"On
ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les
hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ;
cette opinion me paraît insoutenable. L'effet naturel des premiers
besoins fut d'écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le
fallait ainsi pour que l'espèce vînt à s'étendre, et que la terre
se peuplât promptement ; sans quoi le genre humain se fût
entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré
désert.
De
cela seul il suit avec évidence que l'origine des langues n'est
point due aux premiers besoins des hommes ; il serait absurde
que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D'où
peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des
passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité
de chercher à vivre force à se fuir. Ce n'est ni la faim, ni la
soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont
arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à
nos mains, on peut s'en nourrir sans parler ; on poursuit en
silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir
un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte
des accents, des cris, des plaintes. Voilà les plus anciens mots
inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent
chantantes et passionnées avant d'être simples et méthodiques." (Rousseau, Essai sur l'Origine des Langues, ch. II);
Si Socrate questionne
inlassablement Gorgias sur l'essence de la rhétorique, c'est qu'il a compris que
le langage, dans une société faite d'hommes libres, pouvait être la
meilleure comme la pire des institutions. La meilleure si elle est destinée à
perfectionner l'âme en lui montrant ce qui est vrai, beau et juste. La pire si elle
se borne à flatter les instincts, les encourager et finalement leur donner une
valeur démesurée. En fait, il en va de la rhétorique
comme de la médecine dit Platon dans le Phèdre (270b) : les deux compétences
peuvent soit fortifier, soit affaiblir l'âme ou le corps auxquels elles
s'appliquent. Pratiquées en connaissance de cause, elles fortifient et guérissent,
pratiquées par simple routine, elles affaiblissent et tuent : bien utilisée,
la rhétorique peut "faire naître dans l'âme, par des discours et un
entraînement vers la justice, la conviction et la vertu." Platon fait donc du
discours un instrument à double tranchant : celui de la liberté et du bonheur, ou
bien de l'aliénation et du malheur.
Le problème est le même pour
Rousseau : étant entendu que l'homme est un être imparfait, qui connaît le besoin,
un certain usage du langage va l'aider à vivre en harmonie avec son milieu
naturel et culturel (c'est l'usage éducatif qui va faire de l'individu un citoyen
vertueux), un autre usage va multiplier excessivement ses besoins jusqu'au
malheur et à la guerre (c'est l'usage des sciences et des arts qui transforme
l'individu en esclave de ses besoins). Mais il n'y a pas de fatalité du
malheur. Il y a un état idéal de nature dans lequel tous les besoins sont
satisfaits par des facultés physiques ou mentales adaptées, et il y a un état
civil réel dans lequel cet équilibre est détruit (cf. Emile L.II p.93 : "c'est
dans la disproportion de nos désirs et de nos facultés que consiste notre misère
; un être sensible dont les facultés égaleraient les désirs serait un être
absolument heureux"). Donc rien dans la nature ne prédispose l'homme à cette
rupture d'équilibre, puisque, par hypothèse, la nature est précisément
l'état d'équilibre lui-même. Il est donc intéressant de se
demander quelle est l'origine du malheur. Si c'est l'excès des besoins sur les
facultés qui crée le malheur, il est facile de conclure que cet excès n'est
pas naturel : en effet, par hypothèse, l'état de nature est celui dans lequel
l'homme satisfait ses besoins naturels par les seules facultés que la nature
lui a fournies. Donc tout déséquilibre est d'origine culturelle (cf. Emile L.I
p.35 : "Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses, tout
dégénère entre les mains de l'homme".) Mais si on admet que c'est par sa
culture, par ses habitudes sociales, par ses conventions, que l'homme s'aliène
et tombe dans le malheur, on admet également que le vecteur du malheur,
c'est la mauvaise éducation. Or l'éducation en général, qu'elle soit
bonne ou mauvaise s'appuie sur le langage. Qu'est-ce qui institue toutes les formes
culturelles que nous connaissons sinon des conventions de langage ? Or, dire
cela pose une difficulté : le langage lui-même est-il naturel ou culturel ?
S'il est naturel, cela en fait une faculté qui aurait dû normalement être
au service des besoins naturels, et cela sans excès : d'où viendrait donc
l'excès ? S'il est culturel, c'est qu'il a dû être lui-même institué, oui
mais institué par quoi puisqu'il faut le langage pour instituer toute convention ?
