dimanche 10 décembre 2000

EXISTE-T-IL QUELQUE CHOSE COMME UNE NATURE HUMAINE ?

    “Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre [...] le sixième jour, Dieu dit ‘faisons l’homme à notre image’ [...] et Dieu créa l’homme à son image”(la Bible, récit de la Genèse). Dans quelque sens qu’on prenne le mot “nature”, il y a en effet l’idée d’un statut divin : la nature, c’est ce qui est là avant l’homme et qui demeurera après lui ; ce qui est naturel, c’est ce qu’il est sacrilège de vouloir modifier ; ce qui arrive naturellement arrive sans que nulle volonté non-divine n’y puisse rien. D’où l’assimilation du surnaturel au miraculeux : ce qui est au-dessus de la nature ne peut être qu’une volonté dotée de pouvoirs surhumains, celle de Dieu ou d’un rival de Dieu. De là, bien entendu, l’évidence selon laquelle l’homme a une nature contre laquelle il ne peut rien : “ainsi le concept d’homme dans l’esprit de Dieu est assimilable au concept de coupe-papier dans l’esprit de l’industriel”(Sartre, l’Existentialisme est un Humanisme) : les hommes seraient donc par nature des êtres raisonnables, ou des êtres pensants, ou des êtres parlants, etc. ; de même il serait dans la nature d’untel d’être matheux, violent, doué pour la peinture, etc. Oui mais, si Dieu n’existe pas ? “Tout est permis, si Dieu n’existe pas”(-id-). Et en effet, la physique montre que la nature des êtres inertes est loin d’être immuable, la biologie montre que la nature des êtres vivants est en constante évolution. Rien d’étonnant alors à ce que les sciences humaines offrent des points de vue divergents sur ce qu’on prétend considérer comme la nature de l’homme. L’homme a-t-il donc une nature ? L’enjeu concerne la possibilité d’une liberté pour l’homme : comment en effet l’homme peut-il espérer être libre s’il est déterminé par une nature ?


I - Il n’y a pas de nature humaine spécifique.

    A - apparemment les sciences humaines sont à la nature humaine ce que les sciences de la nature sont à la nature.


    On parle volontiers de la sociologie, de la psychologie, de l’économie, voire de l’histoire comme sciences de l’homme. Il y aurait là l’idée que l’homme est l’objet de la science de l’homme au sens où l’atome est l’objet de la science de l’atome. En effet, il est banal de considérer une science comme une activité visant à accroître la connaissance des phénomènes pertinents pour le sujet pensant qu’est l’homme en général. Pertinents en raison des relations naturelles qu’entretiennent ces phénomènes avec l’homme, et, corrélativement, en raison de la possibilité de maîtrise technique que pourrait entraîner leur connaissance. Dès lors, toute science semble devoir être objective, c’est-à-dire à la fois
        - se doter de méthodes rigoureuses de classement et de rangement des phénomènes ne dépendant de l’infinie diversité ni des phénomènes eux-mêmes, ni des contextes socio-culturels, autrement dit de méthodes a priori, ou encore de méthodes mathématiques
        - ne considérer dans les phénomènes à étudier que le comportement des objets, c’est-à-dire des entités physiques dont l’existence et le comportement ne sont pas modifiés par l’étude, ce qu’a pour fonction de vérifier l’expérimentation.

    Or, dire que l’objet doit avoir une existence et un comportement indépendants des méthodes scientifiques d’investigation, c’est dire qu’il doit avoir une nature ou une essence. La nature ou l’essence d’un objet sera donc “cette constitution réelle  d’un objet qui est le fondement de toutes ses propriétés”(Locke, Essay..., III, vi, 6), autrement l’ensemble des propriétés sensibles de l’objet qui sont supposées correspondre expérimentalement aux caractères conceptuels que la théorie scientifique aura déterminés a priori. Par exemple on parlera de la nature d’une masse d’air pour désigner les caractères a priori (hygrométrie, température, pression, vitesse, etc.) d’un phénomène identifié sous un certain concept (p.ex. anticyclone) à quoi le météorologue s’apprête à comparer l’objet “masse d’air” en en mesurant les propriétés sensibles et en supposant que ces propriétés ne seront pas modifiées par l’observation. Mais on parle tout aussi bien de l’essence du capitalisme ou de la nature du rêve, présupposant par là que le capitalisme ou le rêve sont des objets d’étude qui possèdent une nature au même titre qu’un atome ou qu’un virus. Et en effet, dans les Règles de la Méthode Sociologique, Durkheim déclare qu’il faut “traiter les faits sociaux comme des choses”, c’est-à-dire les traiter objectivement en appliquant a priori une méthode mathématique pour découvrir leur nature sans bien entendu la modifier. Or existe-t-il une nature humaine en ce sens ?

