jeudi 22 septembre 1994

VRAIS ET FAUX NOMS PROPRES CHEZ RUSSELL.


Tout comme Frege, Russell entend y combattre le préjugé selon lequel « les propositions sont essentiellement mentales et doivent être assimilées à des connaissances [au lieu qu'en réalité] une proposition […] ne contient pas elle-même de mots : elle contient les entités indiquées par les mots"(the Principles of Mathematics). Nous avons là un axiome du logicisme du premier Russell (celui des Principles) : il s'agit en effet de fonder la légitimité de l'analyse logique de la mathématique sur la saisie intuitive, c'est-à-dire directe (ce qui va, comme nous allons le voir, l'opposer à Frege), de la réalité propositionnelle par l'esprit. On serait tenté de déduire de cette prémisse que tout mot, quel qu'il soit, en tant qu'il indique, comme dit Russell, une entité, est donc un nom propre de cette entité.

Ce qui est loin d'être faux, car, nous précise Russell, "tout ce qui peut être objet de pensée ou peut figurer dans n'importe quelle proposition vraie ou fausse ou peut être considéré comme un, je l'appelle un terme"(ibid.). Le terme est donc, dans la première philosophie de Russell, l'équivalent ontologique de la res chère aux logiciens de Port-Royal, c'est-à-dire l'entité, ce qui est, ce qui a l'être dit-il aussi. Il distingue toutefois deux classes de termes :
- les choses, à savoir "les points, les instants, les morceaux de matière, les états particuliers de l'esprit et les existants particuliers en général, ainsi que beaucoup de termes qui n'existent pas, tels, par exemple, que les points dans un espace non-euclidien et les pseudo-existants d'un roman"(ibid.), c'est-à-dire, en gros, tout ce qui est ou qui peut être indiqué par un nom propre grammatical
- les concepts, autrement dit les autres termes qui, eux, sont indiqués par des adjectifs ou des verbes.
Apparemment, il n'y a là rien de bien original, ni du point de vue ontologique, ni même du point de vue logique puisque la distinction russellienne entre choses et concepts ressemble fort à la distinction classique entre sujet et prédicat. D'une part, en effet, les critères d'admission à la dignité de chose sont particulièrement tolérants, puisque, par exemple, "toutes les classes, comme les nombres, les hommes, les espaces ..., quand on les considère comme des termes uniques, sont des choses"(ibid.). D'autre part, la logique est isomorphe à la grammaire spontanée du langage puisque "chaque terme [...] est un sujet logique [au sens où] n'importe lequel [peut] être remplacé par n'importe quelle entité sans que nous cessions d'avoir une proposition"(ibid.).

Toutefois, l'originalité de Russell se manifeste d'emblée par une méfiance radicale à l'égard de la notion de signification. Russell part en effet de la relation d'indication, notion vague et jamais thématisée pour elle-même, mais qui est là pour suggérer qu'un mot est mis pour (stands for) un terme logique. Le mot indique ainsi l'être en général en même temps qu'une relation entre lui et le terme de la proposition. En tant que signe de l'être en général, le nom présuppose le terme qu'il indique, non pas pour le signifier au sens de Port-Royal, non plus que pour le présenter d'une certain manière comme chez Frege, mais pour le mentionner, sans plus : "si A est un terme quelconque que l'on peut considérer comme un, il est évident que A est quelque chose et donc que A est [...] car si A n'était rien, on ne pourrait pas dire qu'il n'est pas"(ibid.). En tant que signe de la relation qui pointe vers le terme, le mot se défausse en quelque sorte toujours sur ce constituant réel avec quoi l'esprit est censé être directement en contact au moins à travers la présupposition d'être. Cette manière de voir les choses peut paraître très naïve et rappeler étrangement l'Euthydème de Platon. Toutefois, elle a pour fonction et pour effet de mettre hors du champ de l'investigation russellienne la notion de signification qui est définitivement et explicitement abandonnée au terrain psychologique qui n'intéresse pas l'auteur.

