mardi 9 novembre 1999

QUEL EST LE RÔLE DE L'EXPERIENCE SENSIBLE DANS LA CONNAISSANCE ?

Rares sont les offres d’emploi dans lesquelles la formation sur le tas n’est pas préférée à une formation théorique. L’époque moderne se caractérise en effet par une dévalorisation de la connaissance théorique au profit de l’expérience sensible. Or si l’expérience peut remplacer la théorie, pourquoi préfère-t-on une scolarisation théorique à un dressage empirique? Comment expliquer que des aides à la décision soient demandées aux systèmes théoriques incapables d’expériences que sont les logiciels ? D’un autre côté, si la théorie suffit à fournir une connaissance, comment expliquer le caractère expérimental des sciences exactes ?
D’où le problème de savoir quel est le rôle de l’expérience dans la connaissance. L’enjeu consiste à se demander si la promotion de la particularité des expériences individuelles est, comme le prétend le libéralisme dogmatique, la meilleure voie vers l’universalisation de la communication et des échanges.


I - L’expérience sensible brute n’est pas une connaissance.

A - le processus perceptif ne présuppose pas un sujet connaissant.

Au début du Théétète, Platon fait dire à l’interlocuteur de Socrate la chose suivante : “mon opinion est donc que celui qui sait quelque chose a la perception de ce qu’il sait et que [...] la connaissance n’est autre chose que que la perception” (151e). C’est là l’expression de la thèse très banale selon laquelle il est nécessaire et il suffit de percevoir pour savoir. C’est par exemple ce que l’on veut dire lorsqu’on affirme : “je connais très bien cet endroit puisque je l’ai traversé à pieds” ; ou bien “je connais très bien cette personne, je la croise tous les jours dans l’escalier” ; ou encore “je sais que cet événement a bien eu lieu puisque je l’ai vu”. Cet argument peut se formaliser de la manière suivante : si A est un objet (personne, chose ou événement) avec lequel un être percevant B est en relation de telle sorte que A soit la cause physique d’effets perceptifs dans le système sensoriel de B, et si B garde de ces effets une trace mémorielle, alors A est censé connaître B. Mais en quoi consiste cette connaissance ?

Supposons que les effets perceptifs de A sur B déterminent en B une réaction motrice instinctive (codée génétiquement) ou réflexe (acquise par habitudes concordantes). Dira-t-on que B connaît A ? Dira-t-on par exemple que dans le comportement instinctif d’accouplement, qui suppose bien de la part des partenaires une perception mutuelle, chacun des deux connaît l’autre ? Dira-t-on du chien de garde qui a été dressé pour avoir peur de toute autre personne que de son maître et qui réagit agressivement en voyant un passant, qu’il connaît le passant ? Il semble que non dans la mesure où c’est chaque fois une partie de l’organisme qui réagit mécaniquement à un stimulus perceptif, sans qu’il y ait possibilité d’une représentation globale de A par B.

Bref, un organisme peut percevoir des informations perceptives désordonnées qu’il ne rattache à aucun objet précis (ex. des images hypnagogiques, des rêves, des cauchemars, etc.) ; à la limite, des aspects sensibles d’un objet peuvent être perçus par un système mécanique très simple qui n’est pas un sujet (ex. du système d’alarme qui détecte la présence d’un objet qui a coupé le rayon infra-rouge qu’il émet). Il est donc possible de ne rien savoir sur ce que, pourtant, on perçoit. Pour que B connaisse A en effet, il faudrait au moins que A soit identifié par B, c’est-à-dire que A est reconnu comme un objet unique par un sujet qui possède lui-même une unité. Sinon “ce serait vraiment terrible [...] si en nous, comme en des chevaux de bois, étaient installés plusieurs sens, mais que tout cela ne converge pas dans une forme unique, que ce soit l’âme ou quelque autre nom qu’on lui donne” (Théétète, 185d). Ces conditions sont-elles suffisantes pour parler de connaissance ?

B - l’identification d’un objet n’est pas une connaissance.

L’argument précédent revient à dire que, pour que la phrase “B connaît A” ait un sens, il faut un B global et stable qui soit en relation avec un A global et stable : si ce ne sont que des parties de B qui sont en relation avec des aspects de A, on ne peut pas dire que B connaît A. Autrement dit, la perception en elle-même est une fonction mécanique qui ne requiert ni l’identité de l’objet, ni l’identité du sujet. Il semble donc que la possibilité pour B d’avoir une connaissance de A suppose que ce soit toujours le même B qui perçoive le même A.

Mais, première difficulté, “quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle ‘moi-même’, je tombe toujours sur une perception particulière [...], je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir ‘moi-même’ sans une perception [...], nous ne sommes qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuel” (T.N.H., I, iv, 6). Ce que veut dire Hume, c’est que l’unité personnelle du sujet sans lequel il n’y a pas de connaissance possible, ne va pas de soi.

Pourtant si cette unité n’était pas réalisée, les fonctions vitales d’un organisme ne répondraient pas de manière cohérente aux sollicitations du milieu naturel et la vie ne serait pas possible. L’unité du sujet percevant est donc une nécessité pour les êtres vivants. Mais alors, si on admet que l’identité correspond à la nécessité pour un être d’avoir un comportement stable et cohérent dans un certain contexte, il faut admettre aussi qu’il existe aussi dans ce contexte des régularités : si tout changeait tout le temps de manière imprévisible, toute adaptation serait impossible ; or l’adaptation des vivants est un fait ; donc il existe des régularités dans le milieu naturel. L’unité des objets perçus est aussi une nécessité pour les êtres vivants.

Il faut donc supposer une fonction vitale spécialisée dans l’identification, c’est-à-dire qui organise de façon stable et cohérente l’information perceptive, c’est ce que Platon appelle l’âme et Hume la mémoire : “puisque seule la mémoire nous informe de la continuité et de l’étendue de nos perceptions, elle doit être considérée [...] comme la source de l’identité” (T.N.H., I, iv, 6). La mémoire nous permet donc de donner un sens à la phrase “B perçoit A” : “B” résume l’unité du sujet, “A” résume l’unité de l’objet. Donc le premier stade de la connaissance de A par B consiste dans l’identification de l’objet qui, comme nous l’avons vu, dépasse le stade de la simple perception. Mais que sait B sur A lorsqu’il n’est capable que de l’identifier ?


II - La représentation induite de l’expérience est une connaissance spontanée.

A - la description pertinente d’un objet est le premier stade du processus cognitif.

Ainsi donc, pour connaître un objet, il ne suffit pas d’être en relation avec cet objet de telle sorte qu’il soit la cause de certaines perceptions, il faut aussi qu’un sujet identifie l’objet, c’est-à-dire qu’il considère que les perceptions qu’il reçoit sont causées par ce même objet (chose, personne ou événement). Or il est tout-à-fait possible d’identifier un objet A sans savoir sur lui rien de plus que “A est l’objet qui cause les perceptions p1, p2, ... pn”. Car supposons que dans un premier temps B perçoive p1, p2, ... pn, etc. qu’il identifie dans un deuxième temps en lui attribuant le nom A. Si l’on dit que B ne sait à propos de A qu’il est la cause de p1, p2, ... pn, etc., on ne dit rien de plus que si on disait que B a identifié A. Là encore, il est inutile de parler de connaissance.

Mais l’organisme qui n’est capable que de percevoir puis d’identifier un objet est condamné à se rappeler ce qu’il a déjà perçu, sans jamais pouvoir inférer du nouveau et donc anticiper les modifications de son environnement. Soit tn (par ex. l’assombrissement de l’écorce du bouleau pour la phalène) un trait nouveau et de l’environnement pour I1 et I2 qui perçoivent tn et identifient l’objet On qui cause tn (par ex. l’arbre); supposons que tn soit tel qu’il cause la mort de I1 mais pas de I2 ; si I1 et I2 sont incapables d’anticipations et que I2 survit, c’est uniquement parce qu’il a eu de la chance. Et s’il engendre une descendance viable, c’est par par hasard : il possède le gène gn qui code une réponse efficace au nouveau trait tn ; dès lors I2 va se reproduire en transmettant gn à ses descendants. Dans ce cas, l’adaptation des organismes vivants suit le processus aléatoire de la transmission génétique.

