jeudi 18 mai 2000

DANS QUELLE MESURE LE DESINTERESSEMENT EST-IL LA CONDITION DE LA MORALITE ?

Les déviations inévitables par rapport à la justice sont corrigées efficacement [...] par des forces intérieures au système, parmi lesquelles le sens de la justice que partagent les membres de la communauté joue un rôle fondamental : c’est à cela que les sentiments moraux sont nécessaires”(Théorie de la Justice, §69). Bref, Rawls fait clairement de la moralité la condition de possibilité de la justice. Plus exactement la loi juridique ne produirait des effets que sous la condition d’être compatible avec le devoir moral qui apparaîtrait toujours en toile de fond de toute obligation. Il s’ensuivrait que l’obligation morale serait, contrairement à ce que dit Spinoza par exemple, le préalable nécessaire à toute relation sociale stable et, en particulier, à l’institution de la justice. Dès lors, la moralité serait désintéressée dans le sens où elle serait inhérente à notre condition d’être raisonnable, indépendamment de nos projets et de nos désirs. Or le danger apparent d’une telle conception, c’est qu’alors il est impossible d’éduquer qui que ce soit à la moralité puisqu’il n’y aurait pas de motivation possible : s’il faut être désintéressé pour être moral, s’il faut accomplir son devoir sans projet ni désir, il semble ou bien que toute moralité soit impossible, ou bien que seul un saint ou un héros pourrait être moral. D’où le problème de savoir dans quelle mesure le désintéressement est une condition de la moralité. La thèse de Kant est que la moralité est incompatible avec toute inclination sensible mais non pas avec tout intérêt rationnel : le respect pour la loi morale et, au-delà, pour soi-même comme source de la loi morale, constitue l’intérêt de la moralité. L’enjeu consiste à déterminer les conditions d’universalité de toute morale.


I - L’inclination sensible et particulière pour le bonheur n’engendre pas la moralité.

A - le fondement de la moralité, c’est la bonne volonté.

L’intention de Kant est immédiatement affirmée : il s’agit d’expliquer comment l’on passe “de la connaissance rationnelle commune de la moralité à la connaissance philosophique”(sous-titre de la 1° section). Autrement dit, Kant veut faire échapper la moralité à une tradition remontant à Platon et consacrée par toutes les pratiques religieuses : la tradition axiologique, selon laquelle ce sont les valeurs (le bien, en particulier) qui sont prioritaires et qui impliquent les devoirs nécessaires pour viser ces valeurs. C’est pourquoi la morale de Kant sera une morale déontologique, c’est-à-dire une pratique qui donne la priorité aux devoirs par rapport aux valeurs : les valeurs devront se modeler sur les devoirs et non l’inverse, ou, comme le dira Kant, le bien sera la conséquence d’une certaine forme de volonté, et non l’inverse : “de tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde et même, en général, en dehors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté” (F.M.M., I). Kant part donc, non pas de la notion de bien, mais de la notion commune de bonne volonté. 

Ce qui veut dire :
- d’une part qu’il n’y a pas de bien absolu, de valeur qui pré-existe à l’acte accompli, mais au contraire, ce qui donne à l’acte sa valeur, c’est la volonté elle-même, donc il n’y a proprement qu’une volonté qui puisse être bonne indépendamment de tout objet extérieur réel, fût-il un objet suprême (le bien ou Dieu)
- d’autre part, si la valeur d’un acte doit s’apprécier en fonction de la seule volonté, il n’y aura d’acte bon et par conséquent de volonté bonne que si et seulement si cette volonté pense l’acte comme absolument nécessaire et non pas soumis aux aléas de la fortune extérieure.

En d’autres termes, une volonté bonne est une volonté autonome, c’est-à-dire qui veut quelque chose qui semble nécessaire indépendamment de ce qui existe ou qui pourrait exister. Par opposition, celle qui ne l’est pas est une volonté hétéronome : “l’autonomie est la propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa propre loi, indépendamment de toute propriété des objets du vouloir [...] quand la volonté cherche la loi qui doit la déterminer autre part [...] il en résulte toujours de l’hétéronomie”(F.M.M., II).

