“Le
refus du temps est la forme commune de toutes les passions
humaines”(le
Désir d’Eternité,
avant-propos) : et en effet, le mythe de Faust, la croyance
chrétienne en la résurrection ou l’idéal mercantile de la
consommation de masse sont des expressions paroxystiques de ce refus
du temps qui conduisent à désirer des formes de vie consistant à
jouir d’un éternel présent. Dans tous les cas, il semble que les
passions soient engendrées par une méconnaissance de la nature du
temps : est-il en nous ou hors de nous, changement ou destruction,
illusion ou réalité ? Car il est clair que s’il est destruction
réelle hors de nous, il est vain de vouloir en nier les effets. Or,
on a beau considérer scientifiquement et objectivement le temps
comme un flux perpétuel inexorable, toute activité humaine peut se
comprendre en un sens comme un refus de la fatalité. Bref,
s’agissant de la nature du temps, “si
personne ne me le demande, je le sais, mais si on me le demande et
que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus”(Confessions,
II, xi, 14). Pourquoi donc est-il si difficile de comprendre la
nature du temps ? L’enjeu consiste à se demander si cette
difficulté est causée par un excès de passion ou au contraire un
excès de rationalité.
I - Pour rendre le temps objectif, il faut commencer par le spatialiser.
A
- considérer la durée dans l’abstrait en fait une illusion.
La
difficulté inhérente à la mesure du temps
est que l’objet de la mesure n’est pas directement perceptible
par les
sens : une distance, une surface, un volume, un poids ou une
température sont d’abord perçus avant d’être mesurés. Mais si
un corps est dans un état E1
jusqu’à
l’instant t1,
puis dans un état E2
jusqu’à l’instant t2,
je vais commencer ma mesure de durée
en t1
parce que je constate un changement (E2-E1)
et l’arrêter en t2
parce que je constate un autre changement (E3-E2).
Mais qu’est-ce que ce changement, sinon un changement de
température, de poids, de distance, etc. Il semble donc que la
mesure de la durée
soit donc
toujours indirecte
: on mesure toujours la durée qui s’écoule entre deux changements
de distance, de prix, de poids, de surface, etc. qui, eux, sont
perçus et donc mesurés directement. Mais précisément, qu’est-ce
qui s’écoule entre des changements directement perceptibles et
mesurables ?
La
difficulté va pousser Zénon d’Elée (V° siècle av.J.C) à
conclure que la durée n’est qu’une illusion et donc sa mesure
impossible. Voici ses arguments (rapportés par Aristote en Physique
VI, 239b5-240a18) :
-
avant qu’un corps en mouvement puisse atteindre un point donné, il
doit d’abord traverser la moitié de cette distance, après en
avoir traversé le quart, et ainsi indéfiniment ; autrement dit le
mouvement dure pendant une infinité d’instants et n’est donc pas
mesurable ; d’où le problème de savoir comment une distance
continue et finie peut être divisée en parties discontinues et
infinies
- si
la tortue a de l’avance sur Achille, celui-ci ne pourra jamais la
rattraper, quelle que soit sa vitesse ; car, pendant qu’Achille
court pour atteindre le point d’où est partie la tortue, celle-ci
avance de telle sorte qu’Achille ne pourra jamais annuler cette
avance ; le problème est de savoir comment une distance continue et
finie peut être la somme de parties discontinues et infinies
- la
flèche lancée est toujours immobile ; en effet, tout corps est
soit en mouvement, soit en repos, et il est en repos quand il se
trouve dans un espace égal à son volume ; or la flèche se
trouve, à chaque instant, dans un espace égal à son volume ; donc
la durée est une illusion puisque, à chaque instant t du temps,
correspond un volume déterminé dans lequel se trouve la flêche ;
le problème est de savoir s’il est possible d’opérer une
translation continue et finie à partir de changements d’états
discontinus et infinis
-
quand deux objets de même longueur L animés de la même vitesse V,
ont des parcours parallèles mais en sens inverse, ils se croisent
pendant une durée D, or lorsqu’ils ne se croisent pas, ils
parcourent la longueur L en une durée 2D ; donc une durée double
est égale à une durée de moitié inférieure, ce qui est absurde ;
le problème étant de montrer qu’on aboutit à des conclusions
différentes selon que nos critères de jugement sont continus, finis
et concrets (le croisement réel) ou discontinus, infinis et
abstraits (la mesure géométrique).
