(cf. aussi la Théorie Russellienne des Descriptions ainsi que Descriptions, Noms Propres et Egocentriques Particuliers chez Russell)
Les Principles of Mathematics de 1903
Les Principles of Mathematics de 1903
Tout
comme Frege, Russell entend y combattre le préjugé selon lequel
« les propositions sont essentiellement mentales et doivent
être assimilées à des connaissances [au lieu qu'en réalité] une
proposition […] ne contient pas elle-même de mots : elle
contient les entités indiquées par les mots"(the
Principles of Mathematics). Nous avons là un axiome du logicisme
du premier Russell (celui des Principles) : il s'agit en effet
de fonder la légitimité de l'analyse logique de la mathématique
sur la saisie intuitive, c'est-à-dire directe (ce qui va, comme nous
allons le voir, l'opposer à Frege), de la réalité propositionnelle
par l'esprit. On serait tenté de déduire de cette prémisse que
tout mot, quel qu'il soit, en tant qu'il indique, comme dit Russell,
une entité, est donc un nom propre de cette entité.
Ce
qui est loin d'être faux, car, nous précise Russell, "tout
ce qui peut être objet de pensée ou peut figurer dans n'importe
quelle proposition vraie ou fausse ou peut être considéré comme
un, je l'appelle un terme"(ibid.). Le terme
est donc, dans la première philosophie de Russell, l'équivalent
ontologique de la res chère aux logiciens de Port-Royal,
c'est-à-dire l'entité, ce qui est, ce qui a l'être dit-il aussi.
Il distingue toutefois deux classes de termes :
-
les choses, à savoir "les points, les instants, les morceaux
de matière, les états particuliers de l'esprit et les existants
particuliers en général, ainsi que beaucoup de termes qui
n'existent pas, tels, par exemple, que les points dans un espace
non-euclidien et les pseudo-existants d'un roman"(ibid.),
c'est-à-dire, en gros, tout ce qui est ou qui peut être indiqué
par un nom propre grammatical
-
les concepts, autrement dit les autres termes qui, eux, sont indiqués
par des adjectifs ou des verbes.
Apparemment,
il n'y a là rien de bien original, ni du point de vue ontologique,
ni même du point de vue logique puisque la distinction russellienne
entre choses et concepts ressemble fort à la distinction classique
entre sujet et prédicat. D'une part, en effet, les critères
d'admission à la dignité de chose sont particulièrement tolérants,
puisque, par exemple, "toutes les classes, comme les nombres,
les hommes, les espaces ..., quand on les considère comme des termes
uniques, sont des choses"(ibid.). D'autre part, la
logique est isomorphe à la grammaire spontanée du langage puisque
"chaque terme [...] est un sujet logique [au sens où]
n'importe lequel [peut] être remplacé par n'importe quelle entité
sans que nous cessions d'avoir une proposition"(ibid.).
Toutefois,
l'originalité de Russell se manifeste d'emblée par une méfiance
radicale à l'égard de la notion de signification. Russell part en
effet de la relation d'indication, notion vague et jamais thématisée
pour elle-même, mais qui est là pour suggérer qu'un mot est mis
pour (stands for) un terme logique. Le mot indique ainsi
l'être en général en même temps qu'une relation entre lui et le
terme de la proposition. En tant que signe de l'être en général,
le nom présuppose le terme qu'il indique, non pas pour le signifier
au sens de Port-Royal, non plus que pour le présenter d'une certain
manière comme chez Frege, mais pour le mentionner, sans plus : "si
A est un terme quelconque que l'on peut considérer comme un, il est
évident que A est quelque chose et donc que A est [...] car si A
n'était rien, on ne pourrait pas dire qu'il n'est pas"(ibid.).
En tant que signe de la relation qui pointe vers le terme, le mot se
défausse en quelque sorte toujours sur ce constituant réel avec
quoi l'esprit est censé être directement en contact au moins à
travers la présupposition d'être. Cette manière de voir les choses
peut paraître très naïve et rappeler étrangement l'Euthydème
de Platon. Toutefois, elle a pour fonction et pour effet de mettre
hors du champ de l'investigation russellienne la notion de
signification qui est définitivement et explicitement abandonnée au
terrain psychologique qui n'intéresse pas l'auteur.