Supposons maintenant que I1 et I2 soient capables d’anticipations et que la survie de I2 soit due au fait suivant : I2 perçoit tn, identifie On comme la cause de tn, mais en plus imagine l’objet On comme dangereux. Il aura dès lors une chance de survie supplémentaire due au fait qu’il a fui On et donc qu’il a anticipé un danger qui lui aurait probablement été fatal. Dans ce second cas, l’adaptation utilise un processus cognitif. Le sujet a procédé à une inférence : il a tiré de ses informations anciennes une information nouvelle qui n’est en rien une information perceptive.

On voit donc que pour connaître un objet, on ne peut se contenter d’en percevoir des traits, ni de l’identifier comme l’objet stable qui cause ces traits : il faut également être capable de produire une image pertinente de cet objet. C’est-à-dire telle qu’elle apporte “l’effet cognitif le plus grand pour l’effort de traitement le plus faible possible” (Sperber et Wilson, Ressemblance et Communication). L’effet cognitif est donc proprement ce que l’organisme apprend par lui-même en procédant à des inférences à partir de ses perceptions. Quant à l’effort cognitif, il est facile de comprendre qu’il sera d’autant plus important (coûteux en temps et en énergie) que l’inférence sera compliquée. L’effet cognitif suppose donc un effort, mais si cet effort est trop coûteux, il n’en résultera aucun avantage adaptatif. D’où cet équilibre à rechercher pour un organisme vivant entre effet et effort cognitifs : l’image pertinente est le résultat de cet équilibre. Cela dit, dans quelle mesure de telles images sont-elles communicables à d’autres organismes ?

B - la communicabilité d’une induction est limitée dans l’espace et dans le temps.

Nous avons vu que le processus cognitif est en général un avantage adaptatif pour des individus capables d’anticiper les modifications de contexte auxquelles ils risquent d’avoir à faire face. Or, l’avantage adaptatif d’une communicabilité fiable des anticipations est évident : cela permet d’éviter à certains sujets les erreurs que d’autres ont faites, et cela permet à la communauté de gagner du temps. Or la communicabilité des descriptions pertinentes se heurte à deux difficultés :
- le même objet peut être décrit de manière pertinente dans deux contextes différents sans que le sujet se rende compte que c’est le même objet
- les modifications du contexte peuvent être suffisamment lentes et continues pour qu’une description pertinente dans un contexte de départ ne le soit plus dans un contexte d’arrivée.

Premier problème : imaginer un objet sous un certain aspect pertinent n’implique pas qu’on puisse le décrire sous tous ses aspects. Il semble en effet que le propre de la description pertinente soit d’être le fruit d’une inférence inductive qui consiste à opérer des généralisations à partir d’expériences ayant eu lieu dans des contextes très similaires. Supposons que je sois le sergent Garcia et que chaque fois que j’ai rencontré un objet identifié sous le nom de Zorro, je l’ai perçu sous les traits pertinents d’un vengeur masqué et que j’en induise que Zorro est un vengeur masqué. L’image pertinente de Garcia lui permet certes de faire des anticipations : chaque fois qu’il verra un vengeur masqué, il le partira à sa poursuite. Pourtant les informations qu’il pourra communiquer à autrui sont limitées : Garcia est capable d’identifier Zorro et de le décrire comme un vengeur masqué, il est capable d’identifier Diego de la Vega et de le décrire comme un riche notable, mais il est ne sait pas que Zorro est Diego de la Vega. La connaissance par images pertinentes tirée d’une induction est donc limitée dans l’espace aux circonstances dans lesquelles l’inférence a été réalisée.

D’où, deuxième problème : imaginer un objet dans un contexte n’implique pas que l’image reste pertinente si le contexte change de manière lente et continue. Par exemple on considéra par exemple en France que les ménages à faible revenu se ressemblaient sous le trait pertinent qu’ils étaient souvent des électeurs de gauche. Ainsi put-on faire des anticipations fiables sur leurs intentions de vote, jusqu’au jour où on s’aperçut que les ménages à faibles revenus votaient dans une proportion significative pour l’extrême droite. La connaissance par images pertinentes tirée d’une induction est limitée dans le temps puisque cette inférence est un pari sur l’avenir supposé stable par rapport au présent, ce dont on ne peut jamais être sûr.

On est donc forcé d’admettre que si le processus cognitif commence effectivement avec une image pertinente d’un objet préalablement perçu et identifié, la communicabilité des anticipations faites à partir d’une induction est limitée. Bref, ce procédé de connaissance par images est pertinent en termes d’adaptation biologique mais la communication de ce type de connaissance est soumis à des aléas. Ce que résume Hume : “de la simple répétition d’événements passés, fût-elle à l’infini, il ne naîtra jamais aucune idée [...] de connexion universelle et nécessaire” (T.N.H., I, iii, 6). D’où le problème de savoir comment améliorer la communicabilité du processus cognitif en lui procurant de l’universalité et de la nécessité.


III - Dans la connaissance rationnelle, la théorie précède l’expérience.

A - la connaissance rationnelle n’est engendrée que par des inférences a priori.

Il s’agit donc de purifier le savoir par images pertinentes fondées sur des inférences inductives de sa contingence temporelle et de sa particularité spatiale pour faire en sorte que ce qui va être dit des objets connus soit, si possible, universel (valable sans limitation spatiale) et nécessaire (valable sans limitation temporelle). Pour ce faire, on a deux solutions : ou bien on essaie d’abolir les limites spatiales ou temporelles à la pertinence des inférences inductives, ou bien on admet que la connaissance universelle et nécessaire (rationnelle) doit abandonner l’inférence inductive.

La première solution consiste à améliorer la pertinence des images, soit en augmentant leur effet cognitif, soit en réduisant l’effort cognitif nécessaire à leur compréhension. Or nous avons vue en II, A que pour obtenir un effet cognitif, il faut consentir à un effort cognitif. Or l’effort cognitif nécessaire à la production d’inférences inductives est tellement faible (nous le réalisons tous sans nous en rendre compte) que, à vouloir le réduire, on s’interdit en fait de faire toute inférence et on se contente du processus de perception ou d’identification qui, avons-nous dit, ne sont pas des processus de connaissance. Est-il possible plutôt d’en augmenter l’effet cognitif ? Mais cela reviendrait justement à les rendre encore plus pertinentes en en abolissant les limites spatio-temporelles des inférences inductives. On est donc revenu à notre point de départ.

Donc, si l’on veut passer de la connaissance naturelle et spontanée des êtres vivants supérieurs capables de produire des images pertinentes de leur environnement, à une connaissance rationnelle, il faut, semble-t-il, abandonner l’idée qu’une telle connaissance puisse être engendrée par induction à partir de nos expériences perceptives. Autrement dit, si l’être humain veut dépasser le stade de la connaissance animale, il va devoir fabriquer de lui-même l’universalité et la nécessité que le processus naturel et spontané de connaissance ne peut lui fournir : “bien que toute notre connaissance commence avec l’expérience, elle ne résulte pas pour autant de l’expérience : car il se pourrait bien que notre connaissance [...] soit un composé de ce que nous recevons par les impressions, et de ce que notre propre pouvoir de connaître [...] produit de lui-même” (C.R.P., III, 12). Donc si on veut une connaissance qui dépasse la simple perception, la simple identification et la simple imagination (ce que Kant appelle “l’expérience”), il va falloir faire des inférences qui soient a priori (déduction) et non plus a posteriori (induction). C’est-à-dire des inférences qui soient universelles et nécessaires en ce qu’elles précèdent notre expérience, et ainsi ne soient pas limitées dans l’espace et dans le temps par les circonstances particulières et aléatoires de l’expérience sensible. Mais n’est-ce pas dire que la connaissance rationnelle peut se passer de l’expérience perceptive ?

B - dans la connaissance rationnelle, c’est la théorie qui guide a priori la perception.

On a donc vu que, contrairement à la connaissance spontanée qui se satisfait de sa particularité et de sa contingence, la connaissance rationnelle vise l’universalité et la nécessité. Et pour ce faire, elle doit utiliser des inférences a priori (déductives) et non pas a posteriori (inductives). Pourtant, dit Kant, “toute notre connaissance commence par l’expérience ...”. De telle sorte que les inférences a priori qui nous permettent de donner de l’universalité et de la nécessité à la connaissance semblent plutôt venir après l’expérience qu’avant. N’est-ce pas contradictoire avec le caractère a priori de la connaissance rationnelle ?