    B - la nature humaine ne peut pas se réduire à une nature psychique.


    On pourrait considérer avec Hume que toute science est nécessairement une science de l’homme : “il est évident que toutes les sciences sont plus ou moins reliées à la nature humaine, puisqu’elles relèvent de la compétence des hommes”(T.N.H., I, intro.). En ce sens la distinction entre sciences humaines et sciences exactes ne se justifierait plus que dans la mesure où la science humaine s’intéresserait au fonctionnement objectif de l’esprit humain en tant qu’il produit la pensée qui, à son tour, produit toutes les sciences exactes. Dans ce cas il existerait une science humaine et une seule : la psychologie, c’est-à-dire l’étude objective des phénomènes internes à l’esprit qui rendent possible la connaissance des phénomènes externes à l’esprit. Dès lors, on pourrait effectivement parler de la nature ou de l’essence de l’homme comme de l’ensemble des propriétés psychiques qui permettent à l’homme de se faire une représentation du monde extérieur.

    Mais réduire la nature humaine aux phénomènes psychiques humains entraîne de nombreuses difficultés :
        - cela revient à réduire toute les sciences de l’homme à n’être que des variantes de la psychologie ; or si l’économie, l’histoire, la politique, la sociologie, l’ethnologie, etc. sont des sciences de l’homme ce ne peut pas être uniquement parce qu’elles s’intéressent au mécanisme par lequel l’homme élabore sa pensée du monde extérieur ce qui est insuffisant pour caractériser chacune d’elle en propre
        - cela revient à admettre, comme l’avoue explicitement Hume, qu’il n’y a “qu’un cours général de la nature dans les actions humaines aussi bien que dans les opérations du soleil et du climat” (T.N.H., II, iii, 3) ; ce qui a pour effet de refuser de considérer, à la manière de Descartes, la nature humaine comme une exception dans la nature en général, mais aussi de gommer la frontière qui existe entre sciences humaines et sciences exactes ; or si on peut appliquer aux actions humaines des lois du même type qu’aux opérations du soleil et du climat, comment expliquer que l’on puisse faire des prédictions météorologiques mais pas de prédictions éthiques ?
        - l’étude de la nature humaine réduite aux mécanismes psychiques de l’homme consiste, en tout cas dans notre civilisation, en “la recherche des lois de l’adaptation à un milieu socio-technique et non pas à un milieu naturel”(G.Canguilhem, qu’est-ce que la Psychologie ?) ; bref il y a tout lieu de croire que la “nature humaine” qu’étudient les psychologues lorsqu’ils s’intéressent aux mécanismes d’élaboration de la pensée est considérée comme l’effort d’adaptation de chaque individu pris isolément face à un milieu socio-technique hostile, ce qui est une conception qui relève d’une culture particulière (ce qu’on appelle le darwinisme social), c’est-à-dire tout le contraire d’une nature ou essence
        - enfin cela revient explicitement à faire des sciences exactes des activités dérivées de l’activité psychique en général, ce qui, entraîne deux conséquences que Hume n’a pas envisagées :
            * d’abord c’est l’argument préféré des relativistes selon lesquels ce sont les différences naturelles de compétences intellectuelles entre les hommes qui déterminent les différences culturelles de performances intellectuelles ; sous-entendu la perfection de nos sciences exactes est rendue possible par la perfection naturelle des qualités intellectuelles d’une élite (les chrétiens, les occidentaux, les hommes, etc.)
            * ensuite c’est l’argument préféré des nihilistes pour lesquels toute connaissance scientifique est une mystification puisqu’elle est le sous-produit du fonctionnement d’un psychisme nécessairement instable et potentiellement névrotique (troubles psychanalytiques) voire psychotique (troubles psychiatriques) ; d’où toute connaissance est au mieux une illusion, au pire un instrument de domination de ceux qui savent sur ceux qui ignorent.
    Mais si la nature humaine ne peut pas se réduire au psychisme, pourquoi ne serait-elle pas historique, ou économique, ou sociale, ou politique, etc. ?