Pourtant, si l’on en croit Aristote, toute notre activité volontaire serait au service du bonheur comme bien absolu non pas certes comme objet extérieur (un but à atteindre) mais comme une finalité extérieure (une direction à viser) : “le bonheur est une certaine activité de l’âme conforme à la vertu ; quant aux autres biens, ou ils se trouvent nécessairement compris dans le bonheur, ou ils y contribuent à titre d’auxiliaires”(E.N., I, vii, 7). Rechercher son bonheur serait alors la marque d’une volonté parfaitement raisonnable. Pourtant, il semblerait qu’en parlant de bonne volonté, le sens commun suppose que cette volonté-ci ne poursuit pas le bonheur comme fin : dire “untel a échoué malgré sa bonne volonté”, c’est dire en effet “untel s’est donné du mal”, autrement dit, “untel n’a pas choisi prioritairement de se faire du bien”. Est-ce à dire que la volonté bonne ou autonome ignore la poursuite du bonheur ?

B - la volonté autonome n’est pas un moyen en vue du bonheur.

Il est clair que Kant s’attaque là à une conception de la moralité héritée d’Aristote selon laquelle la vertu morale serait une activité (praxis) en vue du bonheur (eudaimonia). Pour lui en effet, le bonheur est la fin absolue que doit poursuivre l’être raisonnable. Mais cette fin reste contingente puisque sa réalisation éventuelle est située dans le futur et que les futurs sont forcément contingents (s’ils étaient nécessaires, ils ne seraient pas futurs mais un éternel présent). Il appartient donc à celui qui raisonne d’envisager deux choses : le souhait d’une fin, et la délibération et le choix des moyens d’y parvenir : “la fin qu’on poursuit étant l’objet du souhait [boulèsis], les moyens qui mènent à cette fin peuvent être soumis à notre délibération et à notre décision [proairèsis]”(E.N., III, vi, 1). Or si une âme vertueuse est, comme nous l’avons dit plus haut, une âme qui souhaite le bonheur, il va lui appartenir de se donner les moyens d’atteindre cette fin en délibérant et en choisissant les actes propres à y parvenir. Toute l’activité pratique (ou morale, relative aux moeurs) va ainsi être orientée vers la recherche du bonheur. L’autre nom de la moralité sera donc la prudence (phronèsis) : “la prudence est ce mode d’être qui, guidé par la vérité et la raison, détermine notre action en ce qui regarde les choses qui peuvent être bonnes pour l’homme”(E.N., VI, iv, 5). Mais comme “la prudence ne se borne pas à savoir seulement des formules générales, il faut qu’elle sache aussi les solutions particulières, [...] l’homme habile est celui qui sait trouver par le raisonnement ce qu’il peut réaliser de meilleur”(E.N., VI, v, 9 et 10). Autrement dit l’homme doté de vertu morale est celui qui souhaite le bonheur, donc qui est capable de délibérer et de choisir de manière pragmatique (ou réaliste) les moyens de l’atteindre (il est prudent), mais aussi qui est capable de réaliser de façon technique ce qui s’ensuit concrètement de son choix (il est habile).

Or, Kant considère que ni la prudence pragmatique, ni l’habileté technique ne peuvent être confondues avec la moralité pratique, justement parce que ce n’est pas le bonheur que poursuit la volonté bonne. En effet, si tel était le cas “la nature aurait bien mal pris ses mesures en choisissant la raison de la créature comme exécutrice de son intention”(F.M.M., I). Car, dit Kant, si la fin dernière de l’homme raisonnable n’était que de se conserver dans le meilleur état possible, en évitant autant que faire se peut les maladies et les accidents, “la règle complète de sa conduite lui aurait été indiquée bien plus exactement par l’instinct”(F.M.M., I). Autrement dit, comme le remarque justement Spinoza, s’il ne s’agit que d’être heureux, la volonté rationnelle ne sert à rien, le désir irrationnel, voire le simple instinct animal suffisent. Il est vrai que si ce qui est utile à l’homme, c’est son bonheur dans la société, alors le raisonnement sur ce qui utile à long terme pourrait aider à sa réalisation. Mais cela supposerait que l’on puisse se mettre d’accord rationnellement sur ce que doit être un bonheur qui dépasse l’individu, le lieu et l’instant. Or Kant, comme Spinoza, remarque que s’il y a un sujet sur lequel l’accord est impossible, c’est bien le bonheur (le bien de chacun) car cette notion est si confuse et obscure que “personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents avec lui-même ce que précisément il désire et il veut”(F.M.M., I). 