Non, répond Bachelard car il s’agit dans la connaissance rationnelle “non pas d’acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne” (la Formation de l’Esprit Scientifique, Intro, ii). Ce qu’il veut dire, c’est qu’il n’y a de connaissance rationnelle possible pour un sujet qu’à partir du moment où celui-ci ressent l’insuffisance de sa connaissance spontanée. Dès lors, la connaissance rationnelle n’est pas a priori dans le sens où elle est là avant la connaissance spontanée, mais dans le sens où, ce qu’on apprend par là, on aurait toujours dû le savoir : la connaissance rationnelle “est toujours ce qu’on aurait dû penser, quand l’appareil des raisons a été mis au point” (la Formation de l’Esprit Scientifique, Intro, ii). Dire que B possède une connaissance rationnelle de l’objet A, c’est dire qu’il regrette de ne pas l’avoir eue plus tôt et qu’il ne se reconnaît plus dans son ignorance passée.

Car en effet la connaissance rationnelle ne fournit pas des images pertinentes des objets de notre environnement, pour cela la connaissance spontanée suffit : elle en donne une description propositionnelle par des moyens a priori, c’est-à-dire supposés être à la disposition de tout être pensant, sans égard pour le lieu ni pour l’époque. Dès lors, en étant un sujet de connaissance scientifique qui regrette son passé d’ignorance, B devient un membre de la communauté rationnelle avec vocation à assumer et à perpétuer les principes a priori qui ont rendu possible cette connaissance. C’est en ce sens que ”l’entendement est lui-même la législation pour la nature” (C.R.P., IV, 93) : c’est l’entendement humain en tant qu’il doit être rationnel, qui est l’auteur des lois théoriques. De sorte que les théories sont des ensembles de lois qui ne se contentent pas de faire un relevé des faits déjà perçus, mais qui donnent a priori à ce qui sera perçu une pertinence universelle et nécessaire : elles prescrivent a priori, à tout être pensant, une représentation optimalement pertinente de la réalité. Dès lors l’expérience sensible n’est plus subie passivement et aléatoirement comme dans la connaissance naturelle et spontanée : désormais l’expérimentation est exigée par la théorie : “dans la connaissance scientifique rien ne va de soi, rien n’est donné, tout est construit” (Bachelard, la Formation de l’Esprit Scientifique, Intro, ii). C’est pourquoi seules les connaissances rationnelles peuvent prétendre à une communicabilité universelle et nécessaire.


Conclusion.

Nous avons commencé par dire que la perception brute n’est pas une connaissance parce qu’une connaissance suppose l’identité du sujet et l’identité de l’objet. Or un système mécanique peut percevoir des aspects partiels et discontinus sans connaître ce qu’il perçoit. L’unité du sujet est donc nécessaire à l’identification de l’objet. Mais là encore cela ne constitue pas une connaissance car il est possible d’identifier un objet uniquement comme ce qui cause les perceptions qui permettent de l’identifier. Pour connaître, il faut être capable d’inférer un aspect qui n’est pas perçu à partir de ce qui est déjà perçu, bref, il faut être au moins capable de l’imaginer. Mais cette connaissance spontanée pose cependant le problème de sa communicabilité limitée à des circonstances d’époque et de lieu. De sorte que, si l’on veut une connaissance universellement et nécessairement communicable, il faut appliquer à la perception du réel des inférences a priori fournissant à tout être pensant une même représentation optimale de la réalité : c’est là le caractère essentiel de la connaissance rationnelle.

vendredi 24 septembre 1999

TOUTE VERITE EST-ELLE FORMELLEMENT DEMONTRABLE ?

Ceux qui cherchent le droit chemin de la vérité ne doivent s’occuper d’aucun objet dont ils ne puissent avoir une certitude égale à celles des démonstrations de l’arithmétique et de la géométrie” (Descartes, Règles, II). Ce que veut dire Descartes, c’est qu’il n’y a de vérité absolue que démontrable à la manière des mathématiques. Ce qui implique que tout ce qui n’est pas démontrable formellement mais seulement montrable matériellement peut être vrai mais provisoirement, en attendant mieux. Mieux, c’est-à-dire un progrès de la connaissance qui permette enfin de démontrer sans montrer. Mais alors l’expérimentation scientifique ne jouerait aucun rôle dans l’établissement de la vérité, car l’expérimentation a bien pour fonction de montrer que la théorie marche ou ne marche pas. Bien sûr, on pourrait dire que Descartes parle de la vérité absolue des mathématiques et que nous nous parlons de la vérité provisoire des sciences. Mais la vérité mathématiques est-elle seulement formelle ? N’y a-t-il pas aussi en mathématiques des axiomes indémontrables qui ne peuvent que se montrer à l’intuition ?
D’où le problème de savoir si toute vérité est démontrable formellement. L’enjeu consiste à se demander si le seul raisonnement logique peut, par lui-même, découvrir de nouvelles vérités, ou si le recours à l’intuition sensible est à jamais incontournable.


I - La logique est le domaine de la forme du raisonnement, indépendamment de son contenu.

A - l’intention de correspondre à la réalité doit pouvoir être justifiée.

Il n’est pas possible d’apporter dans les discussions les choses elle-mêmes [de sorte que] nous supposons que ce qui se passe dans les symboles se passe aussi dans les choses”(Aristote - Réfutations Sophistiques - 165a). Ce qui veut dire que, comme nous ne sommes pas physiquement capables de percevoir tous les faits qui sont pour nous pertinents, c’est-à-dire qui ont pour nous un intérêt cognitif, nous employons des marques simplificatrices du réel : les symboles qui renvoient à une réalité signifiée mais non-perceptible. Mais les rapports entre les symboles linguistiques et leurs référents réels sont nécessairement problématiques, car :
- les symboles ne sont pas les signes conventionnels d’un code rigide, sinon ils auraient toujours la même signification et on ne pourrait rien apprendre sur quelque chose de nouveau qui n’a pas été préalablement codé, ce qui n’est pas le cas
- les symboles ne sont pas les indices naturels de la réalité, car alors chaque réalité différente serait signifée par un indice différent, ce qui exigerait un effort de traitement de l’information dépassant nos capacités cognitives, or ce n’est pas le cas
- les symboles enfin ne sont pas des signaux, c’est-à-dire des stimuli destinés à faire réagir le destinataire par instinct ou par réflexe, sinon ils n’auraient aucun intérêt cognitif car ils entraîneraient directement un mouvement corporel et non à un état mental, ce qui n’est pas le cas.

Donc dès que j’emploie une série de symboles dans une énonciation, pour être compris il faut non seulement que les noms se rapportent aux choses signifiées, mais également que les choses visées possèdent en fait les qualités et les relations que mon énonciation vise intentionnellement. Bref, ce que je dis dans une énonciation est compris par autrui dans la mesure où il suppose que l’arrangement de symboles qui constituent mon énonciation (c’est-à-dire mon intention de signification, ce que je veux dire) correspond à l’arrangement des choses qui constituent le fait dont je parle. Mais pourquoi devrait-on supposer cette correspondance entre l’énonciation et le fait, sinon parce que l’on suppose une possibilité permanente de justification de cette correspondance : lorsque je crois ce que me dit autrui, je crois également qu’il est possible de mettre à l’épreuve la relation énonciation/fait en posant des questions, en allant vérifier sur place, en consultant un dictionnaire, etc. Mais alors, dans la mesure où le destinataire ne procède pas toujours à cette vérification, n’y a-t-il pas risques d’erreur ou de tromperie ?

B - il y a fausseté lorsqu’une énonciation ne correspond pas au fait bien qu’elle en montre l’intention.

Il est clair que la fausseté ne peut pas être le symétrique de la vérité. Lorsque j’énonce une phrase p, il est en général inutile d’ajouter que p est vraie. C’est ce que dit Tarski “la phrase <<la neige est blanche>> est vraie si et seulement si la neige est blanche”(Logic Semantics, Metamathematics). Ce qui veut dire :
- que la vérité, et donc aussi l’erreur, sont des qualités qui s’attachent uniquement à des propositions, c’est-à-dire que, nécessairement, il doit y avoir quelque chose qui appartient à l’énonciation p (comme intention) et qui la fait correspondre ou non à la réalité qu’elle prétend signifier
- que la vérité de p n’a pas, en général à être justifiée, elle se contente d’être présumée, dans le sens où, s’il n’y a pas de raison contraire valable, p est vraie par défaut
- que la vérité de p est implicitement contenue, c’est comme si, en disant “p”, j’avais en fait l’intention de montrer “p est vraie”;
Or, si la vérité doit être la qualité présumée d’une énonciation c’est parce qu’il existe, dans le contexte d’énonciation, des indices de bonne foi qui permettent de présumer que p est vraie. De même que, à partir de l’aspect physique de quelqu’un, il est possible de présumer sa bonne santé, et cela, sans vraiment en être certain, de même à partir du contenu physique d’une énonciation, il est possible de présumer sa vérité sans vraiment en être absolument certain. De sorte que si ces indices de véracité se retrouvent dans la majorité des propositions, cela justifiera que l’on puisse croire à la vérité de celle-ci.

