lundi 29 juin 1998

LA THEORIE N'EST-ELLE QU'UNE ABSTRACTION DE L'EXPERIENCE ?

L’usage commun accole volontiers les termes “théorie” et “abstrait” d’une part, “expérience” et “concret” d’autre part. En effet, un certain bons sens populaire considère que seul ce qui est tangible, visible, audible est réellement concret, c’est-à-dire conforme à ce qu’une expérience sensible peut nous fournir. Et tout ce qui n’est pas concret est abstrait, autrement dit détaché, isolé de son contexte matériel d’origine. C’est pourquoi, en ce sens, on a tendance à considérer la théorie comme une abstraction de l’expérience, c’est-à-dire comme un ensemble de propositions dont les référents sont des entités intelligibles (tous les x) distinctes des entités sensibles observables (un x particulier).
Mais, pourra-t-on se demander, de quelles expériences sensibles sont tirées les théories micro-physiques puisque leurs objets ne sont, par définition, pas observables ? De quelles expériences concrètes les théorèmes mathématiques sont-ils abstraits ?
Ce qui nous amène à nous demander si les entités intelligibles que sont les objets théoriques (tous les x) ne sont qu’une généralisation d’entités sensibles (chaque x particulier), bref, si la théorie n’est qu’une abstraction de l’expérience sensible. L’enjeu essentiel consiste à s’interroger sur l’origine et le statut de la connaissance scientifique. Si la théorie n’est qu’une abstraction de l’expérience, alors la connaissance scientifique n’a à l’égard de l’opinion commune qu’une différence de degré : elle n’est alors qu’une opinion commune purifiée. Si ce n’est pas le cas, on admettra au contraire que connaissance scientifique et opinion commune sont différentes par nature et complétement étrangères l’une à l’autre.


I - La théorie s’oppose irréductiblement à l’expérience.

A - l’abstraction de l’expérience fournit un savoir suffisant mais non nécessaire.

Toute personne possède une forme de savoir qu’il tire de son expérience : à force de pratiquer une activité, un métier, une technique, chacun acquiert toujours un certain nombre de certitudes sensibles sur ce qui revient le plus souvent, ce qu’il faut faire dans telle circonstance, etc. C’est ce que nous appelons un savoir empirique ou encore un savoir faire. Dont le paradigme se trouve être dans le bons sens du paysan qui est capable de prédire le temps en observant le vol des abeilles ou la forme des nuages. Or qu’est-ce qui caractérise cette forme de savoir ?

On ne peut pas nier que l’expérience acquise par une longue pratique régulière fournisse un savoir dans au moins deux sens de ce terme : premièrement, la régularité de la pratique a permis au sujet de tirer par généralisation (ou induction : x1 possédait la propriété F, x2 aussi, x3, ... xn aussi, j’en induis que tous les x ont F) des règles auxquelles le sujet accorde un degré de confiance élevé ; deuxièmement ce savoir permet de faire des prédictions d’actions qui se révèlent efficaces ( “demain il fera tel temps”, “ce bruit provient de telle partie du moteur”, etc., autrement dit, puisque j’ai admis que tous les x ont F, en particulier xm aura F). Donc ce savoir empirique qui est une généralisation de l’expérience sensible est un savoir à la fois fiable et efficace. Pour autant, peut-il accéder au statut de savoir théorique ?

Or, comme Platon le montre dans le Théétète (177d - 210d), un tel savoir est, comme nous l’avons dit, suffisant mais n’est pas nécessaire. Car, de trois choses l’une :
- ou bien ce savoir empirique abstrait de l’expérience n’est qu’une simple opinion, ou encore routine non consciente (empeiria kai tribè, ou doxa) et alors il ne diffère guère du conditionnement qui adapte tout être vivant à son milieu (c’est le savoir habitude)
- ou bien un tel savoir est une opinion vraie (doxa alèthès) dans la mesure où celui qui la possède s’est rendu compte que son savoir est efficace, il peut en parler et donc le transmettre à autrui, mais ne sait pas expliquer pourquoi (c’est le savoir artisanal ou technique)
- ou bien un tel savoir est une opinion vraie justifiée (doxa alèthès meta logou) dans la mesure où, en plus du cas précédent, son possesseur est capable de justifier son savoir par un discours rationnel, un raisonnement, ce qui ne prouve pas qu’il soit nécessaire, c’est-à-dire qu’il n’y ait qu’un seul discours justificatif possible (c’est le cas du savoir scientifique).

