Dans
la
Vie est un Songe,
Calderón met en scène le prince Sigismond que son père, le roi
Basyle, a fait jeter en prison parce qu’un oracle lui avait prédit
qu’il deviendrait un tyran sanguinaire. Toutefois, pris de remords,
il décide d’accorder sa chance à son fils en le faisant installer
dans le palais royal pour une journée, après quoi il le renvoie en
prison car son comportement a été décevant. Sigismond, désabusé,
se dit qu’il a dû rêver. Mais incapable de trouver les critères
distinctifs du rêve et de la réalité, il conclut que la vie est
“un
délire, une illusion, une ombre, une fiction”(v.2288-2289).
Cette conclusion, typiquement nihiliste, repose au fond sur le
présupposé que toute vérité est illogique, indémontrable,
incompréhensible. Du coup, faute de pouvoir fonder cette vérité,
elle s’écroule d’elle-même et disparaît : tout n’est
qu’illusion et rêve. Mais alors, si la notion de vérité
illogique semble auto-contradictoire, comment expliquer le réalisme
naïf entretenu par une certaine presse dite “à sensation” et
dont les arguments se réduisent tous à la formule : “incroyable
mais vrai” ? Comment ce qui est incroyable, inexplicable,
sensationnel, peut-il être vrai ? Peut-on juger de la vérité ou de
la fausseté d’une croyance indépendamment d’un jeu de langage
duquel elle dérive logiquement ? D’où le problème de savoir s’il
peut exister des vérités illogiques. L’enjeu étant de savoir
quel peut être le pouvoir de nuisance des manipulations médiatiques
aboutissant par exemple à nier l’holocauste juif au mépris des
preuves et des justifications historiques.
I - La
logique est à la fois le modèle et la méthode de la vérité.
A
- toute phrase affirmative bénéficie d’une présomption de
vérité.
“Il n’est
pas possible d’apporter dans les discussions les choses elle-mêmes
[de sorte
que] nous
supposons que ce qui se passe dans les symboles se passe aussi dans
les choses”(Aristote
- Réfutations
Sophistiques
- 165a). Ce qui veut dire que, comme nous ne sommes pas physiquement
capables de percevoir
tous les faits qui sont pour nous pertinents,
c’est-à-dire qui ont pour nous un intérêt
cognitif,
nous employons des marques simplificatrices du réel : des signes
qui
renvoient à une réalité signifiée
mais non directement perceptible.
Ainsi lorsque j’énonce une phrase p,
il est en général inutile d’ajouter que p
est vraie.
Par exemple, “la
phrase <<la neige est blanche>> est vraie si et seulement
si la neige est blanche”(Logic
Semantics, Metamathematics).
Ce qui veut dire :
-
que la vérité, et donc aussi la fausseté, ne sont pas des
propriétés de phrases (si tel était le cas “p”
serait différent de “p
est vraie”, ce qui est contradictoire) mais sont la présupposition
d’une correspondance entre la phrase et le fait qui est supposé la
vérifier
-
que la vérité de p
est en général présumée,
dans le sens où, si elle a l’air de s’insérer dans un certain
jeu de langage, p
est vraie par
défaut,
jusqu’à preuve du contraire
-
que la vérité de p
est
implicitement
contenue
dans p,
c’est comme s’il y avait dans p,
en plus de
ce qui y est dit,
tout ce qui est montré
dans le contexte et qui contribue à rendre p
crédible.
Donc,
si la vérité
doit être
la qualité
présumée
d’une énonciation (phrase plus contexte, ce qui est dit plus ce
qui est montré) c’est parce qu’il existe, dans le contexte
d’énonciation, des indices
de véracité
qui
permettent de présumer
que p
est vraie.
De même que, à partir de l’aspect physique de quelqu’un, il est
possible de présumer sa bonne santé, et cela, sans vraiment en être
certain, de même à partir de l’aspect physique d’une
énonciation, il est possible de présumer sa vérité
sans vraiment en être absolument certain. De sorte que si ces
indices de véracité
se
retrouvent dans la majorité des propositions, cela justifiera que
l’on puisse croire
à la
vérité de celle-ci.
Et
c’est bien là tout le problème : c’est bien parce que nous nous
empressons, par habitude
sociale,
de croire à
la vérité
d’une énonciation à partir de simples indices physiques qui
accompagnent l’énonciation que nous nous trompons ou bien que nous
sommes trompés.