Et c’est bien là tout le problème : c’est bien parce que nous nous empressons, par habitude, de croire à la vérité d’une énonciation à partir de simples indices physiques qui accompagnent l’énonciation que nous nous trompons ou bien que nous sommes trompés. Prenons deux exemples :
- A : “quelle heure est-il ?” ; B regarde sa montre, constate qu’il est neuf heures, mais répond : “il est huit heures” ; la réponse de B est fausse
- A : “comment faire reculer la pauvreté dans le monde ?” ; B, qui est un économiste réputé, répond sans hésiter : “en cessant de réglementer les entreprises privées”; la réponse de B est un non-sens.
Dans les deux cas pourtant la réponse peut très bien persuader A de sa vérité. Pourquoi ? Parce que A se contente des indices de véracité affichés par B : consultation de la montre, absence d’hésitation, réputation, etc. Bref, A infère la vérité des réponses à partir des indices contextuels de véracité qu’il perçoit et qui, ordinairement, s’accompagnent de vérité. Il est donc clair qu’il y a dans chaque énonciation ce qui est dit explicitement et ce qui est montré implicitement. De telle sorte que comprendre ce qui est dit, c’est en fait ajouter ce qui est montré à ce qui est dit : “ce qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression, l’usage des signes le montre [du coup] on peut comprendre une phrase sans savoir si elle est vraie” (Tractatus, 3.262-4.024). Or n’y a-t-il pas un risque à se fier à ce qui est montré et donc n’est pas nécessairement vrai ?

C - la logique cherche à débarrasser l’énonciation de tout contenu implicite.

Platon avait déjà dénoncé le danger que constituent les pratiques rhétorique et sophistique qui consistent à abuser de la confiance de l’auditeur en le flattant et en l’étourdissant d’effets de style propres à lui faire tenir n’importe quelle énonciation pour vraie. C’est pour cela que Socrate se contente souvent d’interroger son interlocuteur, rhéteur ou sophiste : il s’agit de l’amener, tout en discutant, à lui faire révéler le raisonnement qui justifie l’énonciation qu’il tient pour vraie. Or, ce que cherche Socrate, c’est à savoir “si les vérités sont enchaînées les unes aux autres par des arguments de fer et de diamant”(Gorgias 508e). De là le terme de sophisme qui désigne un raisonnement qui n’est correct qu’en apparence et qui donc se contente de fournir des indices de bonne foi de son intention de signification. Or ces indices, avons-nous dit, appartiennent au contexte perceptif du discours. Ce sont donc des indices matériels.

Il appartient donc à Platon d’avoir essayé le premier de dépasser l’apparence sensible du discours persuasif en demandant à être convaincu par l’argumentation du discours. Autrement dit, puisque toute énonciation p est présumée vraie parce qu’on la suppose justifiable, Platon demande à examiner systématiquement le raisonnement susceptible de justifier p, afin d’éliminer de rendre explicite toute intention implicite appartenant à p. Il va donc d’agir de rendre dicible ce qui, jusque là, ne faisait que se montrer, et ce en réduisant l’énonciation matérielle avec tous ses présupposés à une proposition formelle sans présupposés

Prenons l’exemple fameux du paradoxe du menteur qui était utilisé par les sophistes comme un argument pour montrer que la vérité n’existe pas. Soit l’énonciation je mens. Puisque toute énonciation peut être présumée vraie, celle-ci aussi : or, si je mens est vraie, c’est que je ne mens pas, donc elle est fausse. Conclusion des sophistes : ce qui est vrai est faux et inversement. Pourtant, si on analyse cette énonciation, on aboutit à une tout autre conclusion. Car dans une certaine phrase, il est affirmé d’un sujet (je) un certain prédicat (mens). Mais, si cela est possible, c’est parce que l’on peut toujours, affirmer un certain prédicat du sujet je. Et cela parce qu’on peut toujours affirmer un certain prédicat d’un certain sujet. Dès lors :
- tout sujet est prédicable
- or je est un sujet possible, mens est un prédicat possible
- donc je mens est une proposition bien formée qui peut être vraie (elle est vraie ssi je mens).

Cette technique d’analyse d’une énonciation matérielle en proposition formelle est appelée par Aristote syllogisme (du grec sullogismos, raisonnement), plus exactement “un raisonnement dans lequel certaines prémisses étant posées, une conclusion autre que ce qui a été posé s’ensuit nécessairement”(Réfutations Sophistiques 165a). Ce qui veut dire que l’on considère l’énonciation à justifier comme une énonciation qu’il s’agit d’analyser en des propositions qui ne sont pas dites mais qui sont pourtan nécessaires si l’on veut que l’énonciation soit vraie. D’une manière générale, justifier l’énonciation C est B suppose de pouvoir dire : tout A est B (connaissance générale ou majeure), or C est A (connaissance spécifique ou mineure), donc C est B (justification de l’énonciation ou conclusion). Ce qui veut dire qu’il est impossible que notre conclusion (C est B) soit vraie si elle n’est pas justifiée par notre syllogisme. Oui mais, si l’analyse logique est nécessaire à la vérité d’une énonciation, est-elle pour autant suffisante ?


II - La logique s’intéresse à la validité des propositions, non à la vérité des énonciations.

A - la logique ne démontre que la validité formelle des propositions.

Le paradoxe dit du menteur vient de la confusion entre la validité d’une énonciation (le fait de pouvoir se déduire d’un raisonnement implicite), sa vérité (le fait pour une énonciation de correspondre à une réalité) et sa véracité (le fait de montrer une intention non dissimulée). Or, je mens est valide, peut être vraie, mais ne peut pas être véridique, puisqu’alors il faudrait que je montre à autrui l’intention de mentir, ce qui aurait pour effet d’annuler le mensonge. En particulier, on voit bien que donner une forme propositionnelle (ce qui se dit sans se montrer) à un contenu intentionnel (ce qui se montre sans se dire) sous l’effet de l’analyse logique qui élimine l’implicite ne peut avoir pour but que de débusquer le faux et non pas de révéler le vrai.

Considérons par exemple le syllogisme suivant :
- tout ce qui est exigé doit être fait
- or ceci n’est pas exigé
- donc ceci ne doit pas être fait.
La conclusion est fausse car (à supposer évidemment que la majeure et la mineure soient toutes les deux vraies) la majeure ne dit pas que seul ce qui est demandé par le prof doit être fait. Le raisonnement n’est donc pas valide. Mais examinons à présent celui-ci :
- lorsque les affaires d’une entreprise marchent bien, l’entreprise crée des emplois
- or actuellement les affaires de Michelin marchent bien
- donc Michelin crée des emplois.
Cette fois le raisonnement est parfaitement valide : si les deux prémisses sont vraies, alors la conclusion déductive l’est aussi, nécessairement. Pourtant, cela est matériellement faux, bien que, encore une fois, formellement valide.

Que dire de tout cela, sinon que la validité formelle de la proposition est une condition nécessaire mais non suffisante de la vérité d’une énonciation. Dans le sens où, si le raisonnement portant sur ce qui est dit, et rien d’autre, n’est pas formellement valide, alors, nécessairement, la conclusion est inconsistante et l’énonciation est fausse. Mais la réciproque n’est pas vraie : si le raisonnement est formellement valide, la conclusion est consistante mais on ne peut rien dire de la vérité de la conclusion. C’est ce que dit Kant : “le critère simplement logique de la vérité, à savoir l’accord d’une connaissance avec les lois universelles et formelles de l’entendement et de la raison, est donc bien la condition sine qua non et, par conséquent, négative, de toute vérité”(Critique de la Raison Pure III, 80). Ceci n’assigne-t-il pas des limites extrêmement étroites à l’usage de la logique ?


B - il n’y a d’usage possible de la logique qu’analytique et non pas synthétique.