Mais que faut-il donc pour que le savoir soit à la fois suffisant et nécessaire ?

B - la théorie est une connaissance de l’essence et non de l’apparence.

Le problème est donc à présent de savoir s’il est possible d’atteindre la théorie comme connaissance non seulement suffisante, mais aussi nécessaire (c'est-à-dire non contingente, non aléatoire) de son objet en partant du savoir empirique que fournit l’expérience. Autrement dit, est-il possible de purifier suffisamment l’opinion que constitue le savoir empirique non nécessaire pour transformer celle-ci en connaissance nécessaire ?

Nous avons dit que le savoir empirique qui se trouve abstrait de l’expérience s’avère être soit une opinion, soit une opinion vraie, soit une opinion vraie justifiée. Or ces trois genres du savoir empirique ont en commun d’être un savoir général et superficiel :
- dans tous les cas, l’abstraction, c’est-à-dire la sélection d’éléments représentatifs des expériences vécues, procède par généralisation d’un grand nombre d’expériences similaires ; or supposons que, par exemple, mon expérience m’ait montré que tous les animaux ailés rencontrés se sont envolés (x1, x2, x3, ... xn possèdent la qualité F) et que j’en induise que tous les animaux ailés volent (pour tout x, Fx), rien ne me garantit qu’une nouvelle observation ne viendra jamais contredire ma généralisation (il existe xm tel que non Fxm) ; autrement dit le savoir empirique est général (valide pour la plupart des x) mais non universel (valide pour tous les x)
- dans tous les cas également, l’abstraction opère sa sélection en classant des ressemblances, c’est-à-dire que la similitude qui sert de base à la généralisation des expériences n’est qu’approximative et fondée sur des apparences sensibles ; or les erreurs et illusions provoquées par la relation de ressemblance sont innombrables ; autrement dit le savoir empirique est superficiel (valide pour l’apparence des choses) mais non essentiel (valide pour l’essence ou l’être même des choses) : {x1 ressemble à x2 ressemble à x3 ressemble à ... xn }n'implique pas {x1 ressemble à xn}, en d'autres termes, la relation de ressemblance n'est pas transitive.

Voilà pourquoi il nous faut quelque chose comme une théorie qui soit une connaissance nécessaire de son objet, c’est-à-dire un savoir qui soit à la fois universel et essentiel, faute de quoi, comme l’enseigne Protagoras le sophiste, tout homme sera toujours la mesure de toute chose. Mais comment une théorie nécessaire peut-elle s’imposer à une expérience qui ne l’est pas ?

C - le rapport théorie-expérience est un rapport conflictuel.

Dans l’allégorie de la caverne (République livre VII, 514a-517e) Platon dépeint les conditions respectives de l’homme moyen qui se satisfait de l’apparence sensible de son expérience quotidienne, et du sage qui s’enquiert de l’essence intelligible des phénomènes au moyen d’une contemplation désintéressée de la réalité (ou théorie). Or, que nous montre cette allégorie ?

Premièrement la condition de l’homme moyen n’est pas enviable. Attaché à son expérience sensible comme par des chaînes, il est incapable de tourner son regard dans une autre direction que celle où se trouvent les faibles apparences qui sont celles de son savoir empirique. Du coup il ne se rend pas compte que les apparences en question ne sont même pas en rapport avec la réalité supposée : les ombres et la lumière projetées au fond de sa caverne ne sont qu’ombres et lumières feintes, fabriquées par des illusionnistes afin de satisfaire son désir d’apparences. Autrement dit l’homme moyen ne possède que des opinions, autant dire des illusions de connaissances, et cette insuffisance en fait une proie facile pour les démagogues, c'est-à-dire les faiseurs d'illusions, les prestidigitateurs.