    C - la notion de nature humaine est contradictoire.

    On entend dire parfois que l’homme est un animal politique (Aristote), un animal économique (Smith), un animal historique (Hegel), un animal social (Marx) voire un animal esthétique ou religieux (Schopenhauer). Toutes ces définitions ont ceci de commun qu’elles cherchent à définir l’essence de l’homme à la manière d’Aristote : “dans les définitions, le premier élément, ce qui est affirmé dans l’essence, c’est le genre, ensuite ce sont les qualités appelées aussi les différences spécifiques”(Métaphysique, D, 1024b). En d’autres termes, il s’agit de définir la nature ou l’essence de l’homme en disant d’abord qu’il appartient au genre animal, puis en ajoutant une différence spécifique, c’est-à-dire une différence qui fait de l’homme une espèce distincte intégrée au genre animal. Cette différence spécifique est, alors soit le caractère politique, soit l’économique, soit le religieux, etc.

    Or si l’on y réfléchit bien, toutes ces spécifications ont en commun de se référer à la culture de l’homme, c’est-à-dire à ce qui, précisément, n’est pas naturel mais vient se greffer sur ce qui est naturel, à savoir le caractère animal du corps humain : “la nature, c’est tout ce qui est en nous par hérédité biologique ; la culture, c’est au contraire ce que nous tenons de la tradition externe : c’est l’ensemble des coutumes, des croyances et des institutions”(C.Lévi-Stauss, Entretiens). Donc, en disant de l’homme qu’il est un animal politique, religieux, etc., on veut dire en réalité que ce qui fait que l’homme est humain, ce n’est pas sa nature (le genre animal), c’est sa culture (la différence spécifique que l’on considère comme fondamental). Or, “la nécessité d’utiliser la culture comme forme indispensable de survie force l’homme à utiliser le langage, le langage étant le moyen d’interpréter et de réguler la culture”(J.Bruner, Chid’s Talk). Donc si ce qu’on appelle culture est produit, entretenu et communiqué par l’intermédiaire du langage, il semble que l’on soit autorisé à dire, en généralisant, que la nature de l’homme, c’est sa culture, que sa culture c’est son langage, donc que sa nature consiste à être un être qui parle. Comme le dit Descartes, “la parole ne convient qu’à l’homme”(Lettre à Newcastle).

    Mais au-delà du côté paradoxal consistant à dire que la nature de l’homme réside dans son absence de nature, il y a une difficulté majeure : c’est que les sciences de l’homme qui prétendraient traiter d’une nature politique, sociale, économique, etc., prétendraient également décrire objectivement des phénomènes dont l’objet humain serait supposé insensible à la description. Or si l’atome ou la bactérie peuvent, avec certaines précautions expérimentales, n’être pas modifiés par l’observation, en revanche, s’agissant de l’homme, il y a contradiction. Comment en effet se pourrait-il que l’homme soit en même temps le sujet de l’expérimentation et l’objet de l’expérimentation ? Cela pourrait être le cas si l’objet de l’expérimentation était le corps biologique de l’homme, comme cela se passe en médecine. Mais on a précisément exclu cette possibilité. Donc si l’objet de l’expérimentation des sciences humaines n’est pas le corps biologique mais la culture linguistique, il est facile de comprendre que toute conclusion scientifique étant de forme linguistique, elle va nécessairement s’insérer dans la culture humaine et va donc la modifier. Donc “nous ne pouvons ni sur nous-même, ni sur autrui, nous livrer à des expériences car celles-ci altèrent leur objet”(Canguilhem, qu’est-ce que la Psychologie ?). C’est ce qui se passe en histoire lorsque la mémoire collective d’une communauté tantôt rejette, tantôt admet les explications de l’historien, en tout cas réagit en fonction de celles-ci (exemple de l’Allemagne qui a admis la responsabilité de l’Etat dans les crimes nazis, mais qui a rejeté l’idée d’une responsabilité collective du peuple allemand). De même, il va de soi que les prédictions d’intentions de vote en matière politique ou d’intentions d’investissement en matière économique vont modifier ces intentions par le seul fait que ces prédictions seront connues. Ce qui signifie que l’explication en sciences humaines ne doit pas sa valeur à sa vérification expérimentale : “l’explication n’est pas conforme à une expérience, elle est simplement acceptée”(Wittgenstein, Leçons et Conversations, §39), c’est-à-dire qu’elle s’intègre plus ou moins harmonieusement à une culture donnée. Donc les sciences humaines se distinguent des sciences exactes en ce qu’il n’y a pas d’expérimentation objective possible, ce qui signifie simplement qu’il n’y a pas de nature spécifiquement humaine. Se pourrait-il alors qu’il existe des natures individuelles ?