Nous avons donc vu que le seul usage légitime de la logique est un usage analytique : c’est-à-dire qu’elle est une activité de l’esprit qui consiste à analyser la validité de ce qui est supposé par une énonciation, autrement dit à régresser depuis une énonciation jusqu’à ses prémisses nécessaires afin d’examiner leur cohérence logique. Bref, comme le dit Platon, la logique est “la seule méthode qui, rejetant les hypothèses s’élève jusqu’au principe même pour établir solidement ses conclusions”(République VII, 533d).Ce qui signifie que la logique ne peut être que régressive en mettant à jour les présupposés nécessaires d’une affirmation. A contrario, cela veut dire qu’elle ne peut être utilisée comme méthode progressive qui, à partir de prémisses même certaines, engendrerait une vérité nouvelle. Car en effet, une proposition “ne peut pas dire ce qu’elle a de commun avec la réalité [puisqu’elle] est un modèle [une réduction]de la réalité” (Tractatus, 4.12-4.01) : ce qui peut éventuellement correspondre à la réalité, donc être vrai, c’est une énonciation intentionnelle, non une proposition logique.

C’est pourquoi Kant souligne que “la simple forme logique de la connaissance [...] ne suffit pas, loin de là, pour décider de la vérité matérielle, ou objective de la connaissance”(Critique de la Raison Pure III, 80). Ce qu’il veut dire, c’est que, puisque la vérité est la qualité d’une énonciation qui est en correspondance avec la réalité, alors on ne peut parler de vérité s’il n’y a pas cette double possibilité, d’une part bien sûr d’établir formellement (ou démontrer) une proposition par un raisonnement, mais aussi de vérifier matériellement la correspondance de l’intention de signification, l’énonciation, avec une réalité. Or, ajoute Kant, cette deuxième condition appartient à “ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience, à savoir la sensation [tandis que] ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience [...] n’est que possible”(Critique de la Raison Pure III, 185). Il faut donc dire que la logique ne nous indique que la simple possibilité pour une énonciation d’être vraie, tandis que c’est l’expérience, qui, en dernier ressort, juge de la correspondance supposée de l’énonciation avec la réalité.

Mais alors, si la vérité est une qualité que l’énonciation peut avoir en vertu de sa correspondance avec un fait, il faut nécessairement admettre que la validité formelle de l’énonciation ne suffit pas à prouver sa vérité, tandis que la correspondance matérielle suffit. D’où l’on peut déduire que la logique ne peut rien nous faire connaître de vrai. Or, dans quelle mesure justement la raison humaine n’est-elle pas tentée de déduire des vérités entièrement a priori par le moyen commode de la logique?

C - au delà de cette limite, l’usage de la logique crée de l’illusion rationnelle.

Il est clair que si la logique n’autorise que le seul usage analytique de la raison (en régressant de la connaissance supposée vers ses conditions de validité formelle), tout usage synthétique (consistant à progresser vers des vérités nouvelles qui accroîtraient notre connaissance) est proscrit puisqu’en effet il n’y a de vérité que matérielle, c’est-à-dire en accord avec les intentions de signification. Mais, note Kant, “il y a quelque chose de si séduisant dans la possession de cet art précieux [la logique, que celle-ci est utilisée] pour en tirer, du moins en apparence, des assertions objectives”(Critique de la Raison Pure III, 80). Kant entend donc dénoncer l’illusion dont se rendent coupables tous ceux qui abusent de la logique en lui faisant produire ce qu’elle ne devrait pas produire, à savoir de la vérité. Mais qu’entend-il par là ?

L’histoire de la pensée, est en effet caractérisée, nous dit Kant par trois sortes d’illusions, qui, paradoxalement, ont toutes le syllogisme pour origine : la psychologie rationnelle, la cosmologie rationnelle, la théologie rationnelle.
La psychologie rationnelle, qui a pour but d’affirmer en la justifiant, l’existence d’un moi :
- un sujet est forcément une substance permanente qui résiste aux changements
- or un être pensant est nécessairement un sujet
- donc un être pensant est une substance permanente résistante aux changements (un moi).
La cosmologie rationnelle vise quant à elle à affirmer et à justifier l’existence d’un univers :
- lorsque quelque chose existe, c’est que toutes les conditions de son existence sont réunies
- or nous pouvons nous rendre compte que de nombreuses choses existent
- donc toutes les conditions d’existence de toutes les choses sont aussi réunies (l’univers).
Enfin la théologie rationnelle entend démontrer l’existence de Dieu :
- un être parfait existe nécessairement, sinon il ne serait pas parfait
- or Dieu est, par définition, un être parfait
- donc Dieu existe nécessairement.

On voit bien en quoi les trois principaux objets de la raison humaine (ce que Kant appelle les "idées transcendantales") que sont le moi, l’univers, et Dieu, doivent leur démonstration à des raisonnements formellement valides mais matériellement invérifiables. Et justement, là est le problème, nous dit Kant : on les a bien démontrés, en revanche on ne les a nullement montrés. Plus exactement, on a, par la logique, prouvé que ce sont trois objets possibles, mais nullement que ce sont trois objets réels. Car bien entendu personne n’a jamais eu l’expérience sensible de tels objets : l’intention significative de celui qui affirme de bonne foi “Dieu existe” par exemple ne peut pas être vraie simplement parce qu’elle ne montre rien qui soit perceptible, c’est en quelque sorte un doigt tendu vers le vide. Ainsi, s’il faut admettre avec Aristote que l’absence de la logique laisse le champ libre aux illusions sensibles par confiance excessive donnée à la matière intentionnelle du langage, il faut bien admettre également avec Kant que l’abus de cette même logique conduit à des illusions rationnelles par confiance excessive accordée à la forme propositionnelle du langage. Il existe donc clairement du valide qui n’est pas vrai. Cela dit, puisque la validité est la condition sine qua non de la vérité, il ne devrait pas y avoir de vérité non-valide. Est-ce réellement le cas ?


III - La distinction entre forme logique et contenu intentionnel pose problème.

A - les phrases logiques peuvent être des propositions signifiantes par elles-mêmes.

Par exemple, supposons l’énonciation P0 Jean n’est pas marié. Supposons à présent le raisonnement suivant qui démontre la validité de la proposition P0 :
- P4 : les hommes non-mariés ne sont pas mariés
- P3 : les célibataires sont non-mariés
- P2 : les prêtres sont célibataires
- P1 : Jean est un prêtre.
Cet enchaînement de propositions constitue un raisonnement formel de nature à valider ce qui est implicitement contenu dans P0. Nous avons vu avec Kant que si P0 est valide, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’elle soit vraie : pour cela il faudrait une vérification qui fasse intervenir nos sens. Mais la question que l’on doit se poser à présent est de savoir quel est le statut des expressions intermédiaires P1 à P4. Sont-elles valides, vraies, ou les deux en même temps ?

Analysons donc la proposition P0:
- on ne peut pas dire que P0 est valide si P1 (ce n’est pas suffisant), mais on peut dire que P0 est vraie parce que P1, ce que je peux constater empiriquement
- on ne peut pas dire non plus que P0 est valide si P1 et si P2 (même raison), mais on peut dire que P0 est vraie parce que P1 et P2
- on ne peut encore pas dire que P0 est valide si P1 et si P1 et si P2 (même raison), mais on peut dire que P0 est vraie parce que P1 et P2 et P3
- par contre on pourra dire que P0 est valide si P0 et si P1 et si P2 et si P3, mais on peut dire aussi que P0 est vraie parce que P1 et P2 et P3 et P4.

Pour Kant il n’y a pas de vérité analytique, c’est-à-dire de vérité acquise par la seule vertu d’un raisonnement logique, ou, si l’on préfère, qui se contente d’être formellement valide. Pourtant il semble bien que les différentes propositions qui servent d’étapes au raisonnement analytique puissent constituer autant d’énonciations dans lesquelles tout ce qui n’est pas dit formellement est simplement supposé exister dans l’intention du locuteur. Exemple : je justifie P0 par P1 en supposant que mon auditeur saisit mon intention d’admettre aussi P2 et P3 et P4. Chacune des quatre phrases est donc aussi une énonciation qui se suffit à elle-même. On doit donc dire que, paradoxalement, la distinction entre forme logique et contenu intentionnel n’est pas logique mais intentionnelle ! Donc si l’on admet qu’il existe une validité analytique qui ne dépend que de la forme logique, par opposition à la vérité synthétique qui, elle, dépend d’une matière intentionnelle, la question est de savoir où est la frontière entre les deux catégories ? Plus précisément, dans quelle mesure les oppositions vérité matérielle/validité formelle, analytique/synthétique, ont encore un sens.

B - toute vérité, même logique, dépend en partie d’un contexte intentionnel.