Mais, secondement, la condition du sage n’est pas beaucoup plus enviable. Après avoir gravi la pente escarpée qui mène du monde des apparences au monde des essences, après avoir été ébloui par l’éclat de la réalité, puis après avoir joui du spectacle incomparable que procure la contemplation désintéressée (theôria) de l’essence des choses, le voilà obligé de redescendre dans l’obscurité de la caverne et de relater son aventure à ses compagnons d’infortune. Or il fait rire de lui et s’il propose de supprimer les chaînes de ses camarades, il est menacé de mort. Ce qui suppose que la théorie s’oppose à l’expérience comme une forme de perception de la réalité désintéressée s’oppose à une forme de perception intéressée en termes d’attraits sensibles. De sorte que les deux domaines d’activité de la pensée que sont la théorie et l’expérience s’opposent comme celui de la réalité intelligible et celui de l’apparence sensible

Autrement dit, il y a là l’idée d’une opposition irréductible, voire d’un conflit, entre la théorie comme connaissance nécessaire d’une réalité essentielle et l’expérience comme ensemble d’opinions contingentes au sujet des apparences sensibles. Et cette idée de Platon est, au XX° siècle, défendue par un philosophe comme Bachelard qui, dans le Rationalisme Appliqué, montre que les théorie scientifiques n’ont rien à voir avec l’expérience commune dans la mesure où, précisément, l’opinion est le premier obstacle à la connaissance (“la connaissance scientifique est toujours la réforme d’une illusion”). Dès lors ce n’est pas l’expérience qui s’impose à la théorie en lui fournissant matière à abstraction, mais ce n’est pas non plus l’inverse : il semblerait plutôt que théorie et expérience soient, par nature, étrangères l’une à l’autre. Mais alors comment comprendre le rôle de l’expérimentation, qui est bien une forme d'expérience, dans la science moderne ?


II - La théorie est une généralisation limite de l’expérience.

A - “tout homme a naturellement le désir de connaître”.

Une des difficultés majeures du point de vue platonicien est que l’aptitude à connaître l’essence des choses et donc à se défaire de l’opinion liée aux apparences, est un privilège. Pour connaître il faut en effet posséder le naturel philosophe, c’est-à-dire en définitive une sorte de don divin qui, par définition, est très peu répandu. D’où la difficulté qu’a le philosophe à gouverner des hommes qui ne sont pas doués de ce naturel. Dès lors, le danger principal réside en ce que la théorie, cette connaissance sensiblement désintéressée de l’essence des choses, devienne une théologie, c’est-à-dire la connaissance sensiblement désintéressée d’une entité suprême à jamais séparée du monde, de la part d’un homme supérieur à jamais désengagé du monde.

C’est pourquoi Aristote distingue deux questions que Platon avait confondues :
- la question de savoir “s’il existe ou non, en dehors des êtres sensibles, un être immobile et éternel” (Métaphysique M, 1076a), et qui fera l’objet de la théologie, c’est-à-dire de l’étude de ce qui est absolument séparé du monde empirique
- la question de savoir “comment il faut remonter par l’analyse aux principes universels des choses” (Physique I, 184a), et qui fera l’objet du bios theorètikos, c’est-à-dire de l’attitude théorétique, ou encore la recherche des théories, c’est-à-dire de l’étude de ce qui n’est que relativement séparé de l’expérience sensible.