Prenons
deux exemples :
- A
: “quelle heure est-il ?” ; B regarde sa montre, constate qu’il
est neuf heures, mais répond : “il est huit heures”
- A
: “comment faire reculer la pauvreté dans le monde ?” ; B, qui
est un économiste réputé, répond sans hésiter : “en cessant de
réglementer les entreprises privées”.
Dans
les deux cas la réponse peut très bien persuader
A de sa
vérité.
Pourquoi ? Parce que A se contente des indices
de
véracité
affichés
par B : consultation de la montre, absence d’hésitation,
réputation, etc. Bref, A infère la vérité
des réponses à partir des indices contextuels de véracité
qu’il
perçoit
et qui, normalement,
s’accompagnent de vérité.
Il est donc clair qu’il y a dans chaque énonciation
ce qui est dit explicitement
et ce qui est montré implicitement.
De telle sorte que comprendre
ce qui est dit, c’est toujours être capable d’ajouter ce qui est
montré
à ce qui est dit
: “ce
qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression, l’usage
des signes le montre
[du coup] on
peut comprendre une phrase sans savoir si elle est vraie”
(Tractatus,
3.262-4.024). Or n’y a-t-il pas un risque à se fier à ce qui est
montré et donc n’est pas nécessairement vrai ?
B
- la logique cherche à débarrasser l’énonciation de tout
sophisme.
Platon
n’a eu de cesse de dénoncer le danger que constituent les
pratiques sophistiques
qui
consistent à abuser de la confiance de l’auditeur en le flattant
et en l’étourdissant avec de pseudo-arguments
propres à lui faire tenir n’importe quelle énonciation pour vraie
: “le
sophiste est un homme qui tire un profit pécuniaire d’une
connaissance apparente mais non réelle”(Réfutations
Sophistiques,
165a22). C’est pour cela que Socrate se contente souvent
d’interroger son interlocuteur sophiste, et de l’amener, tout en
discutant, à lui faire admettre la faiblesse du raisonnement
qui appuie
l’énonciation qu’il entend démontrer. Car, ce que cherche
Socrate, c’est à savoir “si
les vérités sont enchaînées les unes aux autres par des raisons
de fer et de diamant”(Gorgias
508e), c’est-à-dire par des arguments solides. Or que sont de tels
arguments sinon des arguments à valeur
universelle,
autrement dits tels qu’ils doivent recueillir l’assentiment
de quiconque en a connaissance, et ce, quel que soit le contexte
d’énonciation. Ce qui, on le conçoit, est une exigence très
forte là où le sophisme,
c’est-à-dire le raisonnement apparent, semblait de nature à
détruire la confiance de chacun dans le discours, dans la raison, et
au-delà, dans les hommes : “or,
il n’est pire accident que de devenir ennemi de la raison, car la
misologie vient comme la misanthropie [...] : on a naïvement accordé
une entière confiance à quelqu’un [dont]
peu à peu on découvre la perversité et la déloyauté [...] et on
finit par prendre tous les hommes en haine”(Phédon,
89c). La haine des hommes à travers la haine de la raison : voilà
l’enjeu
politique
de l’exigence de dérivabilité
des
arguments.
C’est
pourquoi l’origine de la philosophie
se confond à la fois avec la quête de la vérité
et avec l’analyse logique
:
-
la recherche de la vérité
parce que l’enjeu politique de l’utilisation du langage comme art
social “exige
que celui qui tient un discours dispose en pensée de la vérité sur
les sujets qu’il se propose de traiter”(Phèdre,
259e), en pensée, c’est-à-dire de telle manière qu’il soit
capable de donner de la cohérence
à ses
arguments, car ce qui est vrai pour l’un doit l’être
nécessairement pour tous sans quoi il y aurait contradiction
(un raisonnement ne peut donc pas être tantôt vrai, tantôt faux)
-
l’analyse logique
parce qu’il n’existe qu’une seule manière de ne pas oublier
cette exigence, c’est “de
procéder à un échange de questions et de réponses sans en
profiter pour [...] esquiver les arguments et essayer de se justifier
[...] jusqu’à ce que la plupart des auditeurs ait oublié l’objet
de la question”(Protagoras,
336c), c’est-à-dire que l’analyse logique n’est rien d’autre
qu’un dialogue
où questions et réponses dérivent
les unes
des autres sans rien d’extérieur à ce qui est dit.