Lorsqu’Aristote, après Platon, essaie d’inventer une technique d’analyse des propositions qui permette de tester la validité formelle des phrases, c’est bien entendu en raison du fort soupçon qui pèse sur la transparence des intentions de certains hommes qui ont des intentions qu’ils ne montrent pas. Leur but de l’analyse logique est donc d’éliminer les intentions en faisant en sorte que tout soit dit. Or ce but est-il atteint ? Tout peut-il être dit indépendamment de l’intention du locuteur ?

On pourrait croire qu’il existe un domaine linguistique au moins où ce qui est dit doit se passer de tout implicite : c’est la science. Or la science se caractérise par une recherche patiente de ce que l’on peut dire de vrai à popos du réel. Et s’il est évident que la théorie scientifique doit être un exemple parfait de validité formelle, en revanche il n’y aura de vérité qu’après expérimentation de la théorie, c’est-à-dire confrontation avec le réel. Mais à ce niveau, ce que la théorie “doit avoir de commun avec la réalité pour la représenter, [...] elle le montre” (Tractatus, 2.17-2.172). Kant a donc raison de dire qu’il n’y a de vérité matérielle que faisant appel à l’expérience. Mais il a tort de penser que la validité formelle des propositions peut se passer d’une intention de signification puisque “tout mot qui a besoin d’être expliqué possède un certain contexte”(Quine - Two Dogmas of Empiricism). Or le sens des mots, comme nous l’avons vu, doit être expliqué, même dans les propositions théoriques. Tout mot, même dans une théorie scientifique, possède donc un contexte d’énonciation. Et, un contexte est précisément un réseau de relations implicites dont on est capable de faire l’expérience mais qui se tient en arrière plan par rapport à ce qui est dit explicitement. Il semble bien que l’on soit condamné, chaque fois que l’on emploie un langage doué de signification à mélanger la forme et le contenu, la logique et l’intention, le scientifique et le psychologique. Ce que dit Wittgenstein : “Eliminez du langage l’élément de l’intention, c’est sa fonction toute entière qui s’écroule ; l’essentiel dans l’intention, c’est l’image, l’image de ce dont on forme l’intention” (Remarques Philosophiques, 20-21).

Il ne semble donc pas y avoir d’activité de langage dépourvue d’intentions simplement parce qu’il n’y a pas d’activité linguistique qui soit dégagée du souci de vérité, donc du problème d’une correspondance avec le réel. De sorte que la seule fonction de la logique réside dans son intention de clarifier des propositions qui, sans cela, demeureraient ambiguës ou confuses. Mais après tout, nous dit Quine, cette activité d’analyse logique des propositions “c’est ce que nous faisons tous les jours quand nous essayons d’expliquer des phrases pour en écarter des ambiguïtés”(Word and Object §33). Donc pas plus la logique qu’aucune autre activité linguistique n’a affaire qu’à ce qui est dit indépendamment de ce qui doit être montré. Ce qui explique que la logique purement formelle s’accompagne nécessairement de paradoxes (ex. : celui du menteur, celui de Russell, etc.). C’est ce que dit le théorème de Gödel (sur les Propositions formellement Indécidables) : il existe dans tout système logique consistant, récursif et assez puissant pour contenir l'arithmétique, même exprimé dans un langage formalisé, des expressions que l’on n'arrive pas à démontrer formellement et pourtant qui sont nécessairement vraies. Exemple d'une expression du paradoxe de Russell :
- ou bien un objet est représenté dans un catalogue donné, ou bien il n’y est pas - pour tout objet il doit être possible de dire s’il est représenté dans un catalogue ou non
- soit E un ensemble d’objets quelconques
- soit C le catalogue des objets de E qui ne peuvent pas se représenter eux-mêmes - la proposition “C peut se représenter lui-même” peut être matériellement vraie mais non formellement valide.


Conclusion.

Nous avons vu que la vérité étant la qualité d’une énonciation qui entretient une certaine relation de correspondance avec un fait, la vérité est souvent inférée à partir des seuls indices matériels de bonne foi du locuteur. D’où un risque d’erreur qui peut être évité au moyen d’une analyse de l’énonciation débarrassée de tout élément intentionnel, afin de découvrir une éventuelle incohérence incompatible avec l’exigence de vérité.
Mais Kant souligne les limites de l’utilisation de la logique : elle ne peut être qu’analytique (remonter d’une vérité matérielle à des prémisses formelle) et non pas synthétique (aller des prémisses formelles à une vérité matérielle). Dès lors la logique n’a affaire qu’à la validité formelle, et non à la vérité matérielle des propositions. Croire autre chose est, nous dit Kant, une illusion rationnelle.
Or, il est manifeste que toutes les phrases de la logique peuvent devenir des propositions signifiantes douées d’un contenu intentionnel. La distinction entre forme et contenu n’est donc pas ontologique mais méthodologique : en général on s’intéresse au contenu synthétique de l’énonciation, dans certains cas particuliers (logique, philosophie) on s’intéresse à la simple forme analytique de la proposition.

mardi 31 août 1999

POURQUOI LES SCIENCES ONT-ELLES BESOIN DES MATHEMATIQUES ?

On a coutume de considérer la naissance de la science moderne, se distinguant ainsi de la science antique et médiévale, au moment où l’on comprend, comme le dit Galilée “que l’univers est écrit dans la langue mathématique” (il Saggiatore). De sorte qu’il n’y aurait de connaissance authentique de l’univers que sous une forme mathématisée. Mais qu’est-ce à dire ? Veut-on dire par là que tout n’est que nombre, comme l’avait déjà formulé Pythagore cinq siècles avant notre ère ? Veut-on dire plutôt que seuls les objets mathématiques ont une réalité suffisante pour qu’ils puissent prétendre à être connus ? Ou bien veut-on dire que les mathématiques sont le seul instrument efficace d’exploration du réel ?
D’où le problème de savoir pourquoi les sciences ont besoin des mathématiques. L’enjeu est de savoir s’il est possible de connaître rigoureusement une réalité qui ne serait pas mathématisable, ce que certains théoriciens modernes des sciences de l’homme suggèrent imprudemment.


I - Les mathématiques rendent le discours scientifique rigoureux et public .

A - le raisonnement par analogie permet d’expliquer l’intelligible à partir du sensible.

Pour expliquer à Glaucon ce qu’est le bien, Socrate fait une analogie : “ce que le bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère visible par rapport à la vue et à ses objets” (R.VI, 508c). Il s’établit donc une série de rapports entre :
- d’une part le soleil qui est la source de la lumière dans le domaine sensible (topos horatos) et qui permet à la faculté de la vision (opsis) de percevoir les objets visibles par intuition sensible, et ce, parce que l’oeil ressemble au soleil
- d’autre part le bien qui est la source de la vérité dans le domaine intelligible (topos noètos) et qui permet à la faculté de l’intelligence (nous) de connaître les idées par intuition intellectuelle, et ce, parce que la raison ressemble au bien (elle est un bien).

Dès lors, de même que, lorsque la lumière produite par le soleil faiblit, la vision est rendue malaisée, voire impossible, de même, lorsque la vérité produite par le bien diminue, l’activité de l’intelligence est entravée, voire empêchée. Allons plus loin : le bien doit être le même pour tout le monde (même pour les aveugles) de sorte qu’il constitue un objet de référence absolue, une cause première, qui rend possible la perception de tous les autres objets intelligibles. Plus loin encore : ce dont le bien est directement la cause, c’est la vérité qui, indirectement, rend possible toute connaissance, de sorte que connaître, c’est percevoir un objet extérieur éclairé par une lumière extérieure.

On voit donc que ce procédé explicatif consiste en ceci : soient les réalités A et B qui sont des objets perceptibles, soit C qui est connu mais non perçu, soit D qui n’est ni perçu, ni connu, mais simplement supposé, il est possible de faire comprendre que A est à B ce que C est à D. Le procédé analogique autorise donc de faire progresser la connaissance en supposant que la réalité intelligible que l’on cherche à atteindre (ici D qui n’est que supposée) ressemble à la réalité sensible qui nous est familière. Ce procédé permet de faire de la réalité sensible une image analogique de la réalité intelligible. Pourquoi une telle supposition ?

B - l’analogie est un isomorphisme entre l’image sensible et son modèle intelligible.