La
mise hors jeu de toute relation de signification entre les mots de la
phrase et l'entité réelle dont ils tiennent lieu se manifeste
également dans la requalification du dualisme frégéen entre sens
(Sinn) et référence (Bedeutung) en dénotation et
référence. En effet, si la référence directe de l'esprit avec le
terme indiqué par le(s) mot(s) est, comme nous l'avons souligné,
très tôt paradigmatique chez Russell, "un concept dénote
quand, s'il figure dans une proposition, la proposition ne porte pas
sur le concept mais sur un terme lié d'une façon
particulière à ce terme"(ibid.). Tout en rejetant
l'idée qu'un concept quelconque puisse constituer le sens ou la
signification d'un terme, Russell admet donc qu'un terme puisse être
"dénoté" par ce concept, c'est-à-dire indirectement
indiqué par lui, via en quelque sorte un ou plusieurs
terme(s) intermédiaire(s). C'est le cas, par exemple, lorsqu'on est
en présence d'une description indéfinie du genre un F possède
la propriété P, où F indique la classe des termes qui,
précisément, possèdent la propriété (d'être un) F. Le
caractère indirect, et donc dénotant, de la référence indiquée
par F est ici synonyme du caractère problématique de la
référence. D'une part parce qu'on ne sait jamais très clairement
si le concept de classe F indique chaque membre de la classe
(the class as many) ou bien la classe en tant qu'unité (the
class as one). D'autre part parce que, même dans le premier cas,
être un F peut tout aussi bien se comprendre comme être un-F
ou bien comme être-un F. Ainsi, "deux propositions
apparentées s'expriment par les mêmes mots : Socrate est
un-homme exprime l'identité de Socrate avec un individu ambigu ;
Socrate est-un homme une relation entre Socrate et le concept
de classe homme"(ibid.). Dans les deux cas, il y a
ambiguïté sur l'être du terme indiqué avec lequel l'esprit ne
peut donc être directement en relation. Il en va de même dans le
cas des descriptions définies du genre le F possède la propriété
P. Qu'indique exactement l'expression le F ? L'extension
singulière d'une classe ou bien un individu ? Et que se passe-t-il
lorsque nous comprenons la phrase le F possède la propriété P
tout en sachant que le F n'existe pas (ou que le F est
une fiction) ? Devra-t-on dire comme Frege que la contribution d'une
telle expression aux conditions de vérité de la phrase toute
entière est purement syntaxique ? Cette réponse est inadmissible
pour Russell, car alors une telle phrase ne contiendrait bien que des
mots et non pas les entités indiqués par eux. D'où le problème
qui, comme nous allons le voir, va se révéler extraordinairement
prolifique, des expressions dénotantes.
De
on Denoting de 1905 aux Principia Mathematica de 1910
Dans
l'article de 1905, Russell entend remédier aux "difficultés
auxquelles on se heurte inévitablement quand on considère que les
expressions dénotantes représentent des constituants authentiques
des propositions"(on Denoting), difficultés qui sont
celles évoquées supra. La solution russellienne, qui a fait
date dans l'histoire de la philosophie, consiste à dire que "une
expression dénotante est essentiellement une partie d'une
phrase, et n'a pas, comme la plupart des mots simples, de
signification par elle-même"(ibid.). L'expression
dénotante apparaît donc désormais comme un facteur d'ambiguïté
qu'il va s'agir, autant que faire se peut, d'éliminer en réduisant
"toutes les propositions où figurent des expressions
dénotantes à des formes où n'en figurent aucune"(ibid.).