Bref, l’idéal de bonheur “est un idéal non de la raison, mais de l’imagination”(F.M.M., I). Or l’imagination est la faculté des images, des désirs propres aux circonstances immédiates où chaque individu est placé de manière aléatoire. Donc le bonheur ne peut pas constituer contrairement à un idéal de la raison, une fin morale car sa réalisation dépend du hasard des circonstances, là où la volonté autonome suppose la valeur absolue, ou nécessaire d’un certain projet. Pire que cela, à vouloir réaliser par la raison ce qui ne relève que de l’imagination (le bonheur), dit Kant, on ne peut aboutir qu’à un double échec : on “s’éloigne du vrai contentement [...] et on produit un certain degré de misologie, c’est-à-dire de haine de la raison”(F.M.M., I).


C’est donc que la raison n’est ni au service de ce qui peut être, à savoir des instruments utiles à l’habileté technique, ni au service de ce qui est réellement, à savoir la conservation de notre être par une prudence pragmatique. Car dans les deux cas, l’imagination guidée et alimentée par l’induction empirique, est suffisante. La raison est donc plutôt cette faculté de viser ce qui doit être : “la raison nous a été départie comme puissance pratique, c’est-à-dire comme puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté : il faut que sa vraie destination soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin, mais bonne en soi-même (F.M.M., I). En d’autres termes, la raison est une disposition proprement pratique qui se manifeste par et dans la volonté autonome, c’est-à-dire une tendance à agir de manière inconditionnée (ou nécessaire, ou rationnelle) et non pas de manière conditionnée (ou contingente, ou imaginaire). Mais alors quel genre d’action peut viser une volonté bonne si elle ne doit pas être conditionnée par le possible ou le réel ?

C - ce que vise la volonté autonome, c’est l’action accomplie par devoir.

La bonne volonté est donc la faculté de vouloir non pas ce qui est imaginé comme pouvant nous rendre heureux, mais ce qui est posé par la raison comme devant exister de manière inconditionnée. Lorsqu’on dit “untel a de la bonne volonté”, on veut dire, semble-t-il, “untel a conscience de ce qu’il doit faire, même si cela risque, momentanément, de contrarier son bonheur”. C’est pourquoi Kant précise aussitôt que “le concept du devoir contient celui d’une bonne volonté”(F.M.M., I). Ce qu’il veut dire, c’est que la raison est une faculté pratique (et non pas technique ou pragmatique) en ce qu’elle a de l’influence sur une volonté bonne, et cette influence se traduit par la conscience d’un devoir. En effet, en y réfléchissant, on voit bien que dans le concept de devoir est déjà compris celui d’une action et non pas d’un résultat : seule une action, peut devoir son existence à la seule volonté, là où un résultat a, en plus, besoin du concours des circonstances extérieures que la volonté ne maîtrise pas. Et cette action suppose elle même la faculté de viser ce qui n’existe pas encore mais qui doit exister. 

Bref, dans le concept de devoir est déjà inclus celui de bonne volonté, c’est-à-dire de faculté de vouloir ce qui est nécessaire et non pas seulement ce qui est possible ou réel. Une volonté autonome est donc une volonté qui n’est motivée que par le seul devoir, c’est-à-dire par la nécessité d’agir indépendamment de toutes les circonstances extérieures, ou encore par la nécessité de suivre une règle quoi qu’il arrive. La volonté autonome agit ainsi par devoir, et non pas simplement conformément au devoir c’est-à-dire selon les apparences extérieures d’un devoir ou en fonction d’une chose extérieure qui m’attire, soit parce qu’elle est déjà réelle, soit parce qu’elle est possible. Dans le premier cas, Kant parle d’inclination, dans l’autre d’intérêt. Prenons des exemples.

Dans le cas où une chose indépendante de ma volonté existe déjà, m’attire et, en ce sens, motive ma volonté, j’agis par inclination et non par devoir. Or, ce qui donne sa valeur morale à une action, c’est d’agir “par devoir et non par inclination”(F.M.M., I). Conserver sa propre vie, assister une personne P, peuvent être considérés par comme des devoirs, c’est-à-dire des actes nécessaires, même si cela ne nous plaît pas. Cependant, rien ne dit qu’une personne particulière A qui, dans cette communauté, conservera sa vie ou assistera P, agira par devoir. Il se pourrait qu’elle n’agisse que conformément au devoir si elle aime la vie et si elle éprouve de la sympathie pour P. En agissant conformément à l’apparence extérieure du devoir, mais en prétendant être motivée à agir par la seule règle du devoir dépourvue de toute inclination, A sera de mauvaise foi. 