Bref,
comme le dit Platon, la logique
est “la
seule méthode qui, rejetant les suppositions s’élève jusqu’au
principe même pour établir solidement ses conclusions”(République
VII, 533d).
Il
s’ensuit que la logique
est primordialement une exigence de cohérence,
c’est-à-dire de non-contradiction
car “si
la chose contraire peut naître de la chose contraire, en revanche le
contraire lui-même ne saurait jamais devenir son propre
contraire”(Phédon,
103b). C’est-à-dire que si l’on peut admettre qu’une chose
blanche devienne
noire, on ne peut en revanche accepter qu’une chose blanche soit
en même temps noire, qu’une phrase vraie soit
en même temps fausse. On imagine sans peine dans quelle perplexité
pouvait plonger Socrate ou Platon un paradoxe comme le fameux
sophisme du
menteur qui était utilisé par les sophistes comme un
pseudo-argument pour conclure que la vérité n’existe pas. Soit
l’énonciation je
mens.
Puisque toute énonciation doit être présumée vraie, celle-ci
aussi : or, si je
mens est
vraie, c’est que je ne mens pas, donc elle est fausse. Conclusion
des sophistes : ce qui est vrai est faux et inversement. C’est donc
contre la fascination qu’exerce le sophisme
que s’élèvent conjointement la philosophie
et la logique.
Cela dit, peut-il exister une méthode universelle pour repérer les
sophismes ?
C
- la logique est aussi une méthode de production d’énoncés
démontrables.
Le
reproche que l’on pourrait faire à la logique
platonicienne (que Platon nomme dialectique
ou art du dialogue), c’est qu’elle nécessite la présence d’un
philosophe
(Socrate par exemple) qui pose infatigablement les bonnes questions
de nature à tester la cohérence
et la dérivabilité
d’un
discours suspect. Or si le philosophe est le seul à posséder l’art
de l’analyse logique, ne risque-t-il pas de profiter de sa
situation de monopole ? A l’inverse, si la vérité doit être
cohérente et dérivable, n’y a-t-il pas avantage à la faire
contrôler et reconnaître par le plus grand nombre ? Car “la
double tâche [de
celui qui sait]
consiste, l’une à pouvoir donner la raison des choses et l’autre
à pouvoir la recevoir d’autrui”(Réfutations
Sophistiques,
165a27). La recherche de la vérité et, au-delà, la communauté
toute entière, a donc tout à gagner de l’instauration d’une
méthode
(É'organon)
garantissant la logique
d’une
énonciation.
Soit
la phrase suivante : “l’âme est spirituelle”. Comment essayer
de justifier sa vérité ? “Je
dirai bien, par exemple que l’âme est spirituelle parce que l’âme
pense, mais je ne pourrai pas conclure si je ne conçois aucun
rapport entre le terme ‘penser’
et le terme ‘spirituelle’
; il faut donc que ‘penser’
soit comparé tant avec ‘âme’
qu’avec ‘spirituelle’”(L.A.P.,
III, 1). Donc je ne puis affirmer avec vérité que l’âme est
spirituelle que si je puis affirmer que l’âme pense et que tout
ce qui pense est spirituel. Soit le raisonnement en trois étapes :
1 -
tout ce qui pense est spirituel
2 -
or l’âme pense
3 -
donc l’âme est spirituelle.
Cette méthode
est
appelée par Aristote syllogisme
(du grec sullogismo’V,
raisonnement), plus exactement “un
raisonnement dans lequel certaines prémisses étant posées, une
conclusion autre que ce qui a été posé s’ensuit
nécessairement”(Réfutations
Sophistiques
165a). D’une manière générale, justifier l’énonciation A
est B
suppose de pouvoir dire
: tout C
est B (cas général ou majeure),
or A est C (cas spécifique ou mineure),
donc A est B (cas particulier ou conclusion).
Ce qui veut dire qu’il est impossible que notre conclusion (A
est B)
soit vraie
si elle n’est pas justifiée par notre syllogisme.
Pourquoi ?