C’est
pourquoi Bergson signale que “la
métaphysique date du jour où Zénon d’Elée signale les
contradictions inhérentes au mouvement et au changement tels que se
les représente notre intelligence”
(la Pensée
et le Mouvant,
intro.). Les quatre arguments de Zénon ont en effet pour but de
démontrer qu’il y a irréductibilité de ce qui se montre
concrètement dans une perception
spontanée (le caractère continu et fini d’un mouvement) à ce qui
se démontre
abstraitement dans un raisonnement
(le caractère discontinu et infini d’une mesure géométrique).
D’où la conclusion de Zénon : “le
mobile ne se meut ni dans l’espace où il se trouve, ni dans celui
où il ne se trouve pas”(Simplicius,
Physique,
140, 34). Autrement dit, l’impossibilité à faire coïncider notre
perception du mouvement et le raisonnement sur sa mesure conduit à
admettre l’existence de l’espace géométrique et à nier
l’existence du temps perceptible dans le mouvement. C’est
effectivement un parti pris métaphysique,
c’est-à-dire, étymologiquement, qui dévalorise la perception
naturelle des choses. Comment peut-on sortir de ce paradoxe ?
B
- se donner l’espace comme image analogique du temps rend la durée
mesurable.
Pour
échapper aux apories de Zénon, Aristote va se servir d’une
analogie
entre le
temps
et l’espace
afin de réhabiliter la perception naturelle et de résoudre le
problème de l’infini. D’abord Aristote va ranger l’espace, le
mouvement et le nombre dans la même catégorie de sensibles
communs,
c’est-à-dire de qualités
sensibles
communes à tous nos sens. Tels sont en effet “le
mouvement, le repos, le nombre, la figure, la grandeur”(de
Anima,
418a19). Ce qu’il veut dire, c’est que la connaissance
géométrique de l’espace par exemple n’est qu’une
simplification formelle de la perception matérielle que nous
fournissent nos sens. Il en résulte en particulier que la durée
n’a pas à faire l’objet d’une démonstration
puisqu’elle
est sentie
tout comme la distance
dès lors que l’âme perçoit un mouvement.
Et la preuve que la durée
est bien sentie,
c’est que “lorsque
nous n’éprouvons aucun changement dans notre âme, ou que le
changement qui s’y passe nous échappe, nous croyons qu’il n’y
a eu aucune durée écoulée”
(Physique
IV, 218b). Donc, il existe bien une sensation
de la durée,
mais comme pour la distance,
celle-ci n’est pas perçue par un organe en particulier, mais par
l’âme toute entière. Ce qui ne suffit évidemment pas à en faire
une illusion car “le
sens ne se trompe pas”(Métaphysique,
1010b2) : seule l’intelligence en ce qu’elle affirme ce qui n’est
pas, peut se tromper, pas les sens, puisqu’ils n’affirment rien.
Donc la durée
comme la distance
sont bien réels
et constituent même des données primitives pour notre esprit.
Ensuite,
Aristote va affirmer que la réduction du mouvement continu
à une représentation spatiale discontinue
est possible à deux conditions : les points et les instants ne sont
pas des réalités discontinues ; ce qui est discontinu, c’est le
nombre. “Le
point ne peut pas plus suivre le point que l’instant ne suit
l’instant”(Physique
VI,
231b10) : une distance n’est pas plus un agrégat de points qu’une
durée n’est un agrégat d’instants car “entre
les points il y a toujours pour intermédiaire la ligne, et pour les
instants il y a toujours le temps”(-id-).
Cependant Zénon a tort de prétendre qu’une infinité
de points de l’espace sont effectivement
parcourus par un mobile lors d’un déplacement, car ces points ne
sont pas réels.
En effet, points
de
l’espace et instants
du temps ne sont que des limites
idéales
posées par l’esprit afin de favoriser la représentation. Dès
lors il n’y a plus aucune contradiction à représenter
rationnellement
une durée
comme un
intervalle
discontinu,
puisque, de même que pour une distance,
la discontinuité est obtenue par une opération de l’esprit qui
pose deux limites idéales
(instants et points). Car ce qui rend possible la délimitation
discontinue et donc la mesure,
c’est le nombre
dans le sens où mesurer consiste à établir une correspondance
terme à terme entre un ensemble de nombres entiers et des
intervalles réguliers découpés arbitrairement sur une ligne par
l’introduction de points
limites.
Il suffit maintenant d’admettre que l’instant
est à la durée
ce que le point
est à la distance
pour que la représentation discontinue du temps
continu ne pose pas plus de problème que celle de l’espace
continu. C’est ce que dit Bergson dans , : “tout
au long de l’histoire de la philosophie, temps et espace sont mis
au même rang et traités comme choses du même genre [...]. Pour
passer de l’une à l’autre, il a suffi de changer un mot : on a
remplacé <<juxtaposition>> par <<succession>>
(ch.I). Autrement dit, si l’on suit Bergson, ce qui a permis de
sortir des apories, c’est qu’on a considéré arbitrairement que
la succession
des durées était au temps
ce que la juxtaposition
des
distances était à l’espace.