D'où la thèse de Rousseau sur ce
problème : l'origine du langage ne peut provenir ni des besoins physiques de
l'état de nature (sinon on resterait dans l'état de nature), ni de conventions
culturelles expresses (qui supposeraient toutes un langage avant le langage), mais
des passions, c'est-à-dire des besoins qui sont nés du rapprochement
accidentel des hommes, besoins que Rousseau qualifie lui-même de besoins
moraux.
Ce texte comporte deux parties :
- jusqu'à l.9 : l'origine des
langues ne se trouve pas dans les besoins
physiques
- jusqu'à la fin : l'origine des
langues se trouve dans les passions.
1 - L'ORIGINE DES LANGUES N'EST PAS DANS
LES BESOINS PHYSIQUES.
"On ne commença pas par
raisonner mais par sentir". Rousseau veut dire par là que la raison, en tant que
faculté d'établir des rapports abstraits entre les objets du monde, n'est en rien
innée. La raison n'est pas, comme pour Descartes par exemple une "lumière
naturelle", ce n'est pas une faculté intellectuelle naturelle ("cette
faculté de connaître que Dieu nous a donnée et que nous appelons lumière naturelle"
Principes de la Philosophie I, art.30). Au contraire, Rousseau écrit : "j'ose
presque assurer que l'état de réflexion est un état contre Nature et que l'homme qui
médite est un animal dépravé" (Discours I p.68). Rousseau rappelle donc là un de
ses motifs favoris : dans l'origine de l'homme, à l'état naturel, on ne trouve
pas trace de raisonnement. Et cela pour la raison toute simple que l'homme
se suffisant à lui-même, n'aurait pas le moindre usage d'un raisonnement qui
consiste, d'une manière ou d'une autre à établir des relations entre les
objets. Or l'homme naturel est un homme satisfait : il a des besoins qu'il
compense dans l'instant et tout va bien. Il n'a pas besoin de raisonner, sentir lui
suffit.
Mais, si le premier état naturel
de l'homme dut être voisin de l'état animal par la nécessité impérieuse de
subvenir à des besoins physiques, néanmoins il s'en différenciait déjà
par sa perfectibilité. Et la perfectibilité humaine n'est rien d'autre, à
l'origine, que la conscience potentielle de ses sensations, lesquelles sont
l'indice du besoin physique. Il existe donc une différence naturelle entre l'homme
et l'animal que Rousseau décrit ainsi : "la Nature commande à tout animal
et la bête obéit ; l'homme éprouve la même impression mais il se reconnaît libre
d'acquiescer ou de résister" (Discours I p.71). C'est donc cette liberté d'obéir
ou non au "cri de la nature", qui manifeste la perfectibilité naturelle de
l'homme. Mais on comprend bien que c'est cette petite différence originelle
qui va rendre l'homme responsable de on destin. Il s'ensuit en tout cas qu'on ne
peut prétendre que "les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs
besoins". Car, dit Rousseau dans le Discours I, les hommes à l'état de
nature "n'ayant ni domicile fixe, ni aucun besoin l'un de l'autre, se
rencontreraient peut-être deux fois dans leur vie, sans se connaître et sans se parler"
(p.76). Les hommes ne peuvent donc pas
avoir inventé le langage pour exprimer leurs besoins pour deux raisons :
- d'abord parce que tous les
besoins de l'état de nature sont, par hypothèse satisfaits
- ensuite parce qu'il aurait fallu
que les hommes fussent déjà constitués en société, ce qui, dans
l'état de nature, est une contradiction puisque nul n'a besoin d'autrui.
En disant cela, Rousseau s'oppose
explicitement encore une fois aux philosophes rationalistes qui supposent
une faculté innée de parler et de raisonner. Par exemple Aristote dans la
Politique I,2 : "la nature ne fait rien en vain /.../ le langage existe en
vue de manifester l'avantageux ou le nuisible et, par suite, le juste et
l'injuste /.../ or, avoir de telles notions en commun, c'est ce qui fait une
famille ou une Cité" (p.92). Il est clair que, pour Aristote, si l'homme est
un "animal politique" c'est qu'il est capable de parler naturellement à autrui
de ce qu'il doit faire et de ce qu'il doit éviter. Mais cette explication ne
convient pas à Rousseau parce qu'alors on ne comprend plus l'origine du malheur. Par ailleurs, "l'effet naturel
des premiers besoins fut d'écarter les hommes et non de les rapprocher".