“Nos
raisonnements sont fondés sur deux grands principes : le principe de
contradiction en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe
et vrai ce qui est opposé ; celui de la raison suffisante en vertu
duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver
existant, aucune énonciation vraie, sans qu’il y ait une raison
suffisante pourquoi il en soit ainsi et pas autrement”(Monadologie,
§31, 32). Autrement dit la méthode
du syllogisme permet non seulement d’éliminer les contradictions
formelles du
raisonnement (cohérence) mais aussi de découvrir la raison
suffisante
d’attribuer le prédicat (B) au sujet (A) en disant que la relation
entre A et B ne doit rien à ce qui est montré
mais uniquement à ce qui est dit
(dérivabilité). C’est si et seulement si tout C est B et tout A
est C que “A est B” est vraie. Bref, on devrait dire que tout ce
qui est vrai est démontrable et que tout ce qui est démontrable est
vrai. Or la vérité d’une phrase se confond-elle nécessairement
avec sa démontrabilité ?
II - La vérité matérielle des phrases est distincte de sa
démontrabilité formelle.
A
- la syllogisme ne peut démontrer que la possibilité, non pas
l’existence d’une chose.
Kant
remarque que “il
y a quelque chose de si séduisant dans la possession de cet art
précieux [la
logique, que celle-ci est utilisée]
pour en tirer, du moins en apparence, des assertions
objectives”(Critique
de la Raison Pure
III, 80). Mais qu’entend-il par là ? Considérons à présent ces
trois exemples donnés par Kant dans la C.R.P.
:
1-
un sujet est forcément une substance résistante aux changements
- or
l’être pensant est nécessairement un sujet
-
donc l’être pensant existe comme substance résistante aux
changements (un moi).
2-
lorsqu’une chose existe, c’est que toutes les conditions de son
existence sont réunies
- or
de nombreuses choses existent
-
donc toutes les conditions d’existence de ces choses sont aussi
réunies (l’univers).
3-
un être parfait existe nécessairement, sinon il ne serait pas
parfait
- or
Dieu est, par définition, un être parfait
-
donc Dieu existe nécessairement.
Ces
trois raisonnement sont de véritables syllogismes
dont les conclusions comportent un nécessité
formelle :
il n’y a pas de contradiction
dans le raisonnement, lequel est une raison
suffisante
de justifier la conclusion. On doit donc admettre que la conclusion
est démontrée.
Le problème est que la conclusion porte chaque fois sur l’existence
de quelque chose. Or une existence
peut-elle être démontrable
? Si tel
est le cas, c’est que “A existe nécessairement” est de la
forme “A est existant nécessairement” ou encore “A est B
nécessairement”. C’est donc que “existant” est un prédicat
comme un autre, c’est une propriété que possède un objet. Soit à
présent les phrases P1
: “cet objet est un carré rouge” et P2
: “cet objet est un carré rouge existant”. En quoi P1
est-elle différente de P2,
en quoi le terme “existant” apporte-t-il une propriété
supplémentaire au carré ? En fait, il en est de l’existence
pour les sujets
comme de
la vérité
pour les phrases
: les deux termes ne disent
rien de plus que ce qui est dit sans eux, ils ne font que montrer
ce qui est effectivement le cas. Dire que P est vrai, c’est dire P
; dire que A existe, c’est dire que A possède certaines propriétés
sensibles. Dire qu’un sujet existe,
c’est dire que “à
certaines choses de la nature [...] appartiennent les prédicats
qu’on pense réunis dans le sujet”(Unique
Fondement ,
A.K. II, 73). L’existence
n’est donc pas un prédicat
et on ne peut pas démontrer
qu’une chose existe, on peut seulement démontrer qu’une chose
doit
posséder
telle et telle propriété. Les objets mathématiques sont à cet
égard exemplaire : on peut démontrer que la diagonale d’un carré
d’1m de côté doit
être égale à 1m x V2,
mais non pas démontrer l’existence
d’une longueur de V2m.
Or,
l’histoire de la raison, est caractérisée, nous dit Kant par
trois sortes d’illusions,
qui, paradoxalement, ont toutes le syllogisme
pour
origine : la psychologie
rationnelle,
la cosmologie
rationnelle,
la théologie
rationnelle.
La psychologie
rationnelle,
qui a pour but d’affirmer en la justifiant, l’existence d’un
moi.
La cosmologie
rationnelle
vise quant à elle à affirmer et à justifier l’existence d’un
univers.