Cela dit, en spatialisant le temps, ne perd-on pas ce qui en fait la
spécificité ?
II - La durée est une dimension relative à l’entropie d’un système
physique donné.
A
- la simultanéité n’est pas au temps ce que la coïncidence est à
l’espace.
Supposons
l’expérience suivante : je mesure
la durée d’une course avec un chronomètre manuel, j’appuie une
fois sur le déclencheur lorsque le coureur s’élance, une nouvelle
fois lorsqu’il franchit la ligne, après quoi je compte des
intervalles d’espace parcourus par l’aiguille sur mon cadran.
Dire par exemple que la course mesurée a duré
une minute, cela revient alors à dire que, pendant une minute, le
parcours du coureur sur le stade a été simultané
à celui
de l’aiguille sur le cadran. Mais que se passera-t-il si l’athlète
que je chronomètre trouve que mon affirmation ne correspond pas à
la réalité parce qu’il s’attendait à une information plus
précise ? On remplacera le chronomètre à cadran par un appareil
digital indiquant des fractions de secondes, le déclenchement manuel
par un déclenchement électrique puis lumineux. Il s’agira de
garantir une plus grande simultanéité
entre deux
événements,
la course (durée mesurée) et le chronométrage de la course (durée
mesurante) : “tous
nos jugements dans lesquels le temps joue un rôle sont toujours des
jugements sur des événements simultanés”(sur
l’Electrodynamique des Corps en Mouvement).
Mais
jusqu’où pourra-t-on aller dans cette exigence de simultanéité ?
Supposons une expérience de physique nucléaire qui mesure la
désintégration d’une particule durant quelques nano-secondes :
peut-on être assuré d’une simultanéité
absolue
entre
intervalle de durée mesurée et unité de durée mesurante ? En
fait, on voit bien que la simultanéité
sur laquelle repose la mesure des durées, ne peut pas se contenter
d’être supposée
puisque cela indiquerait une correspondance
parfaite
du début et de la fin des deux événements. Il faudrait donc que la
simultanéité
temporelle
soit proprement une coïncidence
spatiale. Or, pour que cette coïncidence ait lieu, il faudrait un
signal de durée zéro
au début et à la fin du processus de mesure. Mais un signal de
durée zéro
aurait une
vitesse infinie (v = l/t). Or c’est impossible parce que la vitesse
de tout signal possède une limite
finie (celle
de la lumière) ? Einstein répond qu’il “n’est
pas possible de comparer sans convention préalable la situation dans
le temps d’un événement en A avec celle d’un événement en B”
(-id-). En d’autres termes, Einstein nous dit que la simultanéité
qui fonde la mesure de la durée,
n’est pas un fait
réel mais
doit être une norme
idéale.
Comment cette norme est-elle décrétée ?
Einstein
invente la relation de synchronisme
: deux horloges A et B sont synchrones, dit-il, si et seulement si le
temps mis par un rayon lumineux (de vitesse constante dans le vide
égale à c =
± 299 800
km/sec) pour aller de A à B est le même que pour aller de B à A.
Autrement dit A et B sont synchrones
à condition d’être en repos
relatif
l’un par rapport à l’autre, c’est-à-dire animés d’un
mouvement
relatif
négligeable, ou encore d’une vitesse
relative v
telle que v/c = e.
C’est ce que dit Einstein : “le
temps d’un événement est l’indication simultanée à ce dernier
d’une horloge se trouvant au repos à l’endroit où cet événement
se produit”
(sur
l’Electrodynamique des Corps en Mouvement).
Bref, mesurer une durée t2-t1
veut dire, Soit A l’événement mesuré (la durée), B l’événement
mesurant (l’activité de l’horloge), l le parcours d’un rayon
lumineux entre A et B, l(A;B) en tm
= l(B;A)
en tn,
"m
et n Î
[t1
; t2].
Mais du coup, puisque la possibilité de la mesure de la durée
dépend des positions relatives de A et de B dans l’espace, est-ce
à dire que la durée dans le temps est fonction de la distance dans
l’espace ?
B
- le temps est proprement la dimension du désordre.
En
effet, si la mesure de la durée
s’attache
à donner une valeur numérique objective à ce qui change, il est
indispensable que ce qui change ne soit pas seulement une apparence
de changement comme le soupçonnait Zénon. Il est donc nécessaire
qu’il y ait une indépendance
du
phénomène de la durée à l’égard de celui de la distance. Or
cette exigence de réalisme
de la durée se heurte à une loi physique qui remonte à Leibniz et
qui a été formulée précisément par Mayer (le
Mouvement Organique dans son Rapport avec le Métabolisme,
1845) : dans un système physique, la quantité d’énergie reste
constante de sorte que l’énergie actuelle (travail) peut toujours
se transformer en énergie potentielle (chaleur) et inversement.