Or la recherche des théories par le raisonnement (sullogismos) n’est pas l’apanage de quelques uns parmi les hommes doués du naturel philosophe. Tout homme, dans la mesure même où il entend purifier son expérience pour en tirer des leçons et pour en faire profiter autrui par l’usage du discours, manifeste son désir de connaître et de faire connaître ce qui est relativement séparé de son expérience vécue. Autrement dit, tout homme qui possède, si modestement que ce soit, un savoir empirique qu’il abstrait de son expérience sensible, indique par là qu’il n’entend pas se satisfaire de cette routine empirique et qu’il entend au contraire passer au stade de la connaissance théorique. C’est en ce sens qu’Aristote dit dans la Métaphysique (A, 980a) que “tout homme a naturellement le désir de connaître”. D’où la question : quel est l’objet de ce désir de connaissance ?

B - la théorie est la connaissance des causes des phénomènes.

Que désire en effet connaître quelqu’un qui essaie, tant bien que mal, de généraliser son expérience, c’est-à-dire de tirer des règles générales d’une suite de phénomènes qui lui sont apparus comme similaires ? Ou, si l’on préfère, quels sont les éléments théoriques qu’il essaie de séparer de son vécu empirique ? L’objet de la connaissance semble être un principe explicatif, c’est-à-dire ce qui permet de connaître la cause d’un phénomène, ou encore la raison de ce phénomène. C’est-à-dire que, si l’on reprend la classification que Platon fait des savoirs empiriques dans le Théétète, le troisième niveau, celui de l’opinion vraie justifiée, est déjà une forme de théorie. Pourquoi ?

D’abord parce qu’il y a dans l’opinion vraie justifiée, un effort pour tenter de donner une forme générale à une série d’expériences qui ont toutes une matière particulière. Toute théorie en effet, tente de saisir et de rendre compte de ce qui est général (la forme) à des expériences qui ont chacune une matière sensible particulière. On dira par exemple que la parabole est la forme générale de toute trajectoire balistique, quelles qu’en soient les caractéristiques matérielles particulières ; ou encore que le nombre π est la forme générale de toutes les expériences particulières qui tendent à rapporter la circonférence d’un cercle à son diamètre. On dira alors que la forme générale (eidos) est un principe d’explication de toute matière particulière (hulè), ou encore que la cause formelle justifie les causes matérielles. Ainsi, d’un point de vue statique, la forme est une abstraction de la matière.

Considérée cette fois d’un point de vue dynamique, l’opinion vraie justifiée fait effort pour tenter de dégager une finalité générale d’une série d’expériences qui ont toutes une origine particulière. Toute théorie tâche en effet de comprendre à quelle destination (la finalité) obéissent ensemble des expériences qui ont chacune une origine particulière. Si l’on garde les mêmes exemples, on pourra dire que tout se passe comme si toutes les trajectoires balistiques visaient la parabole comme finalité générale, ou que les différentes expériences de division de la circonférence par le diamètre visent le nombre π comme fin, ou encore que les diverses tentatives pour obtenir pile avec une pièce tendent vers la finalité (la limite) 1/2. On dira donc que la finalité générale est un principe d’explication des diverses origines particulières.

C’est pourquoi, Aristote énumère dans la Physique (II, iii) les quatre principes théoriques qui s’imposent à l’expérience sensible en la généralisant :
- la cause formelle qui généralise la cause matérielle en débarrassant la nature des expériences sensibles de leurs particularités matérielles
- la cause finale qui généralise la cause originelle en débarrassant la nature des expériences sensibles de leurs origines particulières.
Il y a donc chez Aristote, comme chez Platon, le présupposé que la diversité des expériences particulières n’est qu’apparente. Mais, contrairement à Platon, Aristote insiste sur le fait qu’il est impossible de connaître directement l’essence théorique des phénomènes sans en passer par la généralisation des apparences empiriques. Mais alors la théorie n’est-elle pas une série d’expériences simplement purifiées de ses cas particuliers ?

C - la théorie n’est qu’un état limite et stabilisé de l’expérience.