Car “on appelle inclination la dépendance de la faculté de désirer à l’égard de la sensation, ce qui témoigne toujours d’un besoin”(F.M.M., II, note*). De même, en agissant dans le cas où ma volonté est motivée par l’existence d’un objet possible, j’agis par intérêt et non par devoir. Kant donne l’exemple d’un commerçant qui fixe le prix de ses marchandises de manière à ne léser personne de ses clients. Cela pourrait être considéré comme un devoir au motif que tout commerçant doit agir ainsi indépendamment de ses propres préférences. Mais rien ne prouve qu’un commerçant B ne dissimulera pas derrière cet apparent désintéressement un intérêt réel consistant à spéculer sur l’afflux de clientèle qui pourrait en résulter, étant ainsi de mauvaise foi. Car “la dépendance d’une volonté qui peut être déterminée de façon contingente à l’égard des principes de la raison, on l’appelle un intérêt”(F.M.M., II, note*), les principes de la raison dont il s’agit ici étant évidemment un simple calcul. Donc, appremment, l’inclination comme l’intérêt sont sources d’hétéronomie de la volonté, et donc d’immoralité.

Cependant, la différence entre une volonté motivée par inclination et celle qui est motivée par intérêt réside en ce que la première est totalement irrationnelle, elle se détermine sur le moment en fonction de ses appétits sensuels, eux-mêmes fonction des circonstances extérieures. La seconde par contre est capable de différer la satisfaction d’un désir, manifestant déjà une rationalité instrumentale qui poursuit un but simplement possible en anticipant une situation réelle et en se donnant les moyens techniques de la réaliser, bien que toujours en fonction des circonstances extérieures. Donc dans la notion de bonne volonté, il y a indiscutablement l’idée d’une absence complète d’inclination pour laisser place au seul devoir : “faire le bien précisément par devoir alors qu’il n’y a pas d’inclination pour nous y pousser [...] c’est là un amour pratique et non pathologique qui réside dans la volonté et non dans le penchant de la sensibilité (F.M.M., I). Aimer pratiquement et non pas pathologiquement, cela signifie, étymologiquement, être motivé par l’action elle-même (praxis) et non pas par le résultat de l’action qui exercerait sur la volonté des attraits sensibles (pathèmata). Ce qui veut dire que la volonté autonome, celle qui est animée par un amour pratique, autrement dit qui a une valeur morale, est celle qui n’est pas déterminée à agir par une inclination (exemple du philanthrope qui est un être moral bien qu’étant insensible aux souffrances d’autrui, et peut-être même à cause de cela!). Pourtant, est-ce à dire qu’il n’y a aucun intérêt à être moral ?


II - Le sentiment de respect est l’intérêt que prend la volonté à agir moralement.

A - le respect est un sentiment, mais un sentiment rationnel.

Nous avons dit qu’une volonté bonne devait être nécessairement dépourvue d’inclination. En revanche, une volonté bonne semble n’être jamais totalement dépourvue d’intérêt, puisque, avons-nous dit, l’intérêt est l’amorce de la rationalité, car “un intérêt est ce par quoi la raison devient pratique, c’est-à-dire devient une cause déterminant la volonté”(F.M.M., III, note*). De telle sorte qu’une volonté rationnelle, dans la mesure où elle envisage une action qui n’est pas encore réalisée, et qui, par là n’est que possible, tout en étant nécessaire, manifeste bien un intérêt pour ce qu’elle veut faire. Mais ce n’est pas un intérêt pour le résultat de l’action, sinon il serait conditionné par des circonstances extérieures que la volonté ne maîtrise pas, c’est un intérêt pour l’action elle-même : “la volonté humaine peut prendre intérêt à une chose sans pour cela agir par intérêt : la première expression désigne l’intérêt pratique que l’on prend à l’action, la seconde l’intérêt pathologique que l’on prend à l’objet de l’action”(F.M.M., II, note*). Bref, la volonté bonne, celle qui a une valeur morale, prend intérêt à l’action qui lui paraît nécessaire. En ce sens, il est permis de penser que la raison, fondement de la volonté bonne et donc du devoir moral inconditionné, possède néanmoins un mobile qui intéresse la volonté et qui, par là, la détermine à agir. Or un tel mobile ne peut pas sans contradiction se confondre avec une inclination ni avec un intérêt bien que ce dernier puisse être néanmoins présent. En quoi peut-il donc bien consister ?