Rousseau dit qu'à l'état naturel, les hommes étant tributaires de leurs seuls besoins
physiques, et leurs facultés de perfectionnement étant encore en
sommeil, ils sont, de fait, réduits à une existence animale. Autrement dit, ils
sont dans une espèce d'état d'équilibre dans lequel ils ressentent des besoins,
mais dans la mesure où ces besoins sont comblés, ils n'ont aucune raison de
chercher à entrer en société puisqu'ils sont auto-suffisants, en état
d'autarcie. Or, par définition, ce qui est auto-suffisant n'a besoin de rien d'autre que
lui-même : "le sauvage vit en lui-même" dit Rousseau (Discours II
p.123).
L'effet des besoins à l'état
primitif est donc, pour Rousseau, non pas forcément d'isoler physiquement les
individus comme cela est le cas pour certaines espèces d'animaux solitaires,
mais bien plutôt, de les isoler moralement. Les hommes à l'état de
nature sont, si l'on veut, comparables à de très jeunes enfants qui ne sont pas, à
proprement parler, abandonnés à eux-mêmes, puisqu'ils vivent avec leurs
parents, mais qui n'ont pas d'existence morale dans la mesure où tous leurs
besoins primitifs sont satisfaits. Rousseau en tire la conclusion que
les "premiers besoins", les besoins naturels, vont contribuer à isoler
moralement les hommes et non point à les réunir. Ce qui contredit encore une fois
une évidence qui remonte à Aristote et selon laquelle l'homme est
naturellement sociable parce que "la voix est le signe du douloureux et de l'agréable"
(Politique I,2 p.91). Et d'ailleurs l'effet séparateur
des besoins naturels est également physique, témoin le fait anthropologique
que le genre humain est disséminé sur la surface du globe au lieu que d'être
concentré en une région unique. Cela s'illustre au ch.IX de l'Essai par la
succession des trois degrés de regroupements que l'homme peut réaliser
:
- l'absence de regroupement
lorsque, dans le premier état de nature, l'homme est naturellement chasseur et
individualiste, il est farouche mais il ne rencontre qu'exceptionnellement son
semblable ("Partout régnait l'état de guerre et toute la terre était en paix"
Essai ch.IX p.85)
- le regroupement fortuit lorsque,
dans le second état de nature, les difficultés vont inciter les hommes à
l'entraide de circonstance (l'homme n'est alors plus chasseur mais berger)
- le regroupement définitif
lorsque, dans l'état civil, les difficultés deviennent telles que le recours
systématique au secours d'autrui est rendu nécessaire (l'homme devient laboureur).
Mais on voit bien que même au
troisième degré, celui du regroupement définitif, on n'a pas affaire à une
union morale mais simplement à l'équivalent humain du troupeau ou de la
horde. C'est qu'il manque quelque chose d'essentiel pour réaliser une
société humaine : le langage. Et encore une fois, on voit que même en poussant à
l'extrême la logique du besoin
physique, le langage n'apparaît pas :
"si nous n'avions jamais eu que des besoins physiques, nous aurions fort bien
pu ne parler jamais, et pourtant nous entendre parfaitement par la seule
langue du geste" (Essai ch.I p.58).
D'où la conclusion de cette partie
: "il suit avec évidence que l'origine des langues n'est point due aux
premiers besoins des hommes". L'origine des langues ne peut pas se trouver dans
les besoins physiques
- d'abord parce que dans l'état de
nature, l'homme n'a pas besoin de raisonner
- ensuite parce que dans l'état de
nature, l'homme n'a pas besoin de s'associer.
2 - L'ORIGINE DES LANGUES SE TROUVE DANS
LES PASSIONS.
Rousseau a opposé à la fin de la
première partie de son argumentation "la cause qui les écarte" et
"le moyen qui les unit". Après avoir insisté sur le premier terme de l'opposition,
examinons à présent le second : qu'est-ce qui unit les hommes ? Pour Rousseau, la
réponse est évidente : c'est la parole. Oui mais on se trouve alors devant une
difficulté de taille : si la parole ne procède pas d'un besoin naturel, quelle
est donc son origine, qu'est-ce qui la rend possible ? Rousseau annonce ici la
thèse, surprenante de prime abord, où il entend démontrer que les langues
viennent "des besoins moraux, des passions". Disons d'abord que cette thèse est
surprenante à deux titres : l'existence de besoins moraux, l'assimilation
de la moralité aux passions.