On se souvient que pour Platon (ou Bachelard), la théorie a affaire à une essence intelligible de la connaissance absolument séparée de l’apparence sensible des opinions. Or Aristote montre qu’il ne faut pas confondre d’une part le problème théologique de la perfection intelligible d’une entité éternelle séparée de la corruption sensible des choses d’ici-bas, et d’autre part le problème théorétique qui consiste à donner une forme et une finalité générales aux choses d’ici-bas. Car autrement, comme le montre Platon avec l’allégorie de la caverne, une connaissance théorique absolument séparée de l’opinion empirique serait extrêmement problématique, puisqu’elle ne pourrait être comprise par ceux à qui elle est destinée.

Donc une théorie intelligible destinée à généraliser l’expérience sensible doit nécessairement être une théorie de la nature. Or la nature (comme l’indique son origine étymologique latine nasci qui a donné natura et grecque phuô qui a donné phusis) est tout ce qui naît, qui meurt, qui devient, qui se déplace, qui change, etc. bref tout ce qui est en mouvement. Mais s’il est illusoire de vouloir une connaissance théorique de ce qui est éternellement immobile (Dieu), il est également illusoire de prétendre connaître ce qui perpétuellement en changement. D’où la nécessité qu’une théorie vienne mettre de l’ordre et de l’unité dans des expériences sensibles qui sont, par nature, soumises au désordre et à la diversité. C’est pourquoi une théorie est un état limite et stabilisé d’une série d’expériences : la théorie est donc un arrêt volontaire du mouvement perpétuel de la nature pour nous permettre de la comprendre. C’est-à-dire que si {x1 ressemble à x2 ressemble à x3 ressemble à ... xn }, on ne pourra certes pas en conclure que {pour tout x, Fx} ; en revanche on pourra dire que Fx = limite quand n tend vers l'infini de {x1 ressemble à x2 ressemble à x3 ressemble à ... xn }.

Cette idée selon laquelle la théorie vise à découvrir une uniformité nécessaire dans des expériences diverse et changeantes a été partagée par de nombreux épistémologues du début du siècle, notamment Russell qui affirme dans Science et Religion : “la science a pour but de découvrir au moyen de l’observation et du raisonnement basé sur celle-ci, d’abord des faits particuliers, ensuite des lois générales reliant ces faits”(ch.I). La théorie scientifique n’est donc plus ici séparée de l’expérience, mais bien au contraire elle lui est soumise : on ne comprendrait pas autrement l’essor extraordinaire des sciences expérimentales. Cependant, la théorie comme généralisation, découvre-t-elle réellement un état limite et stabilisé de l’expérience, ou bien n’est-elle pas une idée que nous produisons nous-mêmes avant de l’imposer à l’expérience ?


III - La théorie est une fonction mathématique de l’expérience.

A - connaître c’est juger.

Que veut-on dire lorsque l’on prétend par la théorie donner une forme et une finalité générales à des expériences qui se sont révélées similaires ? Veut-on dire que l’on entend chercher quel est le modèle (l’archétype) intelligible dont les différentes expériences sont la copie ? Non, car une fois de plus cela supposerait qu’il existe un monde intelligible absolument séparé du monde sensible et alors l’activité théorétique se confondrait avec l’activité théologique. Veut-on dire plutôt que la généralisation n’est qu’une abstraction arbitraire à partir de quelques caractères communs ? Non plus, car alors la théorie n’aurait aucune universalité et donc ne constituerait nullement une connaissance nécessaire. Si l’on veut expliquer la portée universelle des propositions théoriques scientifiques, il faut donc admettre que la théorie soit non seulement une généralisation formelle et finale de l’expérience, mais encore une généralisation telle qu’elle soit nécessairement valide pour tout être raisonnable.