Une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée”(F.M.M., I). Ainsi, une action morale est une action décidée par une volonté bonne, c’est-à-dire rationnelle, qui trouve là l’occasion de poser ce qui doit être nécessairement. Or ce qui doit être nécessairement, c’est l’action elle-même, qui ne dépend que de la volonté, non sa réalisation concrète qui dépend en outre de circonstances extérieures impossibles à maîtriser. Donc, ce qu’il y a de proprement moral dans l’action morale, c’est le principe même selon lequel cette action est nécessaire. Or, ce principe, qui est le point de départ absolu de l’action, ne peut pas être objectif, sinon la volonté serait déterminée à agir par un objet extérieur. Donc ce principe qui donne l’impulsion à l’action morale est purement subjectif, ce que Kant appelle une maxime : c’est “le principe d’action subjectif que le sujet se donne lui-même pour règle”(M.M., intro., iv), ou encore c’est ce qui donne à la volonté “des raisons subjectives d’action”(C.R.P., III, 527). Donc si une prescription P s’énonce de la façon suivante “tu dois faire A” où A est une action, ce qui rend A nécessaire et P morale, ce n’est pas P directement (une proposition ne peut pas impliquer une action mais seulement une autre proposition), ni non plus le fait que je sois conscient de P (sinon P est un objet extérieur qui m’attire et je suis causalement déterminé par l’inclination sensible), mais c’est la règle que je me suis fixée subjectivement, en tant que sujet moral, et qui consiste à respecter P.

Par suite, “le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi”(F.M.M., I). En d’autres termes le critère subjectif de la moralité d’une action réside dans la raison que le sujet invoque pour l’accomplir : s’il invoque une inclination sensible ou un intérêt rationnel mais extérieur à l’action elle-même, l’action ne peut pas être qualifiée de morale. En revanche s’il dit “j’ai fait A parce que A est digne de respect”, en éliminant donc toute autre raison subjective ou cause objective, l’action est morale. Or il est clair qu’il est ici fait appel à un sentiment du sujet, c’est-à-dire non pas un soi-disant état de l’âme, car alors cela voudrait dire encore une fois que la volonté du sujet agissant est déterminée par inclination, mais par une attitude du sujet qui simultanée à l’action à réaliser. Autrement dit, le critère subjectif de la moralité d’une action, c’est une attitude d’engagement inconditionnel dans l’accomplissement d’une action donnée, ce n’est surtout pas une simple intention, une simple motivation (sinon il suffirait de dire “j’ai eu l’intention d’agir” pour apparaître comme un être moral !). C’est pourquoi Kant affirme : “quoique le respect soit un sentiment, ce n’est point un sentiment reçu par influence, c’est au contraire un sentiment spontanément produit par un concept de la raison”(F.M.M., I). Que veut dire Kant par là ?

B - c’est la représentation de la forme universalisable de la loi qui engendre le respect.

Appelons loi tout énoncé prescriptif, c’est-à-dire qui indique ce qui doit nécessairement être le cas, qu’il s’agisse d’une loi juridique, d’une loi scientifique, d’une loi de la nature, etc. Dire que je respecte la loi P qui s’énonce “tu dois faire A”, c’est dire que je veux faire A pour le seul motif que P est nécessaire. Si P est une loi juridique, par exemple, je m’arrête au feu rouge non par réflexe (ma volonté ne serait pas impliquée), non parce que j’ai peur de la sanction (j’agis par inclination), non parce que je suis en train de passer l’épreuve pratique du permis (j’agis par intérêt), mais parce que je reconnais P comme une règle impérative de comportement. De même si P est une loi scientifique : je reconnais P comme une règle à laquelle je dois me plier pour faire mes recherches, mes calculs, mes expérimentations, etc. Même dans le cas où P est une loi de la nature, on dira métaphoriquement par exemple que le printemps est respecté cette année, pour dire que la nature semble, comme une personne, se soumettre à une loi qui exige d’elle que le printemps soit fleuri, doux, humide, etc. 