Nous avons dit que les besoins
physiques, ceux dont l'homme naturel a naturellement la sensation, sont un
obstacle à la sociabilité donc à l'exercice de la parole. Donc le langage ne peut
naître dans le premier état de nature qui est celui des besoins naturels. Or,
puisque l'homme est, originellement, un être qui doit tout à la nature, on
est bien forcé de supposer un besoin de parler, c'est-à-dire un besoin qui ne
soit ni complètement naturel, ni complètement culturel. Autrement dit, on
doit faire l'hypothèse avec Rousseau d'un besoin naturel dénaturé,
c'est-à-dire d'un besoin qui était naturel à l'origine mais qui ne l'est plus. Telle
est l'hypothèse des besoins moraux. Donc, si on veut comprendre
pourquoi et comment le langage a fait son apparition, il faut supposer que l'homme
primitif va insensiblement glisser vers un second état de nature,
c'est-à-dire un état qui va précisément permettre à la faculté naturelle de
perfectibilité de s'actualiser et qui va avoir pour effet d'éloigner l'homme de
la nature primitive. Il faut donc supposer une lente et longue modification
continue de l'état de nature primitif qui va faire faire à l'homme un
saut qualitatif. En quoi vont consister ces fameux
besoins moraux, caractéristiques du second état de nature ? Et là, deuxième
surprise, l'auteur déclare que ces besoins moraux sont des passions.
Voilà
qui semble contradictoire : la plupart des philosophes ont opposé la moralité,
comme activité volontaire, libre et altruiste à la passion, comme passivité
aliénante et égoïste, voire comme une véritable maladie de l'âme. Kant, par
exemple dit que "la passion est comme un poison avalé, une infirmité contractée"
(Anthropologie I), Zénon que c'est "un ébranlement de l'âme opposé à la
droite raison et contre nature" (in Cicéron, Tusculanes IV). Bref il semblerait que les passions
poussent plutôt les hommes à se combattre qu'à s'entendre, à la
violence qu'au dialogue. Mais Rousseau, au contraire,
affirme que "toutes les passions rapprochent les hommes". Pourquoi ? Eh bien
parce que, en plus des facultés physiques qui concourent à la satisfaction des besoins
physiques, l'homme dispose de facultés morales qui lui font
naturellement rechercher cette satisfaction : les passions qui sont "les
principaux instruments de notre conservation" (Emile IV p.274). Or il existe deux
passions naturelles : l'amour de soi et la pitié naturelle. L'amour de soi est "la seule
passion qui naît avec l'homme /.../ et dont toutes les autres ne sont que des
modifications" (Emile IV p.275). La pitié naturelle n'est alors que l'amour de soi étendu à
autrui considéré comme un autre moi, un alter ego : c'est "un sentiment
naturel qui, modérant dans chaque individu l'amour de soi-même, concourt à la
conservation mutuelle de toute l'espèce" (Discours I p.86).
Voilà donc pourquoi on peut
affirmer que toutes les passions rapprochent les hommes : à l'état de nature
originel, l'amour de soi tend naturellement à se modérer et à pousser les hommes à
la bienveillance à l'égard de leurs proches plutôt qu'à la férocité, en
concourant à préserver l'espèce humaine. C'est pour cela que Rousseau ajoute que
l'effet de sympathie des passions est en concurrence avec "la nécessité
de chercher à vivre /qui les/ forcent à se fuir". Autrement dit, dans la mesure
où les besoins physiques sont satisfaits par des facultés physiques et où la
faculté morale d'amour de soi n'est plus en éveil, cette passion se reporte
progressivement sur autrui. Il existe donc bien un besoin moral qui consiste, pour
la passion primitive, à chercher un autre moi à aimer dès lors que le moi
primitif est satisfait. On a donc vu que le hasard des
rencontres dans le processus de satisfaction solitaire des besoins
physiques, amenait les hommes de l'état de nature à se regrouper physiquement. On
vient de voir que, dans certaines circonstances la passion primitive de
l'amour de soi pouvait se transformer en besoin moral d'aimer autrui. Il reste
à se demander par quel moyen la condition physique de regroupement
accidentel s'allie à la condition morale pour créer une communauté morale. La
réponse de Rousseau est : par la parole.