La mise hors jeu de toute relation de signification entre les mots de la phrase et l'entité réelle dont ils tiennent lieu se manifeste également dans la requalification du dualisme frégéen entre sens (Sinn) et référence (Bedeutung) en dénotation et référence. En effet, si la référence directe de l'esprit avec le terme indiqué par le(s) mot(s) est, comme nous l'avons souligné, très tôt paradigmatique chez Russell, "un concept dénote quand, s'il figure dans une proposition, la proposition ne porte pas sur le concept mais sur un terme lié d'une façon particulière à ce terme"(ibid.). Tout en rejetant l'idée qu'un concept quelconque puisse constituer le sens ou la signification d'un terme, Russell admet donc qu'un terme puisse être "dénoté" par ce concept, c'est-à-dire indirectement indiqué par lui, via en quelque sorte un ou plusieurs terme(s) intermédiaire(s). C'est le cas, par exemple, lorsqu'on est en présence d'une description indéfinie du genre un F possède la propriété P, où F indique la classe des termes qui, précisément, possèdent la propriété (d'être un) F. Le caractère indirect, et donc dénotant, de la référence indiquée par F est ici synonyme du caractère problématique de la référence. D'une part parce qu'on ne sait jamais très clairement si le concept de classe F indique chaque membre de la classe (the class as many) ou bien la classe en tant qu'unité (the class as one). D'autre part parce que, même dans le premier cas, être un F peut tout aussi bien se comprendre comme être un-F ou bien comme être-un F. Ainsi, "deux propositions apparentées s'expriment par les mêmes mots : Socrate est un-homme exprime l'identité de Socrate avec un individu ambigu ; Socrate est-un homme une relation entre Socrate et le concept de classe homme"(ibid.). Dans les deux cas, il y a ambiguïté sur l'être du terme indiqué avec lequel l'esprit ne peut donc être directement en relation. Il en va de même dans le cas des descriptions définies du genre le F possède la propriété P. Qu'indique exactement l'expression le F ? L'extension singulière d'une classe ou bien un individu ? Et que se passe-t-il lorsque nous comprenons la phrase le F possède la propriété P tout en sachant que le F n'existe pas (ou que le F est une fiction) ? Devra-t-on dire comme Frege que la contribution d'une telle expression aux conditions de vérité de la phrase toute entière est purement syntaxique ? Cette réponse est inadmissible pour Russell, car alors une telle phrase ne contiendrait bien que des mots et non pas les entités indiqués par eux. D'où le problème qui, comme nous allons le voir, va se révéler extraordinairement prolifique, des expressions dénotantes.

De on Denoting de 1905 aux Principia Mathematica de 1910

Dans l'article de 1905, Russell entend remédier aux "difficultés auxquelles on se heurte inévitablement quand on considère que les expressions dénotantes représentent des constituants authentiques des propositions"(on Denoting), difficultés qui sont celles évoquées supra. La solution russellienne, qui a fait date dans l'histoire de la philosophie, consiste à dire que "une expression dénotante est essentiellement une partie d'une phrase, et n'a pas, comme la plupart des mots simples, de signification par elle-même"(ibid.). L'expression dénotante apparaît donc désormais comme un facteur d'ambiguïté qu'il va s'agir, autant que faire se peut, d'éliminer en réduisant "toutes les propositions où figurent des expressions dénotantes à des formes où n'en figurent aucune"(ibid.).

En particulier, s'agissant de celles qui sont des descriptions définies (les descriptions indéfinies posent moins de problème), la forme logique réelle d'expressions telles que le F sera il existe un x et un seul tel que F(x) et celle de le F est G sera il existe un x et un seul tel que F(x) et G(x). Cette forme logique introduit une double clause d'existence (il existe un x) au sens de position dans l'espace et le temps, ainsi que d'unicité (et un seul) c'est-à-dire de pertinence de l'affirmation à l'égard d'une seule chose. Si les deux conditions sont conjointement satisfaites, alors l'expression dénotante sera dite avoir une dénotation au sens où l'expression F(x) étant alors vraie, la vérité de la proposition dépendra finalement de celle de G(x). À la différence notable de ce qui se passe chez Frege, le F ne sert donc pas du tout à introduire un certain x dont le mode d'existence est toujours présupposé (réalité, fiction, mention) et dont il est ensuite asserté hypothétiquement le prédicat G. Le F, pour Russell, dissimule toujours déjà une assertion d'existence et d'unicité qui est tout aussi problématique et tout aussi peu présupposé que le prédicat G qui s'ensuit. Ce que veut dire Russell en disant qu'une expression dénotante n'est qu'une partie d'une phrase, c'est donc que l'expression le F est une affirmation à part entière qui, comme toute affirmation, est en attente de confirmation et ne joue aucun rôle (pas même un rôle syntaxique au sens de Frege) dans la phrase tant que cette confirmation n'a pas eu lieu. C'est en ce sens que le F n'a pas de signification intrinsèque tant que l'analyse ne lui en a pas assigné une en assertant la vérité ou alors la fausseté de cette conjonction d'existence (il existe un x tel que) et d'unicité (cet x est unique).