C’est en ce sens que Kant précise que “ce que je reconnais immédiatement comme loi pour moi, je le reconnais avec un sentiment de respect qui exprime simplement la conscience que j’ai de la subordination de ma volonté à une loi sans entremise d’autres influences sur ma sensibilité”(F.M.M., I, note*). Mais si le sentiment de respect est un mobile subjectif pour la volonté bonne, il faut bien que ce mobile puisse correspondre, sinon à un caractère objectif qui inclinerait ou intéresserait la volonté, du moins à quelque caractère inter-subjectif de la loi, sinon on ne comprendrait pas que la loi ait une portée générale et impersonnelle et on ne comprendrait pas pourquoi une volonté serait tenue de la respecter. Quel peut être ce caractère ?

La réponse de Kant est la suivante : “puisque j’ai dépossédé la volonté de toutes les impulsions qui pourraient être suscitées en elle par l’idée des résultats [...] il ne reste plus que la conformité universelle des actions à la loi en général”(F.M.M., I). En d’autres termes, ce ne peut être le contenu sensible et particulier de la loi (ce que dit P) qui doit s’accompagner de respect. Ce ne peut donc être que la forme rationnelle et universelle de la loi, “la loi en général” dit Kant. En bref, ce qui inspire le respect, ce n’est pas une loi en particulier, c’est toutes les lois en général. Or on se trouve là devant un grave problème : on ne sait toujours pas quel caractère inter-subjectif sert de critère indubitable à la loi, de sorte que tout le monde a envie d’énumérer des exemples de soi-disant lois qui ne sont pas respectables (ex. les lois de Nuremberg). On sent bien que faute de ce critère, rien n’empêche de dire que “être moral, c’est obéir aux ordres de la police”(Sciences et Religion) comme le dit ironiquement Russell. Or, la difficulté vient évidemment de ce que, s’il existe un critère de rationalité et d’universalité de la loi qui doit s’accompagner d’un respect subjectif, un tel critère n’est pas dans ce qui est dit explicitement, et doit donc résider dans ce qui est montré implicitement par P. Quelle est donc cette forme implicite qu’exhibe une proposition prescriptive P et qui soit digne de respect ?

Prenons l’exemple de Kant sur la fausse promesse. Supposons qu’un candidat C aux élections promette une amélioration des conditions de vie de ses électeurs, tout en sachant qu’il ne pourra pas tenir ses promesses mais dans la seule intention d’être élu. Supposons que C soit élu parce que ses électeurs ont cru à ses promesses. On pourra toujours dire que la campagne électorale de C était conforme au devoir au motif que s’occuper du bien-être de ses administrés est une nécessité morale. Mais on ne pourra pas dire que C a fait campagne par devoir, puisqu’il était clairement motivé par un intérêt (être élu), donc sa campagne n’était pas morale. Mais cela, il n’y a peut-être que C lui-même qui puisse s’en rendre compte, car c’est un caractère subjectif de son action. N’y a-t-il rien qui puisse inter-subjectivement corroborer ce caractère subjectif ?

Le moyen le plus rapide tout en étant infaillible, c’est de me demander à moi-même : <<accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer d’embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour les autres)>> ? et pourrais-je bien me dire : <<tout homme peut faire une fausse promesse quand il se trouve dans l’embarras>> ? [...] je m’aperçois bientôt ainsi que si je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait le mensonge”(F.M.M., I). Autrement dit, je peux bien vouloir mentir de temps en temps, lorsque cela m’est utile, mais la possibilité même du mensonge suppose une loi implicite selon laquelle on ne doit pas mentir : c’est même cette loi que je suppose connue de mon interlocuteur qui rend le mensonge efficace. Ainsi, le critère indubitable de l’action morale effectuée par devoir, c’est l’universalisabilité de la maxime subjective qui fait de celle-ci un impératif catégorique. Une telle formule, comme son nom l’indique, prescrit une action nécessaire absolument, et non en rapport avec un but extérieur à l’action qui inclinerait ou intéresserait la volonté. C’est pourquoi, “il n’y a qu’un impératif catégorique et c’est celui-ci : agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle”(F.M.M., II). Donc la moralité d’une action est impliquée par sa nécessité interne, elle-même impliquée par son universalité à l’égard de tout être raisonnable. Mais pour quelle raison devrait-on préférer une maxime universalisable et une action morale ?