Enfin la théologie
rationnelle entend démontrer l’existence de Dieu. Mais on voit
bien en quoi les trois principaux objets de la raison
humaine
(ce que Kant appelle les idées
transcendantales)
que sont le moi,
l’univers,
et Dieu,
sont démontrés dans ce qu’ils ont de nécessaire
pas dans leur existence
: on peut dire après nos trois syllogismes que ce n’est pas “le
moi existe”, “l’univers existe”, “Dieu existe” qui sont
vraies nécessairement mais “le moi peut exister à condition que
...”, “l’univers peut exister ...”, “Dieu peut exister
...”. Plus exactement, on a, par la logique,
démontré que ce sont trois objets dont on peut parler sous
certaines conditions, mais nullement que ce sont trois objets réels.
Est-ce à dire que l’existence échappe à toute démonstration
logique ?
B
- il n’y a d’usage légitime du syllogisme qu’analytique et non
synthétique.
Les
trois illusions
rationnelles
de Kant ont pour effet de montrer qu’il ne faut pas confondre la
démontrabilité
d’une
phrase et sa vérité.
La démontrabilité
découle
de ce que le raisonnement fait apparaître la conclusion comme
nécessaire, c’est-à-dire comme dérivant
sans contradiction
des prémisses. Tandis que la vérité
dépend de quelque chose d’extérieur au raisonnement puisque le
raisonnement démontre la possibilité
d’un fait mais non pas son existence.
Il s’ensuit que “le
critère simplement logique de la vérité, à savoir l’accord
d’une connaissance avec les lois universelles et formelles de
l’entendement et de la raison, est donc bien la condition sine
qua non
et, par conséquent, négative, de toute vérité”(Critique
de la Raison Pure
III, 80). C’est-à-dire que si ce qui est dit
dans le raisonnement n’est pas cohérent
et
dérivable,
alors, nécessairement, la conclusion est fausse.
Mais la réciproque n’est pas vraie : si la conclusion est
démontrable,
ce qu’elle prédit est donc possible
mais on ne peut rien dire de la vérité
de la conclusion, c’est-à-dire de l’existence
de ce
qu’elle prédit.
C’est
pourquoi Kant souligne que “la
simple forme logique de la connaissance [...] ne suffit pas, loin de
là, pour décider de la vérité matérielle, ou objective de la
connaissance”(Critique
de la Raison Pure
III, 80). Ce qu’il veut dire, c’est que la vérité
matérielle, dépend de l’existence
de quelque chose, c’est-à-dire d’une correspondance
externe de
la phrase avec quelque chose d’autre que le simple raisonnement.
Alors que la démontrabilité
formelle ne dépend de rien d’extérieur au raisonnement lui-même.
Or, ajoute Kant, la correspondance
externe
appartient à “ce
qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience,
à savoir la sensation [tandis
que] ce
qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience
[...] n’est que possible”(Critique
de la Raison Pure
III, 185). Ce qui est ici fondamental, c’est que la vérité
d’une phrase dépend de la possibilité
formelle
que lui procure la logique,
mais aussi de l’existence
matérielle
qui ne peut être constatée que par les sens.
Sans cette liaison de ce qui est possible
avec ce qui existe,
de la logique
interne
avec le contexte
externe,
il n’y a pas de vérité
concevable. Alors que le possible
ne dépend évidemment que de la logique
interne.
Lorsque nous disons que p est vraie,
nous ne disons pas seulement que p est logiquement possible,
c’est-à-dire démontrable formellement, nous ajoutons que p peut
correspondre matériellement avec un fait existant en-dehors du
raisonnement. Lorsque nous affirmons que p est vraie,
nous opérons donc une synthèse
matérielle entre p et un fait existant extérieur à p. Tandis que
lorsque nous nous contentons de dire que p est démontrable,
nous faisons une analyse formelle interne de p. La vérité
est alors toujours synthétique
puisqu’elle exige une relation
externe de
la phrase à notre sensibilité, là où la démontrabilité
est
toujours analytique
dans la mesure où elle ne concerne que les relations internes de
l’entendement avec lui-même. La démonstration
suppose
donc un usage purement analytique,
alors que la vérité
est le fruit de l’usage synthétique
de l’entendement : “la
logique en général fait abstraction de tout contenu de connaissance
[...] et ne considère que la forme de la pensée en général”(C.R.P.,
A.K.III, 80). Est-ce à dire qu’il n’existe pas de logique de la
vérité sensible et matérielle et donc que toute vérité est
finalement extra-logique ?