Prenons l’exemple de Galilée qui, vers 1610, réalise un certains nombre d’expériences d’optiques qui vont le conduire à formuler sa théorie de l’acentrisme (l'univers n'a pas de centre). En quoi la découverte expérimentale de l’existence des satellites de Jupiter peut-elle être théorisée dans la conclusion “donc l'univers n'a pas de centre” ? On voit bien que pour passer de l’expérience à la théorie il va être nécessaire de réaliser un certain nombre d’inférence logiques :
- si des satellites tournent autour de Jupiter, alors la terre n’est pas le seul centre de l’univers
- si la terre n’est pas le centre de l’univers, le soleil ne tourne pas nécessairement autour de la terre, et l’alternance jour-nuit peut être expliquée en faisant l’hypothèse que c’est la terre qui tourne autour du soleil
- si, quelle que soit la planète sur laquelle je me trouve, tous les phénomènes lumineux doivent pouvoir s’expliquer de la même manière, alors le soleil peut être considéré comme le centre du système solaire
- mais comme il existe une infinité d'étoiles similaires au soleil, alors on doit conclure que chacune d'elles est en quelque sorte le centre de son propre système solaire, ce qui revient à dire que l'univers n'a pas de centre.

On constate qu’entre les prémisses que constituent les observations expérimentales de Galilée et sa conclusion théorique, il existe un long cheminement de l’entendement, c’est-à-dire de notre faculté de connaître. Bref, le passage de l’expérience à la théorie, c’est-à-dire de ce qui est perçu à ce qui est connu, nécessite un jugement, à savoir “le pouvoir de subsumer sous des règles, c’est-à-dire de décider si une chose est ou n’est pas soumise à une règle donnée” (Kant, Critique de la Raison Pure, A.T.-II-intro.). Or, si le passage de l’expérience à la théorie suppose la médiation du jugement, c’est que celui-ci apporte des relations qui n’étaient pas contenues entièrement dans l’expérience : on dira que le jugement doit opérer une synthèse, donc qu’il est synthétique. Mais, devons-nous nous demander, d’où proviennent les règles, ou les relations, qui autorisent cette synthèse ?

B - les règles sont prescrites a priori à l’expérience par notre entendement.

Encore une fois si de telles règles étaient importées d’un monde intelligible, nous qui faisons partie du monde sensible, ne pourrions pas les connaître ou les comprendre. Et si elles étaient importées du monde sensible elles n’auraient aucune nécessité et ne se distingueraient pas des simples opinions. Il faut donc dire que les règles qui vont nous permettre d’unifier et d’universaliser le divers l’expérience dans l’uniformité d’une théorie ne sont ni intelligibles, ni sensibles, mais, comme le dit Kant, "transcendantales", c’est-à-dire qu’elles sont absolument nécessaires pour nous en ce qu’elles sont constitutives de notre faculté de juger. Elles sont nécessaires dans le sens où elles doivent être ainsi et pas autrement;

En effet, si le passage de l’expérience à la théorie suppose une faculté médiatrice qui met de l’ordre et de l’unité dans des perceptions similaires mais diverses, et ce en vue d’une connaissance universalisable, c’est que cette faculté médiatrice est elle-même constitutive de cet ordre et de cette unité. Autrement dit, l’ordre et l’unité des phénomènes d’expérience que nous baptisons du nom de théorie, ne provient nullement de la nature des choses : c’est nous qui l’introduisons pour les besoins de notre connaissance et de sa communication. Car en effet, cet ordre et cette unité n’existe pas dans le divers de l’expérience mais doit s’appliquer à lui : ainsi il n’est une réalité ni sensible (sinon toutes les expériences seraient identiques), ni intelligible (sinon la théorie serait entièrement séparée de l’expérience), mais transcendantale, autrement dit condition de possibilité de la connaissance expérimentale.

De fait, c’est parce qu’il faut agir sur la nature, qu’il faut anticiper, prévoir, se défendre, et donc communiquer à autrui de telles exigences, que nous nous informons mutuellement de ce qui est le plus pertinent pour nous dans l’expérience de la nature. Et c’est cette pertinence, c’est-à-dire cette utilité cognitive maximale de l’information, que nous recherchons dans nos théories : en éliminant des diverses expériences ce qui n’a pas d’importance (matière ou origine particulière) eu égard au but poursuivi, nous maximisons notre utilité cognitive. Autrement dit, la théorie n’est pas une contemplation désintéressée opposée à une expérience qui serait une pratique intéressée, la théorie n’est pas non plus une généralisation sans nécessité des données de l’expérience, mais elle est plutôt l’universalisation de l’expérience dans un double but de communication et d’action : “connaissance et jugement doivent pouvoir se communiquer universellement, de même que la conviction qui les accompagne”(Kant, Critique de la Faculté de Juger, §21).