C - le respect pour la loi n’est que le respect pour toute personne donc pour soi-même.

On pourrait en effet se demander pourquoi on devrait vouloir se comporter moralement, c’est-à-dire de voir sa volonté déterminée subjectivement par le seul respect pour ce que commande une loi objectivement universalisable ? Autrement dit, à quoi bon respecter la loi puisque je ne peux en tirer ni inclination sensible, ni intérêt extérieur? Ou encore, en respectant la loi, est-ce que je n’accepte pas en pure perte d’entraver ma liberté ? Bref, n’est-il pas complètement irrationnel de se soumettre à la raison ? Nous avons vu que la forme rationnelle et universelle qui se montre implicitement (sans se dire explicitement) dans une loi universalisable est “je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle”(F.M.M., I). Donc ce qui est le propre d’une volonté bonne, c’est d’éprouver un respect tel pour un énoncé prescriptif que je puisse vouloir que mon attitude particulière (une maxime subjective de respect) devienne une attitude universelle (une loi respectée par tous). Or, s’il est exact, comme nous l’avons dit, que le pur respect pour la loi exclut toute inclination immédiate, il n’exclut pas tout intérêt. Car en acceptant de n’être déterminée que de l’intérieur d’elle-même par la représentation formelle d’une loi universalisable, la volonté est motivée par un intérêt rationnel, c’est-à-dire par un intérêt qui n’est pas définissable en terme de contenu sensible mais seulement en terme d’exigence rationnelle d’une nécessité valable pour tout être raisonnable indépendamment des circonstances. 

C’est là le fondement de l’égalité de droit, c’est-à-dire “un droit égal au système le plus étendu de libertés de bases égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres”(T.J., §11). L’intérêt rationnel qu’il y a à adopter une conduite morale sur la base d’une maxime universalisable, c’est donc d’être soi-même bénéficiaire d’une liberté égale pour tous. C’est pourquoi “par impératif catégorique, Kant entend un principe de conduite qui s’applique à une personne [...] rationnelle, libre et égale aux autres ; ce qui veut dire que la validité de ce principe ne présuppose pas que l’on ait un désir ou un but particulier”(T.J., §40). Bref, l’enjeu de la moralité, c’est bien la liberté et l’égalité des personnes.

C’est la préoccupation de Rousseau lorqu’il cherche “une forme d’association dans laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même”(C.S., I, 6). La difficulté vient de ce que la société humaine a toujours tendance à dégénérer en société sans liberté parce que le plus fort y est dominant (ce qui est évidemment une inclination pour lui). Mais comme “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir”(C.S., I, 3), même lui a un intérêt rationnel à ce qu’il existe des principes inter-subjectifs qui fassent l’objet d’un respect universel. Car, tous les êtres raisonnables “sont situés derrière un voile d’ignorance : ils ne savent pas comment les différentes possibilités affecteront leur propre cas particulier et ils sont obligés de juger les principes sur la seule base de considérations générales”(T.J., §24). 

Autrement dit, ce qui fait que je possède un intérêt rationnel à me conduire selon des principes moraux universels, c’est que je ne sais de quoi mon propre avenir sera fait, autrement dit quelles seront les déterminations futures de mon moi : d’où la nécessité de raisonner “derrière un voile d’ignorance”, ignorance à propos évidemment de mes propres inclinations sensibles et de même de mes propres intérêts en général. Le seul intérêt rationnel dont je suis a priori certain qu’il ne dépendra pas des circonstances, c’est précisément ce que Kant appelle “impératif catégorique”, que Rousseau appelle “intérêt général” et que Rawls appelle “voile d’ignorance”, et cela consiste à exiger que la maxime d’action de chacun respecte la maxime d’action de tout autre, quels que soient l’inclination ou l’intérêt de l’un et de autre. Dès lors, seuls les principes valables universellement sont dignes de respect, et par là doivent être considérés comme des devoirs. En d’autres termes, et quelles que soient les circonstances, voir sa volonté déterminée par un impératif catégorique, c’est se mettre dans une position “où chacun est forcé de choisir pour tous”(T.J., §24).