III - La logique est la condition de possibilité de toute vérité.
A
- il existe une logique du contenu de la vérité scientifique.
Il
est clair que la critique
kantienne de la logique
avait pour but explicite de dénoncer et de condamner les abus
que certains logiciens et philosophes avaient commis en en
méconnaissant les limites.
Il s’agissait d’éviter désormais que “ce
qui est un canon
[un
modèle]
pour le jugement devienne en quelque sorte un organon
[une
méthode]
pour en tirer, du moins en apparence, des assertions objectives, ce
qui est en fait un abus”(C.R.P.,
A.K.III, 80). Bref, il s’agissait de cantonner la logique à tester
la vérité des phrases et non pas comme méthode
pour en produire de nouvelles. Or l’abus consiste précisément à
prétendre lui faire produire des vérités là où elle ne sait
fabriquer que des démonstrations. Dès lors :
-
ou bien on adopte le point de vue sceptique
(comme Hume) consistant à dire que toutes les vérités, même
scientifiques, sont découvertes par hasard et apprises par habitude
et ne sont donc que probables (même si, évidemment, certaines
phrases sont beaucoup plus probables que d’autres)
-
ou bien on adopte un point de vue transcendantal
(comme Kant) consistant à dire que tout au moins les vérités
scientifiques, obéissent à des règles précises et contraignantes
qui constituent leurs conditions de possibilités.
Or
le point de vue sceptique
comporte un risque de misologie
qu’avaient su exploiter les sophistes et contre quoi la logique et
la philosophie ont été inventées. Il est donc préférable
d’admettre la nécessité d’une “logique
transcendantale, [qui
est] une
logique de la vérité [en
ce qu’]
aucune connaissance ne peut la contredire sans perdre en même temps
tout contenu [ ...] et par là toute vérité”(C.R.P.,
A.K.III, 82). Kant distingue donc soigneusement la logique
transcendantale,
qui est une logique du contenu
scientifique strictement, de la logique
formelle
qui est une logique de la forme
de toute phrase en général. Si seule la vérité scientifique
mérite une logique
transcendantale,
c’est, dit Kant, parce que la vérité scientifique, bien que
dépendante de notre sensibilité
comme toute vérité, comporte néanmoins une nécessité
à laquelle échappent les simples vérités empiriques. Cette
logique
transcendantale
s’occupe donc spécifiquement de ce qui permet à une affirmation
scientifique
d’être vraie selon quatre catégories
: le sujet
(universel ou non) ; le prédicat
(affirmé ou non) ; la relation
entre les deux (catégorique ou non) ; le jugement
dans sa totalité (nécessaire ou non). Or, on peut se demander s’il
existe bien une telle différence de nature logique entre les énoncés
scientifiques et les autres énoncés.
B
- d’une manière générale “la
logique est transcendantale”(Tractatus,
6.13).
On
ne voit pas très bien en effet en quoi les jugements
de perception
ou les jugements
de valeur
échapperaient à la logique
transcendantale
des jugements
de connaissance
scientifique. Car cela voudrait dire que la logique est apprise
tardivement par les individus, par exemple au moment où ils essaient
de s’approprier une culture scientifique à l’école. Ce qui
impliquerait que tous les individus (et au-delà, tous les peuples)
qui n’acquièrent pas, ou pas suffisamment de culture scientifique
sont plus ou moins étrangers à la logique de l’affirmation
vraie. La
conséquence étant que le langage de ces individus (ou de ces
peuples) serait à ce point différent du nôtre que toute
compréhension, tout échange et tout dialogue seraient impossibles.
Ce que contredisent toutes les expérimentations sociales et
anthropologiques.