Platon part de l’axiome indémontrable suivant : il existe quatre niveaux de réalité (les images des choses, les choses, les images des idées et les idées), unis par une relation d’isomorphisme qui, littéralement, conserve la forme (ex: à l’idée de beauté, correspond une image particulière, la définition d’une belle poterie, à quoi correspond une chose particulière, une belle poterie, à quoi correspond une image particulière, une poterie plus ou moins bien imitée). A ces quatre niveaux de réalité correspondent quatre activités de l’âme : la croyance imaginaire (eikasia), la croyance certaine (aisthèsis), la connaissance indirecte (dianoia) et la connaissance directe (noèsis). Faisons à présent l’hypothèse que les deux premières activités (la croyance ou opinion ou doxa), sont liées aux deux autres (la connaissance ou science ou epistèmè) de telle sorte que “l’opinion est à la connaissance ce que l’image est à l’objet” (R.VI, 510a). De cela il est facile de déduire que les images des idées sont équipotents aux choses sensibles, ce qui veut dire que chaque concept scientifique (qui est lui-même une image d’Idée) sous lesquels nous classons les choses, correspond à une distinction réelle parmi les choses, de sorte que la vérité de nos connaissances réside dans l’accord formel entre les images intelligibles et les choses sensibles.

Ce qui implique que le savant peut atteindre l’idée comme connaissance absolue en se servant des trois niveaux intermédiaires d’entités (images des choses, choses, images des Idées) comme “de degrés et d’impulsions pour atteindre l’anhypothétique qui est le principe de tout”(République, VI, 511b). Autrement dit, il va remonter de degré en degré les trois niveaux intermédiaires pour atteindre le niveau absolu de l’Idée et ce, en faisant des hypothèses (ou suppositions) de la manière suivante : à partir de l’imitation de la belle poterie, il fait l’hypothèse qu’il doit exister un modèle sensible (la considération de l’imitation ne permet pas en effet de déduire le modèle dont elle est la copie), puis qu’il doit exister une définition conceptuelle, enfin qu’il doit exister une norme absolue de la beauté.

On voit donc l’extraordinaire pouvoir explicatif du procédé analogique qui mathématise le réel en partant d’axiomes, puis en progressant par déduction successive. Il y a donc une grande rationalité de ce procédé qui permet d’accroître la connaissance en partant d’axiomes, en faisant une hypothèse, puis en en déduisant toutes les conséquences nécessaires. Le raisonnement analogique est donc rationnel au sens où il autorise un usage rigoureux du langage explicatif dont les présupposés sont clairs pour tout le monde. Mais justement, ces présupposés (axiomes et hypothèses) sont-ils nécessaires ?


II - Les mathématiques permettent de construire des modèles du réel.

A - le raisonnement par analogie limite abusivement la recherche scientifique.

On sent bien qu’en énonçant des axiomes indémontrables et en faisant des hypothèses, on donne de la rigueur formelle au raisonnement, mais en revanche on ne progresse pas nécessairement beaucoup. En effet, le fait même de donner au raisonnement une base solide sous forme de propositions fondamentales (axiomes et hypothèses) et de règles d’inférence (la déduction) va permettre d’éviter la divagation superstitieuse de l’esprit en autorisant sans cesse le contrôle public de ce qui est dit. Mais à quoi aboutit-on de cette manière ? A des conclusions sérieuses, certes, mais qui sont nécessairement bornées par la nature même des axiomes. Car nous avons dit que, dans le raisonnement analogique, l’axiome fondamental est que l’inconnu (l’intelligible) conserve les relations du perçu (le sensible).

Or Descartes, se demandant quels sont les matériaux de notre connaissance spontanée du monde qui nous entoure, fait la constatation suivante : “nous devons considérer qu’il y a plusieurs autres choses que des images qui peuvent exciter notre pensée, comme par exemple les signes et les paroles, qui ne ressemblent en aucune façon aux choses qu’elles signifient”(Dioptrique, IV). Autrement dit, chacun peut faire l’expérience qu’une image peut nous donner un aperçu de ce qui est représenté en fonction de la ressemblance entre l’image et son modèle. Mais chacun sait qu’une idée peut nous en être donnée au moyen d’une description qui, elle, utilise des signes (les mots) qui ne ressemblent en rien à ce qui est décrit.

On doit alors en conclure que la recherche scientifique est bien trop modeste si elle ne se donne comme instrument de progression que le seul raisonnement analogique. D’abord parce qu’il n’y a aucune raison de croire que la seule relation entre ce qui est perçu et ce qui doit être connu est une relation de ressemblance analogique. Ensuite parce que, quand bien même ce serait le cas, l’analogie ne dit pas quelles sont ces relations qui sont supposées conservées. Comment donc peut-on conserver la rigueur de la déduction analogique en se passant de l’axiome de la ressemblance entre le connu et l’inconnu ?

B - la modélisation mathématique permet de rompre avec le mythe de la ressemblance entre l’intelligible et le sensible.

Si l’on veut faire progresser notre connaissance, “il faut rechercher ce que nous pouvons voir par intuition [c’est-à-dire par “la seule lumière de la raison”] avec clarté et évidence, ou ce que nous pouvons déduire avec certitude” (Règles pour la Direction de l’Esprit, III). On reconnaît en gros la formulation de ce que Platon mettait en pratique sans le nommer : l’exigence d’axiomes indiscutables, l’exigence d’une règle d’inférence. Mais, outre que Descartes décrit le procédé, il y ajoute trois nouvelles conditions : l’évidence (étymologiquement le fait de voir), la certitude, la disparition des hypothèses.

Or, quelle évidence intuitive, quelle connaissance absolument claire et indubitable avons-nous concernant tous les corps physiques ? Dans la II° Méditation, Descartes prend l’exemple suivant : prenons un morceau de cire qui a une couleur, une odeur, une forme, une texture, une sonorité, etc. qui sont autant de qualités sensibles ; que se passe-t-il si on le chauffe ? Réponse : “il ne demeure rien que quelque chose d’étendu, de flexible et de muable”. Autrement dit, la première évidence intuitive que nous allons avoir en analysant des corps physiques, c’est que, au-delà des apparences, ils ne sont qu’étendue (ils occupent un espace), flexibilité (cet espace est modifiable), et muabilité (les modifications sont des translations). La première évidence intuitive tirée de l’étude des corps est donc que ceux-ci ont une essence géométrique : étendue, flexibilité, muabilité, autrement dit tout corps est un espace modifiable par translation.

A partir de cette évidence première, qui constitue la prémisse absolue de tout raisonnement sur les corps physiques, quelle certitude déductive allons-nous inférer ? Du moment que l’expérience du morceau de cire est universalisable, toute réalité est désormais connaissable à partir des notions géométriques d’étendue, de flexibilité et de muabilité auxquelles on applique non plus des hypothèses (ou suppositions) mais d’autres connaissances déjà constituées : les théorèmes géométriques. C’est pourquoi Descartes a tendance à considérer le comportement de tout corps comme mécanique, c’est-à-dire comme une application des règles géométriques de la translation aux corps en mouvement : “je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose [...] les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus par les sens”(Principes de la Philosophie, IV, art.203). Donc comme tout corps est géométrisable, les lois des corps sont géométriques et celles du mouvement sont mécaniques : par exemple les lois qui régissent le fonctionnement d’un corps humain seront les mêmes que celles qui expliquent le mouvement d’une montre.

On voit donc que l’application des mathématiques à la recherche a pour but chez Descartes de se débarrasser de la nécessité pour la connaissance scientifique de ressembler à la perception spontanée. Si pour Platon le couple bien/idées ressemble au couple soleil/objets, pour Descartes en revanche, le couple corps/vie ne ressemble pas au couple montre/mécanisme. Ce qu’il y a de commun entre le mécanisme de la montre et la vie biologique, c’est une identité de principes géométriques (d’étendue, de fléxibilité et de muabilité) qui permettent de décrire le corps vivant comme le mouvement d’horlogerie. Descartes invente donc la modélisation mathématique, c’est-à-dire un procédé d’explication de la nouveauté faisant appel non pas au raisonnement analogique sur des images sensibles mais au raisonnement algébrique sur des équations mathématiques. Reste à savoir si les principes mathématiques sur lesquels se fondent l’évidence et la certitude scientifique appartiennent aux choses mêmes ou bien sont une exigence de la raison humaine.


III - Les mathématiques sont les conditions de possibilité du raisonnement scientifique.

A - les principes mathématiques concernent non les objets mais les relations entre objets.