II - Il n’y a pas de nature humaine individuelle.

    A - la supposition d’une nature individuelle entraîne un coût métaphysique exorbitant.

    Dans le Discours de la Méthode (IV° partie), Descartes remarque : “je peux feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit [c’est-à-dire les idées d’origine sensible] n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes”. Ce qui veut dire que tout ce que mes sens perçoivent peut, à la limite, être considéré comme douteux pour la raison que ce qui a transité par les sens est de nature corporelle, donc en mouvement perpétuel, donc dans une contingence qui interdit toute connaissance, comme le montre l’exemple du morceau de cire. Cependant “pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose” (-id-). C’est-à-dire que la seule chose qui résiste au doute, c’est que je pense, quand bien même tout ce qui m’entoure ne serait que pure illusion : la pensée et son corrélat, le langage, est donc un phénomène nécessaire et irréductible à des déterminations corporelles. Ce faisant, Descartes entend justement distinguer la nature animale qui est entièrement corporelle (mécanique, dit-il même) de ce qui appartient à l’homme seul, à savoir la pensée qui, n’étant pas un objet de connaissance mais le sujet de la connaissance, fait de l’homme en général un être sans nature spécifique.

    De l’homme en général mais pas de chaque homme en particulier car, en disant que “je suis une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser”(D.M., IV), Descartes dit deux choses. D’abord qu’il y a un je ou un moi qui est ce noyau de nécessité constituant mon essence pensante et qui est tout à fait distinct de la contingence de mon existence sensible. Le moi est donc doté d’une nature immuable qui doit être un ensemble de qualités non-sensibles (innées dit Descartes), par opposition aux qualités sensibles dont est doté mon corps et qui donc n’est pas moi De sorte que la nature du moi est d’être une substance pensante d’origine divine. Ce qui fait dire à Descartes que “je suis une substance [qui n’a besoin que de soi-même pour exister] dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser” (-id-). Mais alors, deuxième conséquence, le caractère substantiel de ma pensée entraîne son identité. Là encore, Descartes a recours à l’opposition entre l’esprit et le corps : “l’esprit en concevant se tourne en quelque sorte vers soi-même et considère quelques-unes des idées qu’il a en soi, tandis qu’en imaginant, l’esprit se tourne vers le corps”(Méditations Métaphysiques, VI, 4). Autrement dit, dans l’exercice de la conception l’esprit se découvre en quelque sorte lui-même sans intermédiaire, puisqu’il ne fait que contempler les idées innées qui le composent. Tandis que dans l’exercice de l’imagination, l’esprit découvre au contraire l’altérité, à commencer par un corps auquel d’autres corps sont liés, à preuve les idées sensibles qui en sont la représentation.

    Il suit de cette opposition radicale entre d’une part le moi pensant et substantiel, d’autre part le corps matériel et relationnel, que le moi est singulier alors que le corps est général. La singularité du moi (ce que Descartes appelle le libre-arbitre) signifie deux choses :
        - d’abord, en tant que substance, son essence est absolument libre, c’est-à-dire qu’elle ne dépend pas de l’existence d’autres mois, contrairement au corps dont l’existence dépend de celle des autres corps en raison de leur liaison mécanique mutuelle
        - ensuite, en tant que substance pensante, son activité n’a pas le caractère prédictible des corps matériels, à commencer par celui auquel est joint le moi, lesquels sont tous des exemples d’application du même modèle mécanique.
    Mais, s’il faut admettre avec Descartes qu’il n’existe que des natures humaines singulières (des mois) et non pas une nature humaine spécifique, c’est au prix de la supposition métaphysique de l’origine divine du moi : “par ma nature en particulier, je n’entends autre chose que la complexion ou l’assemblage de toutes les chose que Dieu m’a données” (Méditations, VI, 22). Ce qui ressemble fort à un préjugé théologique et se heurte à l’objection de Locke par exemple qui, dans l’Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, fait remarquer que “une fois établie cette thèse [...] cela revenait à ôter à ceux qui la suivaient l’usage de leur raison et de leur jugement pour les forcer à la croire et à l’admettre sur parole [...]. Descartes est le dictateur des principes et le professeur des vérités inquestionnables”(I, 4, 24). Bref, la thèse d’une nature personnelle d’origine divine est accusée d’être fauteuse de superstition car elle semble en interdire toute remise en question. En quoi pourrait consister cette remise en question ?