C’est pourquoi Kant dit que les lois théoriques “procèdent a priori [...] et ne sont pas empruntées à l’expérience : ce sont elles plutôt qui doivent procurer leur légalité aux phénomènes” (Critique de la Raison Pure, A.T.-I, II, 3). Ce qui signifie que notre faculté de juger ne se contente pas d’être synthétique, c’est-à-dire d’ajouter de l’ordre et de l’unité dans notre expérience sensible pour en tirer une théorie, mais qu’en plus elle opère a priori c’est-à-dire que ses règles ne proviennent absolument pas de l’expérience sensible. Ainsi donc la théorie se trouve être simplement une fonction, au sens mathématique du terme, de l’expérience sensible : si xn est une expérience sensible particulière, Fxn doit être calculable, autrement dit doit être capable d’assigner une certaine valeur à xn à partir de la théorie Fx

En d’autres termes, nos théories sont des systèmes de valorisation tournées vers un certain but (en grec le terme telos signifie à la fois “fin” et “fonction”). La théorie n’est pas causée par l’expérience sensible, mais elle lui fournit une valeur pertinente en vue d’une certaine intention de communication ou d’action. C’est ce qui explique alors, dit Quine “que deux théories peuvent être logiquement incompatibles et être cependant empiriquement équivalentes” (la Poursuite de la Vérité, §41) : ce qui veut dire que deux théories qui s’excluent (par exemple le géocentrisme d'Aristote et de Ptolémée et l’acentrisme de Galilée) peuvent parfaitement rendre compte, l'une comme l'autre, de l’expérience commune, chacune ne différant de l’autre que par l’intention poursuivie (religieuse ou laïque). La théorie est donc bien une fonction, c’est-à-dire un cadre abstrait qui a pour but de donner une valeur nécessaire à ce qui n’en a pas, le fait empirique. C’est donc en cela que toute théorie est universelle : elle doit fixer une échelle de valeur à un certain type de faits afin de pouvoir utiliser ce faits dans la communication ou dans l’action.


Conclusion.

Nous avons donc commencé par dire que le caractère toujours partiel et contingent de l’expérience sensible lui permet d’abstraire un savoir suffisant pour nos besoins sensibles mais non nécessaire car pouvant toujours être réformé. Du coup la théorie apparaît comme un idéal de connaissance intelligible qui doit s’imposer à l’expérience pour la détruire et non pour s’en accommoder.
Donc, si l’on veut comprendre comment théorie et expérience peuvent être en corrélation, il faut admettre que les deux formes d’activités sont susceptibles de se manifester chez tous les hommes, pourvu qu’ils aient le désir de connaître les causes des phénomènes sensibles. La théorie généralise alors l’expérience en en éliminant la matière particulière pour n’en garder que la forme générale, et en se débarrassant de l’origine particulière pour n’en conserver que la finalité générale.
Maintenant, si l’on cherche ce qui a valeur universelle, et plus seulement générale, dans la théorie, on se rend compte que cela ne peut être que la nécessité pour le jugement de comprendre l’expérience et d’en communiquer des enseignements pertinents selon une certaine finalité pratique. C’est donc pour atteindre un certain but que notre faculté de juger établit des relations nécessaires entre les expériences sensibles afin d’en tirer une théorie utilisable.
Il y a donc indiscutablement une différence de nature entre théorie et expérience et non pas seulement relation d’abstraction. La théorie scientifique est en effet une fonction mathématique dont l’expérience n’est que l’argument.