu’il ne peut y avoir de respect qu’à l’égard de l’homme comme fin absolue et non pas à l’égard de règles soi-disant éternelles. Là encore, le totalitarisme guette lorsque le respect “est vidé de tout contenu concret duquel pourrait naître certaines révisions”(Arendt, le Système Totalitaire, I, 1). Bref, le respect instaure une distance temporelle entre les hommes : les règles ne sont pas valables éternellement, mais elles ne doivent l’être que pour une durée nécessaire et suffisante à l’aménagement d’une organisation politique durable mais non éternelle. C’est pour cela que le respect de la promesse, de la parole donnée, est un aspect important du respect d’autrui : “ce qui importe dans la promesse [...] c’est nécessairement de vouloir cette obligation qui vient de la promesse”(Hume, Traité de la Nature Humaine, III, ii, 5) : lorsque je promets de tenir ma parole, je m’oblige à me lier à autrui pour toute la durée de la promesse, pas moins évidemment, mais pas non plus pour une durée indéfinie. L’intemporalité de la promesse en ruinerait la respectabilité car elle mettrait en évidence la faiblesse de la volonté de son auteur à en réaliser les clauses et l’encouragera à faire promesses intenables.
Conclusion.
Une volonté bonne est une volonté qui est à elle-même sa propre fin et qui n’est donc pas au service des inclinations ou des intérêts particuliers. Le motif d’action d’une telle volonté est le devoir, c’est-à-dire le respect pour ce que prescrit la règle, indépendamment des circonstances. Donc, ce qui engendre le respect, ce n’est pas le contenu de la règle mais sa forme reconnue comme universalisable a priori. Mais, dans la mesure où je respecte la règle pour ce motif, je respecte également toute personne rationnelle en tant qu’auteur virtuel de cette règle. Le respect de la règle détermine d’abord une distance spatiale qui constitue le domaine privé des individus en les protégeant du mépris manifesté par la terreur ou la séduction. Mais il détermine aussi l’instauration de distances spatiales et de distances temporelles à travers les promesses finalisées, alors que le respect inconditionnel de toute règle dérive vers la domination idéologique, voire ouvertement totalitaire.