    B - la notion d’identité personnelle est paradoxale.

    Ce que Locke reproche principalement à Descartes, c’est que sa définition du moi pensant et substantiel est une définition par défaut “voyant que la pensée ne subsiste point par elle-même et ne pouvant comprendre comment elles peuvent appartenir au corps ou être produites par le corps, nous sommes portés à croire que ce sont des actions de quelque autre substance que nous nommons esprit”(Essay..., II, xxiii, 5). Autrement dit le moi, c’est ce qui n’est pas l’autre, la pensée c’est ce qui n’est pas le corps, la substance c’est ce qui n’est pas relatif. D’où le recours nécessaire à l’intervention divine pour donner une réalité positive à ce qui, sans cela, n’en aurait pas. Or il est plus prudent d’éviter ce genre de supposition hyperbolique en admettant au contraire que rien de ce qui se révèle à notre conscience n’a une autre origine que nos propres sens. Même dans nos idées les plus abstraites, qui apparemment, comme le dirait Descartes, ont été introduites en nous par Dieu,  “nous trouverons toujours que chaque idée que nous examinons est copiée d’une impression semblable” (Hume, Enquête sur l'Entendement Humain, II). Oui mais, l’idée de Dieu pourrait-on objecter, elle ne peut pas venir de nos sens qui, comme l’avait remarqué Descartes, n’ont jamais rien perçu de semblable. Eh bien “l’idée de Dieu, en tant qu’elle signifie un être infiniment intelligent sage et bon, naît de la réflexion [...] quand nous augmentons sans limite ces qualités de bonté et de sagesse” (-id-). Autrement dit, toutes nos idées prétendûment innées, y compris celles d’infini de composition (mais pas de division, cf. E.E.H., XII, 2), de perfection et de Dieu, est causée par une association d’impressions à des idées mathématiques. Qu’en est-il alors de l’idée du moi ou de l’identité personnelle ?

    Locke remarque que “partout où un homme découvre ce qu’il appelle ‘lui-même’, un autre homme pourra dire qu’il sagit de la même personne” (Essay ..., II, xvii, 26). Contrairement à ce que dit Descartes, le fait d’être moi-même, le fait d’être la même personne, n’est pas un simple fait subjectif et privé, mais primitivement un fait objectif et public. Pourtant, à proprement parler, dire que A est toujours la même chose, est abusif. Or nous le disons : nous mettons en continuité temporelle des perceptions diverses et changeantes que nous avons sur A, de telle sorte que nous supposons simplement que toutes ces perceptions ont une origine commune, l’objet que nous appelons du nom de A. Et ce raisonnement reste valable qu’il s’agisse d’une chose, d’un événement ou d’une personne. Mais dans le cas de l’identité personnelle, justement, le fait de me sentir la même personne dérive du fait que mes semblables me considèrent comme la même personne. La différence avec Descartes est très nette : dans un cas, la nature du moi est un fait psychologique doté d’une garantie théologique ; dans l’autre cas, la nature du moi est un fait psychologique, doté d’une simple garantie sociale : “nous feignons l’existence continue des perceptions de nos sens pour en supprimer la discontinuité et nous aboutissons aux notions d’âme, de moi et de substance” (T.N.H., I, iv, 6). L’identité du moi est donc, comme toute identité, impliquée par le langage.