En effet, "ce n'est ni la
faim, ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché
les premières voix". En bref, ce ne sont pas les sensations, comme indice du
besoin physique, mais les passions, comme indice du besoin moral qui seront
satisfaites par l'usage de la parole. Les premiers besoins exigent une satisfaction
matérielle immédiate, seuls les seconds, dans la mesure même où ils
supposent les premiers besoins satisfaits, autorisent une satisfaction symbolique
différée. L'usage de la parole, caractéristique du second état de
nature manifeste donc un écart définitif avec l'état primitif : la communauté
morale a ainsi institué un besoin de parler qui est un besoin immatériel. Ainsi, c'est "pour émouvoir
un jeune coeur, pour repousser un agresseur injuste /que/ la nature nous
dicte des accents, des cris et des plaintes". Il ne s'agit pas là d'émouvoir un coeur ou
de repousser un agresseur : pour cela le geste est beaucoup plus approprié car
son efficacité est immédiatement sanctionnée (positivement ou non
d'ailleurs). Mais il s'agit plutôt d'émouvoir la jeunesse d'un coeur ou de repousser
l'injustice d'une agression, autrement dit l'action envisagée est un besoin qui
n'exige pas de satisfaction matérielle immédiate, mais au contraire
une satisfaction symbolique différée : d'une part il n'y a pas urgence, on a le
temps, d'autre part la satisfaction attendue n'est pas un avantage matériel
mais un échange de paroles. Dans ces circonstances où la
satisfaction matérielle immédiate n'est pas requise, "l'impression successive du
discours qui frappe à coups redoublés /c'est-à-dire une fois par l'imagination
de l'objet du discours, une autre fois par la sensation auditive de la voix
perçue/ vous donne bien une autre émotion que la présence de l'objet même
où, d'un coup d'oeil, vous avez tout vu" (Essai I p.58). Ce que veut dire
Rousseau, c'est que la parole satisfait le besoin moral à deux niveaux : elle
fait imaginer un objet qu'on n'a pas sous les yeux et, en même temps, comme cet
objet peut attendre puisqu'il n'est pas directement ni menaçant ni appétissant,
elle laisse le loisir de sentir les accents mélodieux ou gutturaux de la
voix.
C'est pourquoi "les premières
langues furent chantantes et passionnées avant d'être simples et méthodiques".
Le but assigné à la parole est donc à la fois de faire imaginer et de faire
sentir. Mais si on y réfléchit bien, le plaisir sensible que l'on prend en
général à la contemplation désintéressée d'un d'un bel objet, c'est un plaisir
esthétique. Et en particulier celui que l'on retire de l'audition d'une voix
émouvante, c'est l'émotion poétique. C'est pourquoi, dit Rousseau, "les
premières histoires, les premières harangues, les premières lois furent en vers, la poésie
fut trouvée avant la prose" (Essai XII p.102). Mais en ajoutant que le caractère
primitif des langues comme satisfaction d'un besoin moral par un
plaisir esthétique, s'oppose à leur caractère dérivé qui est l'état
actuel des langues, Rousseau veut dire deux choses :
- d'abord il rappelle que la
sensation a précédé le raisonnement, que la passion a précédé la raison, que la
complexité a précédé la simplicité
- ensuite il insiste sur l'origine
naturelle des langues qui sont nées de la nécessité de satisfaire un besoin
naturel dénaturé
- enfin il innocente la nature sur
l'origine du malheur puisque si le malheur des hommes est dû aux sciences
et aux arts, c'est que celles-ci sont des besoins entièrement artificiels qui
proviennent d'une utilisation pervertie du langage.
Pour Rousseau, l'origine du malheur
se trouve très exactement dans le besoin de parler, non plus pour le simple
plaisir d'échanger des propos et d'émouvoir autrui sans aucune garantie
de résultat, mais pour en retirer des avantages substantiels du maniement de la
parole. Le malheur commence pour Rousseau lorsqu'un homme "ayant
enclos un terrain, s'avisa de dire 'Ceci est à moi !' et trouva des gens assez simples
pour le croire" (Essai II p.94). Bref, le malheur trouve son origine dans la
violence hypocrite du langage employé, comme le reconnaît Gorgias "comme
un art de combat".
CONCLUSION.
Nous avons donc vu :
- que le besoin de parler ne se
manifeste pas dans le premier état de nature qui est un état d'équilibre
parfait entre les besoins et les capacités de chacun, de telle sorte que nul n'a la
nécessité ni de raisonner, ni de s'adresser à autrui
- mais qu'en revanche le besoin de
parler caractérise le second état de nature, c'est-à-dire l'état dans lequel
l'homme, parce qu'il est naturellement perfectible, se rend compte que la
présence d'autrui rend possible un amour moral qui se satisfait par le caractère
imagé et sensible de la parole
- qu'enfin la découverte de cette
fonction symbolique et temporalisée qu'est le langage ouvre le risque de voir
les besoins immatériels et donc artificiels se multiplier à l'infini,
autrement dit ouvre la porte du malheur.