Cette loi (premier principe de la thermodynamique) suppose donc
clairement que tout changement
n’est qu’apparent,
puisque, en réalité, l’énergie
constitutive d’un système reste constante.
Et si le changement n’est qu’apparent, non seulement il n’y a
pas d’indépendance de la durée, mais il n’y a même plus de
durée.
Il
existe pourtant une expérience banale qui doit nous faire prendre
conscience de l’indépendance réelle de la durée tout à la fois
à l’égard de sa mesure et à l’égard de la distance : c’est
l’irréversibilité
de la
durée. En effet, il semble bien que la mesure
de la durée,
contrairement à celle de la distance,
ne peut s’opérer que dans une seule direction. Il existe ce que
Boltzmann (Leçons
sur la Théorie des Gaz,
1898) appelle “la
flêche du temps”
: on voit parfois une tasse de café tomber par terre et se briser,
mais jamais l’inverse ; en général les gens se souviennent du
passé mais pas du futur. Donc, ce qui constitue la réalité de la
durée semble être justement son irréversibilité.
Boltzmann montre en 1898 qu’il existe dans tout système physique
une quantité résiduelle de chaleur
qui ne peut pas être convertie en travail.
Et d’en conclure que tout système physique clos sur lui-même,
perd irrémédiablement de l’énergie. Il en est résulté ce qu’on
a appelé le second principe de la thermodynamique : dans un système
physique isolé, il n’existe pas d’état d’équilibre
énergétique : l’entropie
(c’est-à-dire le désordre)
s’accroît irrémédiablement., sauf si le déficit est compensé
par une importation d’énergie (ce que font les êtres vivants en
général). Mais il est clair que si l’univers est tout ce qui
existe, il ne peut y avoir d’importation à ce niveau. D’où
l’idée selon laquelle ce qui donne de la réalité
objective
au changement
et donc à la durée,
c’est justement l’irréversibilité
des
processus physiques de transformation d’énergie, ou, si l’on
préfère, c’est que le temps est orienté
dans une seule direction : celle du désordre.
Donc, on peut dire que l’objectivité
de la durée
réside dans un changement
uni-directionnel
qui affecte universellement
tout système physique (vivant ou non).
Tout
cela explique que “le
principal effort des philosophes anciens et modernes a consisté à
surmonter, par un travail intellectuel de plus en plus subtil, les
difficultés soulevées par la représentation intellectuelle du
mouvement et du changement”(la
Pensée et le Mouvant,
intro.) : le temps est ce flux de désordre que tout vivant, et en
particulier tout vivant rationnel, cherche désespérément à
endiguer. Dès lors, notre intelligence “ne
s’exerce commodément que sur des points fixes, c’est donc la
fixité que notre intelligence recherche”(-id-,
I). D’où les paradoxes de Zénon incapable de comprendre le temps
car incapable de le fixer, l’objectivation spatiale du temps par
Aristote et l’inter-dépendance de l’espace et du temps au sein
du même mouvement relatif pour Einstein. Donc cette difficulté à
comprendre la nature du temps est normale dans la mesure où la
fonction de l’intelligence humaine, comme forme supérieure de la
vie, est d’être la forme supérieure du refus du désordre.
Conclusion.
Nous
avons donc pu voir que l’impossibilité qu’il y a à considérer
le temps dans l’abstrait, c’est-à-dire en dehors de la
perception du mouvement, interdit à Zénon et aux Eléates de
tcomprendre le temps autrement que de manière paradoxale. Ce qui
conduit Aristote à se donner l’image analogique de l’espace pour
tenter de comprendre le temps : si l’instant est à la durée du
temps ce que le point est à la distance de l’espace, alors le
temps est objectivable et mesurable. Mais l’analogie n’est pas
satisfaisante car si dans la mesure des distances, la coïncidence de
l’objet mesuré et de l’objet mesurant équivaut à une distance
nulle, dans la mesure des durées, la simultanéité entre intervalle
de durée mesurée et intervalle de durée mesurante n’équivaut
pas à une durée nulle. Ce qui s’explique par le fait que le temps
est la dimension du désordre universel (entropie) qui se manifeste
par une perte irréversible d’énergie de tout système physique
isolé, en particulier de tout être vivant, et en particulier encore
de tout être rationnel en dépit de ses efforts pour introduire de
l’ordre dans le chaos.
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