    L’avantage d’une telle conception est que, là où le moi pensant et substantiel cartésien a besoin d’un miracle (l’intervention divine) pour surgir dans le monde, le moi empiriste en revanche possède une origine sans mystère. “Seule la mémoire nous informe de la continuité et de l’étendue de nos perceptions, et elle doit être considérée [...] comme la source de l’identité” (T.N.H., I, iv, 6), ce qui veut dire que notre mémoire nous donne l’idée de cette continuité dans la mesure où elle a été habituée à être insensible à toutes les petites discontinuités dont est parsemée notre vie psychique. Mais cette habitude privée est corrélative de l’utilisation publique du langage qui permet de faire comme si un objet physique était effectivement le même. La nature ou l’essence du moi est donc non pas réelle mais nominale : ce n’est pas “la constitution réelle intérieure et inconnue de quelque chose, mais certaines idées abstraites auxquelles nous avons attaché un nom”(Locke, Essay..., III, iii, 15). De sorte que c’est l’existence singulière de la chose à laquelle est attribuée un nom propre (le moi par exemple) dans un certain contexte social qui permet de dire que cette chose est la même : “le principe d’individuation, c’est l’existence elle-même”(Essay..., II, xxvii, 3). Doit-on dire que l’essence subjective et privée du moi se réduit à son existence objective et publique?

    C - en réalité l’existence du moi précède son essence.


    Locke considère que l’essence réelle d’une chose est sa constitution intime qui fait que cette chose est ce qu’elle est.  Dès lors, ou bien cette essence réelle est connue et la nature de la chose est justifiée par des concepts scientifiques, ou bien elle reste inconnue et la nature de la chose ne repose que sur un nom propre, devenant alors une essence nominale. Les sciences s’attachent à identifier les espèces naturelles et donc à déterminer conceptuellement des essences réelles. Mais il n’est pas possible d’identifier conceptuellement un individu puisque, par définition, tout ce qui le constitue en propre est essentiel à son individualité, le seul moyen de l’identifier est de lui accorder un nom propre et donc une essence nominale. C’est la raison pour laquelle, s’il n’y a pas de nature humaine spécifique, il ne peut y avoir de nature humaine individuelle que nominale et non réelle. Mais ce qui est dit de l’individu humain peut être dit de n’importe quel individu minéral, végétal, animal ou humain. Bref, si l’on suit Locke, le moi humain n’est rien d’autre qu’une chose dont l’existence n’est identifiable que par le nom propre qu’on lui accorde conventionnellement. Il y a pourtant une différence entre la chose (inerte, végétale ou animale) et le moi humain : seul ce dernier est conscient. Mais pas dans le sens où le moi possèderait une conscience. Car la conscience n’est pas dans le moi : “le soi s’étend aussi loin que ce que la conscience peut atteindre rétrospectivement”(Essay..., II, xvii, 9) : le moi, c’est tout ce dont je suis conscient. De même, la pensée n’est pas dans la conscience : “tout état de conscience en général est en lui-même conscience de quelque chose”(Husserl, Méditations Cartésiennes, §14) : la conscience, c’est l’acte-même de pensée. Bref, le moi n’est pas le lieu intime où se trouve la conscience, pas plus que la conscience n’est le lieu intime où se trouve la pensée. Au contraire, le moi, ou la conscience n’est que le nom que l’on donne à l’activité de penser à quelque chose. Or, comme cette activité n’est pas naturelle mais culturelle puisqu’elle est transmise par le langage, c’est une activité publique. Donc le discours que l’on tient à propos d’un ou plusieurs mois modifie nécessairement leur culture, c’est-à-dire leur pensée, c’est-à-dire leur conscience, c’est-à-dire leur moi. C’est en ce sens que le sujet de la connaissance (le moi) ne peut pas en même temps être l’objet de sa connaissance, puisque celle-ci modifie nécessairement l’activité pensante du sujet, alors qu’une connaissance objective ne modifie justement pas son objet.