Nous avons jusqu’à présent dégagé deux caractères fondamentaux des mathématiques : leur rationalité (les présupposés du raisonnement doivent être connus universellement) et leur évidence (les présupposés sont les principes absolus du raisonnement). Mais rien n’a été dit à propos de leur objectivité. Or les principes mathématiques rationnels et évidents portent-ils sur des objets, disons des objets mathématiques, différents de ces principes, au sens où les règles du jeu d’échecs s’appliquent à des objets différents des règles elles-mêmes ?

Il semblerait que ce soit le cas, car si les mathématiques “sont beaucoup plus certaines que toutes les autres sciences, c’est que leur objet, à elles seules, est si clair et si simple [...] qu’elles ne consistent entièrement que dans les conséquences à déduire par la voie du raisonnement”(Règles pour la Direction de l’Esprit, II). C’est-à-dire que l’évidence des principes mathématiques est telle qu’il garantit la certitude des déductions. Oui mais quel est cet objet, évident par lui-même ? La réponse de Descartes est que “seules toutes les choses où l’on étudie l’ordre et la mesure se rattachent à la mathématique, sans qu’il importe que cette mesure soit cherchée dans des nombres, des figures, des astres, des sons ou quelque autre objet””(Règles pour la Direction de l’Esprit, IV). Bref, l’évidence mathématique découle de son ordre et de sa mesure et non pas d’un objet extérieur à elle : l’ordre c’est-à-dire la relation que le raisonnement doit établir pour progresser de ce qui est connu vers ce qui ne l’est pas ; la mesure c’est-à-dire la relation uniquement quantitative que le raisonnement doit établir entre les propositions successives. On doit donc admettre que l’objet des mathématiques, ce sur quoi elles portent, n’est rien d’autre que des relations entre des objets plutôt que les objets eux-mêmes.

Certes, on pourrait objecter que ces relations, comme toute relation, unit des objets, fussent-ils des objets de pensée et non pas des objets réels. La géométrie s’occupe de relations d’ordre et de mesure entre des figures. Mais prenons le théorème de Pythagore : il concerne des triangles rectangles. Or un triangle rectangle n’existe nulle part s’il n’est pas construit par l’esprit à partir des axiomes de la géométrie euclidienne. Prenons un autre exemple : l’arithmétique qui intéresse les relations entre les nombres entiers. Mais qu’est-ce par exemple que le nombre un sinon ce qui est construit conformément à la définition ce qui est commun aux propositions “F(x) n’est définie que pour x=a”, “G(y) n’est définie que pour y=b”, etc. Dans les deux cas, on se rend compte que les mathématiques ont affaire à des objets qui n’existent pas indépendamment des principes (axiomes, définitions, hypothèses, etc.) qu’ils présupposent. Or l’objet mathématique est une construction rationnelle et évidente, certes, mais qui découle de l’application d’un certain nombre de principes qui ne doivent rien à l’expérience sensible de chacun d’entre nous puisqu’ils sont tout le temps présupposés. Mais comment de tels principes peuvent-ils faire progresser notre connaissance scientifique, autrement dit notre connaissance du monde sensible ?

B - les principes synthétiques a priori des mathématiques sont le fondement de la science.

Soit par exemple la loi chimique dite de la photosynthèse chlorophyllienne (découverte par Mayer en 1845), selon laquelle, en présence de la lumière solaire, six molécules d’eau s’allient à six molécules de gaz carbonique pour donner une molécule de cellulose plus six molécules d’oxygène (6H2O+6CO2=>C6H12O6+6O2). En quoi sa formulation mathématisée est-elle différente de sa formulation linguistique et en quoi correspond-elle à un ensemble de faits naturels réguliers ? Il est clair que c’est une loi que chacun a forcément expérimenté dans sa vie, soit en tant que scientifique, soit en tant qu’amateur de plante, soit en tant que simple vivant aérobie. On peut donc dire que les relations entre la lumière solaire, les plantes chlorophylliennes et les autres vivants obéissent à une grande régularité : en absence de lumière les plantes vertes dépérissent, et en l’absence de verdure l’accumulation de gaz carbonique et la raréfaction de l’oxygène créent des problèmes de santé. Mais constater la disparition régulière des plantes ou l’apparition régulière des pathologies respiratoires, ce n’est pas en énoncer les causes. Car les facteurs explicatifs des phénomènes constatés empiriquement peuvent être très nombreux. D’où la nécessité de procéder en faisant des hypothèses sur des aspects séparés des phénomènes, comme par exemple si c’est l’absence de lumière qui conduit à la mort de la plante, alors, en la privant de lumière, elle doit mourir. L’hypothèse conduit donc à une expérimentation pour tenter de la confirmer (provisoirement) : d’où la nécessité d’identifier précisément les différents corps qui participent à la réaction chimique, et de noter les rapports entre ces différents corps. Si l’expérimentation est concluante, si les différents aspects prévus par l’hypothèse possèdent bien les relations mathématiques qui ont été expérimentées, alors l’hypothèse sera réputée vérifiée, et l’expérimentation sera réputée reproductible. De même, si la reproductibilité des expérimentations semble, après modifications des aspects non pertinents, tendre vers l’infini, on aura une loi scientifique. Celle-ci rappellera dans sa formulation mathématique, les étapes du raisonnement concluant. L’exigence platonicienne de rationalité dans la formulation est donc satisfaite.

Mais on pourrait objecter justement que la rationalité existe même en l’absence de formulation mathématique, comme les analogies platoniciennes nous le montrent. Or on se rappelle que l’analogie de la ligne (Platon, République, VI) est formulée linguistiquement, bien qu’elle ait, comme nous l’avons montré, un fondement mathématique. C’est donc que ce fondement des raisonnements rigoureux (que ceux-ci soient des lois ou de simples hypothèses) est non seulement préalable à notre connaissance empirique du monde, mais aussi préalable à la formulation rigoureuse de cette connaissance. En ce sens l’utilisation des mathématiques nous permet de formuler la loi scientifique au moyen de principes “qui ajoutent au concept donné quelque chose qui n’y était pas contenu et, au moyen de jugements synthétiques a priori, nous avancer jusqu’au point où l’expérience même ne peut nous suivre”(Kant, C.R.P., III, 39).

Car en effet, une formulation mathématique apporte au concept de photosynthèse chlorophyllienne, par exemple, les principes suivants : égalité quantitative des deux termes de l’équation (équilibre de la réaction) ; importance qualitative des différents éléments chimiques (structure de la réaction) ; relation de transformation continue de l’eau et du gaz carbonique en cellulose et oxygène (relation de cause à effet) ; enfin distinction modale entre la l’hypothèse et la conclusion (possibilité et nécessité). Or, ni la quantité, ni la qualité, ni la relation, ni la modalité ne sont constatées empiriquement. Pourtant de tels principes (que Kant appelle concepts purs, ou catégories) nous paraissent évidents au sens de Descartes, c’est-à-dire qu’ils ne concernent que les aspects pertinents de la réalité étudiée. Ce sont donc les conditions de possibilité de toute activité scientifique. Et c’est cette évidence a priori des propositions de base de la science (ce que Kant appelle des jugements synthétiques a priori) qui constitue le fondement mathématique de l’activité scientifique. Donc, comme l’ont vu Platon et Descartes, les mathématiques ne sont donc pas une science mais plutôt l’ensemble des principes rationnels et évidents a priori qui sont le fondement de toute science. Mais en plus elles permettent d’isoler les aspects pertinents de la réalité, ce que ne permettait pas l’analogie platonicienne. Et ces aspects pertinents ne sont pas des objets mathématiques, comme le pensait Descartes, mais des relations sensibles, considérées a priori comme pertinentes. Voilà pourquoi “il n’y a de sciences proprement dites qu’autant qu’il s’y trouve de mathématiques”(Kant, Premiers Principes Métaphysiques ...).


Conclusion.

Nous avons donc vu que tout raisonnement scientifique s’appuie sur des suppositions a priori, dont la première semble être que le connu entretien avec l’inconnu une relation d’isomorphisme : leurs structures relationnelles sont identiques. Mais ne sachant ni pourquoi il doit en être ainsi, ni quelles relations sont conservées dans l’analogie, il semble plus judicieux de penser que le raisonnement scientifique est rigoureux en ce qu’il s’adresse à des objets purement mathématiques et non pas à des objets physiques. Pourtant, c’est bien notre univers physique que la science moderne connaît ; quant aux prétendus objets mathématiques, ils ne sont en fait que des relations entre objets. De sorte que la science nécessite l’utilisation du raisonnement mathématique en ce qu’il est seul capable de réduire a priori le réel à des aspects suffisamment pertinents pour qu’ils puissent être analysés rigoureusement et publiquement.