Tout ce qui vient d'être souligné n'a qu'un but : montrer, au rebours de Frege, que les expressions comme le F ne sont pas des noms propres. Les noms propres authentiques, contrairement aux descriptions définies sont des symboles complets au sens de Frege, c'est-à-dire qu'il ne leur manque contextuellement rien pour qu'ils puissent jouer leur rôle syntaxique (être une expression bien formée) et leur rôle sémantique (contribuer aux conditions de vérité de la proposition toute entière) : "par symbole « incomplet », nous entendons un symbole qui n'est supposé n'avoir aucun sens isolément et qui n'est défini que dans certains contextes […]. Par là, ces symboles se distinguent de ce qu'on peut appeler (en un sens élargi) les noms propres : « Socrate », par exemple, représente un certain homme, et possède par conséquent un sens par lui-même, sans l'aide d'aucun contexte. Si nous lui fournissons un contexte tel que « Socrate est mortel », ces mots expriment un fait dont Socrate lui-même est un constituant"(Principia Mathematica). Par opposition aux descriptions, les noms propres auront en effet pour fonction d'introduire directement (c'est-à-dire sans condition préalable d'existence et d'unicité) une référence actuelle et non pas simplement possible. Cette distinction fondamentale faite par Russell entraîne au moins trois conséquences importantes :
- cela conduit à distinguer entre connaissance directe (by acquaintance) et connaissance indirecte (by description), ce qui est une des intuitions russelliennes les plus profondes, présente déjà au début des Principles of Mathematics
- la notion de symbole incomplet conduit Russell à passer le rasoir d'Ockam sur une bonne partie des entités dont l'être était pourtant présumé dans les Principles, à savoir, outre les descriptions, les classes, les relations et les propositions qui ne sont plus, désormais, considérées que comme des abstractions ou des commodités de langage, ce qui constitue une substantielle économie ontologique
- enfin, l'établissement d'un principe d'équivalence logique entre la relation de référence (directe ou indirecte via l'élimination des symboles incomplets) et la relation de connaissance en vertu de quoi une entité est réellement nommée que si et seulement si elle est, in fine, directement saisie par l'esprit, cela va, en toute rigueur, comme nous allons le voir, rendre très problématique la notion de nom propre authentique.

La philosophie de l'atomisme logique (à partir de 1917)

Toujours à la recherche de ces fameuses "entités (non psychologiques) indiquées par les mots", Russell a bien conscience que "pour une chose qui a été posée comme une entité métaphysique, on peut, soit supposer dogmatiquement qu'elle est réelle [...], soit construire une fiction logique qui a des propriétés formellement analogues à celles de l'entité métaphysique supposée et elle-même composée de choses empiriquement données"(Philosophie de l'Atomisme Logique). Cette remarque résume le parcours ontologique de Russell jusqu'en 1917. Dans les Principles of Mathematics, l'être est accordé très généreusement, quitte à "supposer dogmatiquement que c'est réel", comme il le dit, à tout ce avec quoi l'esprit peut être dit en relation directe : "l'examen des indéfinissables - qui constitue la partie principale de la logique philosophique - [ce qui] est un effort pour voir - et pour faire voir aux autres - clairement ces entités, de façon que l'esprit puisse en avoir cette sorte de connaissance directe que l'on a du rouge ou du goût de l'ananas". Plus tard, via la distinction entre nom propre authentique et description définie, "cette sorte de connaissance directe" n'a plus que des données sensibles élémentaires (sense data) pour contenu : "en présence de ma table, j'ai l'expérience directe des sense data qui constituent son apparence - couleur, forme, dureté, poli, etc.- [...]. La table est « l'objet physique qui cause tels et tels sense-data » : c'est là une description de la table au moyen des sense-data […]. Nous avons avec eux l'exemple le plus clair et le plus frappant de connaissance par expérience directe"(Problèmes de Philosophie). Or, la description définie la table renvoyant prétendument à des données sensibles sous-jacentes avec lesquelles l'esprit serait en relation d'acquaintance, est désormais qualifiée de "fiction logique".