De sorte que, en acceptant d’agir moralement, selon une maxime subjective universalisable, ce que je respecte, c’est finalement moins la loi qui, objectivement, me commande d’agir ainsi, que toute personne, quelle qu’elle soit, en tant qu’origine nécessaire de la loi : “tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi dont cette personne nous donne l’exemple”(F.M.M., I, note*). Bref, agir moralement, c’est agir par devoir, agir par devoir, c’est agir par respect pour la loi, et agir par respect pour la loi, c’est agir par respect pour tout être rationnel qui doit avoir voulu le principe que je respecte moi-même. Car en effet, en choisissant d’agir d’après un principe universalisable, je juge nécessairement que toute personne autre que moi-même aurait dû faire le même choix. 

Mais alors
- si en agissant moralement et donc en respectant un principe universalisable, c’est en réalité toute personne que je respecte en tant qu’auteur nécessaire de ce principe, et si je suis moi-même une personne en tant que je me reconnais pleinement dans ce principe que je respecte, alors, en agissant moralement, je me respecte moi-même ; et la preuve que j’y prends un intérêt, c’est que je me montre capable d’éprouver de la honte, c’est-à-dire “ce sentiment ressenti lorsque notre respect de nous-même est atteint”(T.J., §67)
- si en agissant moralement, je respecte un principe universalisable, et que je respecte à travers ce principe toute personne, alors la personne en général est la fin absolue de l’action morale : “l’impératif pratique sera donc celui-ci : agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen”(F.M.M., II) ; et ce qui prouve, là encore, que j’y prends un intérêt à être moral, c’est que je redoute qu’autrui ne me traite pas par le mépris, c’est-à-dire “le sentiment qu’on éprouve à l’égard de quelqu’un qui s’est abandonné à la faiblesse et montré indigne de s’associer à nous ”(T.J., §73).

Et c’est évidemment pour ces deux raisons que la moralité n’est pas un moyen d’être heureux, puisqu’elle précise les conditions de pureté du bonheur sensible. Mais enfin elle n’interdit pas non plus de l’être. Et c’est en ce sens que la moralité n’est pas dépourvue de tout intérêt. Car si la moralité ne nous rend pas heureux, en revanche l’absence de moralité (le cynisme), en tant qu’elle peut engendrer le mépris de la part d’autrui et la honte de soi-même, va nécessairement contrarier notre recherche du bonheur. L’intérêt bien compris de la moralité, c’est donc qu’elle “paraît constituer la condition indispensable même de ce qui nous rend dignes d’être heureux”( F.M.M., I), c’est-à-dire heureux sans honte ni mépris.


Conclusion.

Une action morale est donc primordialement une action déterminée par une bonne volonté, c’est-à-dire une volonté qui a provisoirement accepté de faire passer le bonheur au second plan. En effet, Kant remarque que pour poursuivre le bonheur, qui est un idéal de l’imagination, la volonté est au mieux inutile (elle est confondue alors avec la prudence ou l’habileté), et au pire nuisible (elle contrarie l’instinct dictant à l’animal de se conserver pour le mieux). Ce qui détermine une volonté bonne, ce n’est donc pas une inclination sensible qui nous pousse à rechercher l’agréable et à fuir le désagréable, ni même l’intérêt sensible qui nous fait imaginer un objet possible qui nous serait utile : c’est la volonté qui agit par devoir, c’est-à-dire parce qu’elle le doit nécessairement.
Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe aucun mobile sensible dans l’action morale, car agir par devoir, c’est agir par respect pour un énoncé qui nous prescrit ce qu’il faut faire absolument, et le respect est bien un sentiment, même si ce n’est pas un sentiment pour un objet sensible réel ou possible. En effet, le seul objet pouvant engendrer le respect est un objet rationnel : c’est la représentation de la simple forme d’une proposition qui ne dit rien en particulier mais qui montre qu’elle est universalisable, c’est-à-dire partageable par toutes les personnes rationnelles. Dès lors, agir moralement, ou agir par devoir, ou encore par respect pour un principe universalisable, c’est respecter toute personne et soi-même en particulier, ce que chacun a accessoirement intérêt à faire pour non pas être heureux mais être digne de l’être.

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