Wittgenstein
et Quine font remarquer que si le langage
est, pour l’espèce humaine, un avantage
évolutif certain sur les autres espèces animales, c’est parce
qu’on parvient par ce moyen à une coordination
communautaire plus efficace que si on s’en passait. C’est
pourquoi, dire que p est vraie ou dire que p, cela revient au même
puisque la vérité
de p est présumée
par défaut. La confiance
dans la vérité
du langage est nécessairement une donnée instinctive sans laquelle
aucun apprentissage social n’est possible, à commencer par
l’apprentissage du langage lui-même : “celui
qui n’est certain de rien ne peut pas non plus être certain du
sens de ses mots”(U.G.,
§114). Il faut donc, pour pouvoir intégrer
un enfant dans une communauté
humaine, respecter impérativement des règles
de grammaire qui préservent au maximum la vérité
des phrases prononcées en sa présence, c’est-à-dire la
correspondance
entre ce qui est dit
publiquement et ce qui est montré
publiquement :
-
la règle de l’approbation,
selon laquelle “ce
qui est certain pour une communauté réclame l’approbation sans
hésitation”(Philosophie
de la Logique),
cette approbation n’étant pas une récompense privée mais bel et
bien un jugement public du genre “c’est vrai” ou “c’est
faux”
-
la règle de cohérence,
selon laquelle si p est approuvé, non-p sera désapprouvé et
inversement
-
des règles de dérivation
(la
conjonction
: “p et q” sera toujours fausse sauf si p et q sont vraies toutes
les deux ; la disjonction
: “p ou q” sera toujours vraie sauf si p et q sont fausses toutes
les deux ; l’implication
: “p implique q” sera toujours vraie sauf si p est vraie et q est
fausse ; l’équivalence
: “p c’est-à-dire q” sera vraie lorsque p et q seront vraies
ou fausses toutes les deux)
-
la règle de quantification
selon que l’affirmation est universelle
("x),
particulière
($x),
singulière
(ix).
Dès
lors, on voit mal comment de telles règles
de grammaire,
qui commandent l’usage
normal de tout
le langage et qui, dès lors, sont nécessairement communes
à tous
les jeux de langage, pourraient être prises en défaut dans un jeu
de langage quelconque : “on
ne peut se poser la question de savoir si ces règles sont correctes
ou non, car, sans ces règles, les mots n’ont plus de
signification”(P.U.,
§547). Les distinctions kantiennes entre démontrabilité
et vérité,
entre logique formelle
et logique transcendantale,
ne sont donc pas correctes. Car en effet, c’est la même logique
sous deux
aspects :
-
l’aspect analytique
de démonstration formelle de ce qui est dit, qui vient de ce que la
logique est tautologique (nécessairement vraie par définition),
“c’est
ce que nous faisons tous les jours quand nous essayons d’expliquer
des phrases pour en écarter des ambiguïtés”(Word
and Object
§33)
-
l’aspect synthétique
de vérification matérielle en correspondance avec ce qui est
montré, de sorte que “nos
énoncés sur la réalité extérieure affrontent le tribunal de
l’expérience non pas individuellement mais comme un corps
organisé”(Methods
of Logic,
intro.).
C’est
évidemment en ce sens que “la
logique est transcendantale”(Tractatus,
6.13), au sens kantien, c’est-à-dire qu’elle réunit les
conditions
a
priori
(c’est-à-dire nécessaires) qui rendent compréhensible le contenu
même de toutes
les phrases et donc aussi leur vérité.
Conclusion.
C’est
parce que la fonction la plus générale du langage affirmatif est de
présumer l’accord de ce qui est dit avec une réalité extérieure
que la logique est utile. Celle-ci vise en effet primitivement à
débusquer les éventuelles contradictions dans les explications de
celui qui parle lorsque la confrontation directe de la phrase et de
la réalité est impossible. Dès lors, la logique est aussi une
méthode de production d’énoncés non seulement dépourvus de
contradiction interne mais également pourvu d’une raison interne
suffisante pour faire admettre leur vérité en l’absence de faits
qui les vérifient.
Or ce
deuxième usage de la logique comme méthode de production d’énoncés
nécessairement vrais peut être abusif, car le syllogisme ne peut
conclure qu’à la possibilité, non à l’existence d’une chose,
et celle-ci est pourtant nécessaire pour que l’on puisse parler de
vérité. Dès lors, le seul usage légitime de la logique est un
usage analytique, c’est-à-dire de démonstration formelle d’une
phrase, et non pas synthétique, c’est-à-dire de production
matérielle de la vérité d’une phrase.
Ce
qui ne veut pas dire que toute vérité matérielle soit
extra-logique, puisque la vérité scientifique ne doit son
universalité qu’à une logique transcendantale qui définit a
priori ses
conditions de possibilité. A partir de là, on peut extrapoler et
dire qu’aucune vérité n’est extra-logique dans la mesure où la
logique n’est rien d’autre que la partie commune des règles de
grammaire qui gouvernent tous les jeux de langage, de sorte que toute
vérité, même la plus anodine, présuppose toujours une certaine
logique.