Or, sous l'influence, notamment, du Tractatus de Wittgenstein, l'idée même d'un esprit percevant devenant suspecte, il s'agit à présent de réaliser une nouvelle économie ontologique en considérant comme "the ultimate furniture of the world", non plus les données sensibles en tant que perçues par l'esprit, mais, un peu à la manière de ce que Locke nommait les "qualités premières", le complexe de qualités physiques co-présentes qui justifient objectivement ce recours obscur et confus aux sense data. Une conséquence de cette nouvelle cure d'austérité ontologique, c'est que la notion épistémique de nom propre authentique va devenir particulièrement problématique. En effet, dans la philosophie des Principles, le problème ne se posait pas vraiment puisque les entités indéfinissables dont il s'agissait étaient des entités logico-mathématiques, de sorte qu'une théorie de la connaissance des choses empiriques était à peine esquissée. Dans celle des Principia, le nom propre authentique était réputé être ce signe qui introduisait directement, c'est-à-dire empiriquement, son référent dans l'esprit connaissant, et la description définie le signe qui n'y parvenait qu'indirectement, c'est-à-dire à travers les mots qui la constituent, étant entendu que, in fine, celle-ci pouvait toujours s'analyser en ses sense data élémentaires, à la limite, la perception des caractères d'imprimerie sur du papier. Une telle position permettait de dire, par exemple que César est un nom propre authentique pour qui aurait perçu l'entité sensible désignée par ce mot, l'abréviation d'une ou plusieurs description(s) définie(s) (le vainqueur de la Guerre des Gaules, l'auteur de de Bello Gallico, celui qui fut tué par Brutus aux Ides de Mars 44, etc.) et donc un faux nom propre pour tout autre.

Or, désormais, entendu comme un complexe de qualités physiques co-présentes et non plus comme un sense datum unique, y compris pour ceux qui auraient eu l'acquaintance de César, "César était complexe mais « César » est logiquement simple, c'est-à-dire qu'aucune de ses parties ne sont des symboles"(Signification et Vérité). Autrement dit, "César" n'est plus un nom propre mais, dans tous les cas, une description dissimulée. Plus précisément, "César" est une abréviation lorsqu'il s'agit de décrire le complexe de qualités co-présentes, au sens où elles constituent l'entité complexe désignée par le signe "César. Dès lors, souligne Russell avec embarras, "il est très difficile de trouver un quelconque exemple de nom au sens proprement et strictement logique du mot. Les seuls mots qu'on utilise comme des noms, au sens logique du terme, sont des mots comme « ceci » ou « cela »"(Philosophie de l'Atomisme Logique). En effet l'économie du porteur de nom propre comme chose métaphysique se paie d'un prix très élevé. D'une part les indexicaux sont les seuls signes qui méritent d'être qualifiés de noms propres authentiques, et encore, pourrait-on objecter, ceux-ci ne sont-ils qu'une commodité de langage (donc une abréviation, derechef) pour les qualités physiques dont les coordonnées spatio-temporelles [(x1, y1, z1, t1), (x2, y2, z2, t2), ... (xn, yn, zn, tn)] sont, sauf peut-être dans certains énoncés à visée explicitement scientifique, toujours plus ou moins présupposées. Et d'autre part, Russell va même jusqu'à suggérer que, "partout où le sens commun admet l'existence d'une chose ayant la qualité C, nous remplacions ce langage par le suivant : « C lui-même existe en ce lieu », et la chose doit être remplacée par la collection de qualités existant dans le lieu en question. Ainsi, C devient un nom et n'est plus un prédicat"(Signification et Vérité). Autrement dit les formes canoniques de la phrase déclarative (S est P pour la logique classique, il existe un x tel que f(x) pour Frege et le premier Russell) volent en éclat et sont remplacées par une nouvelle forme logique : C1 et C2 et ... Cn, telles que q, f q, f sont les coordonnées angulaires du complexe de qualités physiques C1 et C2 et ... Cn en tant qu'elles sont co-présentes dans le champ visuel de l'observateur. Bref, la disparition du nom propre comme signe d'un porteur de qualités co-présentes au profit de l'inventaire desdites qualités entraîne, ipso facto, la disparition de la prédication comme attribution de tout ou partie de ces qualités à un sujet métaphysique. Telle est l'une des conséquences du physicalisme adopté à la suite d'une certaine lecture du Tractatus wittgensteinien et qui se manifeste dans la philosophie de l'atomisme logique.

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