    Donc le moi, ou la conscience “n’est rien que le dehors d’elle-même, cette fuite absolue, ce refus d’être substance” (Sartre, Situations I). Autrement dit, dans la mesure où le moi est une conscience individuelle, il ne peut être considéré substantiellement comme le serait une chose. En fait, je suis tout le contraire d’une chose, je suis ce que Sartre appelle métaphoriquement un néant : “l’être de la conscience [...] c’est d’exister à distance de soi [...] c’est le Néant”(Sartre, l'Etre et le Néant, II, i, 1). Ce qui signifie que s’il est impossible d’attribuer une essence individuelle au moi, ce n’est pas seulement, comme le dit Locke, parce que l’essence de l’individu se réduit à son existence physique et à sa désignation par un nom propre. C’est aussi parce que le moi humain est une conscience et qu’une conscience ne se laisse pas définir puisqu’aussitôt définie, elle est changée par sa définition. Et si le verbe “être” est la marque de cette définition objective  (“A est B” signifie “A appartient à B” ou bien “A = B”), alors le moi ou la conscience n’est rien ou est un néant. Dès lors, “le moi n’est ni l’être humain, ni le corps humain, ni l’âme humaine, mais le sujet métaphysique qui est limite et non partie du monde”(Wittgenstein, Tractatus, 5.641). Ce qui veut dire à la fois que le moi n’est pas une chose, une partie du monde, mais que pourtant il tend à le devenir. En termes sartriens : le moi est un néant et pourtant il tend à devenir un être, une chose. Sartre se demande par exemple comment  on a bien pu qualifier Baudelaire de “poète maudit” dans la mesure où cette appellation n’est pas un concept scientifique désignant une espèce naturelle et où le poète était doté d’une conscience. La réponse est que “puisque sa nature lui échappe, il va essayer de l’attraper aux yeux des autres”(Sartre, Baudelaire). En d’autres termes, c’est la présence d’autrui et le regard qu’autrui porte sur moi à travers tel ou tel jugement de valeur qui va avoir tendance à me fournir la nature qui me manque parce que “les autres sont au fond ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre connaissance de nous-mêmes”(Sartre, un Théâtre de Situation). En me disant qui (“A = B”), et ce que (“A appartient à B”), je suis, autrui tend donc à me chosifier.

    Ce qui se comprend puisqu’autrui me juge non à partir d’une nature objective qu’il connaîtrait, mais à partir de mon existence sensible qu’il perçoit. Bref, autrui perçoit et juge mon corps. Or “un corps [...] se définit par la table qu’il regarde, la chaise qu’il prend, le trottoir sur lequel il marche, etc.” (Sartre, l'Etre et le Néant, III, ii, 2), c’est en effet un véritable objet (la biologie n’est pas une science humaine mais une science exacte). Et c’est pour cela naturellement que “si l’on me regarde, j’ai brusquement conscience d’être un objet [...] j’ai un dehors, j’ai une nature et la honte, comme la fierté, est l’appréhension de moi-même comme nature” (-id-). C’est-à-dire que, comme la perception tend elle-même à être façonnée par le contexte culturel dans lequel elle a lieu, autrui fait implicitement pression sur moi pour que je m’adapte aux exigences de normalité sociale qu’il assume par son jugement : en portant sur Baudelaire le jugement de “poète maudit”, on a implicitement fait pression sur lui pour qu’il reste poète mais qu’il soit moins maudit, ce que Baudelaire a fini par assumer en ce considérant lui-même comme “poète maudit”. Mais contrairement à la chose, tant que le moi est conscient, il m’est toujours possible d’agir pour modifier la perception qu’autrui a de moi (les jugements désapprobateurs n’ont pas d’autre fonction). A contrario, si une telle action correctrice est inenvisageable, c’est soit parce que le moi n’est plus conscient (maladie, traumatisme, aliénation, etc.), soit parce que le moi a disparu (mort). Mais tant que ce n’est pas le cas, tant que la conscience existe, le regard et le jugement d’autrui ne suffisent à donner une nature au moi qu’avec la complicité tacite de celui-ci (c’est le cas à la suite d’un jugement approbateur). On peut donc dire “qu’il n’y a pas de nature humaine abstraite, une essence de l’homme indépendante ou antérieure à son existence” (l’Existentialisme ...). Ou encore, s’agissant du moi pensant et conscient, “l’existence précède l’essence”(-id-).

Conclusion.

    La notion de science de l’homme est ambiguë : apparemment, une telle science a pour fonction de définir objectivement son objet, à savoir l’homme. Mais à moins de réduire la nature l’homme à de purs mécanismes psychiques qui produisent toute son activité culturelle, c’est impossible. Car si on s’intéresse à l’activité culturelle proprement dite, on la modifie en la définissant et donc on la détruit comme objet. Il est donc impossible de parler d’une nature humaine spécifique.
    On pourrait considérer que la nature de l’homme réside dans son moi pensant, substantiel et singulier, par opposition à son corps étendu, relationnel et commun. Mais cela exigerait le détour métaphysique par une création divine, alors qu’il serait plus simple de considérer le moi comme une simple existence à laquelle on attribue un nom propre. Si on ajoute que le moi est conscient, c’est-à-dire capable de nier par son activité toute définition le concernant, il faut alors conclure qu’il n’y a pas non plus de nature humaine individuelle.