En
particulier, s'agissant de celles qui sont des descriptions définies
(les descriptions indéfinies posent moins de problème), la forme
logique réelle d'expressions telles que le F sera il
existe un x et un seul tel que F(x) et celle de le F est G
sera il existe un x et un seul tel que F(x) et G(x). Cette
forme logique introduit une double clause d'existence (il existe
un x) au sens de position dans l'espace et le temps, ainsi que
d'unicité (et un seul) c'est-à-dire de pertinence de
l'affirmation à l'égard d'une seule chose. Si les deux conditions
sont conjointement satisfaites, alors l'expression dénotante sera
dite avoir une dénotation au sens où l'expression F(x) étant
alors vraie, la vérité de la proposition dépendra finalement de
celle de G(x). À la différence notable de ce qui se passe
chez Frege, le F ne sert donc pas du tout à introduire un
certain x dont le mode d'existence est toujours présupposé
(réalité, fiction, mention) et dont il est ensuite asserté
hypothétiquement le prédicat G. Le F, pour Russell,
dissimule toujours déjà une assertion d'existence et d'unicité qui
est tout aussi problématique et tout aussi peu présupposé que le
prédicat G qui s'ensuit. Ce que veut dire Russell en disant
qu'une expression dénotante n'est qu'une partie d'une phrase, c'est
donc que l'expression le F est une affirmation à part entière
qui, comme toute affirmation, est en attente de confirmation et ne
joue aucun rôle (pas même un rôle syntaxique au sens de Frege)
dans la phrase tant que cette confirmation n'a pas eu lieu. C'est en
ce sens que le F n'a pas de signification intrinsèque tant
que l'analyse ne lui en a pas assigné une en assertant la vérité
ou alors la fausseté de cette conjonction d'existence (il existe
un x tel que) et d'unicité (cet x est unique).
Tout
ce qui vient d'être souligné n'a qu'un but : montrer, au rebours de
Frege, que les expressions comme le F ne sont pas des noms
propres. Les noms propres authentiques, contrairement aux
descriptions définies sont des symboles complets au sens de Frege,
c'est-à-dire qu'il ne leur manque contextuellement rien pour qu'ils
puissent jouer leur rôle syntaxique (être une expression bien
formée) et leur rôle sémantique (contribuer aux conditions de
vérité de la proposition toute entière) : "par symbole
« incomplet », nous entendons un symbole qui n'est
supposé n'avoir aucun sens isolément et qui n'est défini que dans
certains contextes […]. Par là, ces symboles se distinguent de ce
qu'on peut appeler (en un sens élargi) les noms propres :
« Socrate », par exemple, représente un certain homme,
et possède par conséquent un sens par lui-même, sans l'aide
d'aucun contexte. Si nous lui fournissons un contexte tel que
« Socrate est mortel », ces mots expriment un fait dont
Socrate lui-même est un constituant"(Principia
Mathematica). Par opposition aux descriptions, les noms propres
auront en effet pour fonction d'introduire directement (c'est-à-dire
sans condition préalable d'existence et d'unicité) une référence
actuelle et non pas simplement possible. Cette distinction
fondamentale faite par Russell entraîne au moins trois conséquences
importantes :
-
cela conduit à distinguer entre connaissance directe (by
acquaintance) et connaissance indirecte (by description),
ce qui est une des intuitions russelliennes les plus profondes,
présente déjà au début des Principles of Mathematics
- la
notion de symbole incomplet conduit Russell à passer le rasoir
d'Ockam sur une bonne partie des entités dont l'être était
pourtant présumé dans les Principles, à savoir, outre les
descriptions, les classes, les relations et les propositions qui ne
sont plus, désormais, considérées que comme des abstractions ou
des commodités de langage, ce qui constitue une substantielle
économie ontologique
-
enfin, l'établissement d'un principe d'équivalence logique entre la
relation de référence (directe ou indirecte via l'élimination
des symboles incomplets) et la relation de connaissance en vertu de
quoi une entité est réellement nommée que si et seulement si elle
est, in fine, directement saisie par l'esprit, cela va, en
toute rigueur, comme nous allons le voir, rendre très problématique
la notion de nom propre authentique.
La
philosophie de l'atomisme logique (à partir de 1917)
Toujours
à la recherche de ces fameuses "entités (non psychologiques)
indiquées par les mots", Russell a bien conscience que "pour
une chose qui a été posée comme une entité métaphysique, on
peut, soit supposer dogmatiquement qu'elle est réelle [...], soit
construire une fiction logique qui a des propriétés formellement
analogues à celles de l'entité métaphysique supposée et elle-même
composée de choses empiriquement données"(Philosophie
de l'Atomisme Logique). Cette remarque résume le parcours
ontologique de Russell jusqu'en 1917. Dans les Principles of
Mathematics, l'être est accordé très généreusement, quitte
à "supposer dogmatiquement que c'est réel", comme il le
dit, à tout ce avec quoi l'esprit peut être dit en relation directe
: "l'examen des indéfinissables - qui constitue la partie
principale de la logique philosophique - [ce qui] est un effort pour
voir - et pour faire voir aux autres - clairement ces entités, de
façon que l'esprit puisse en avoir cette sorte de connaissance
directe que l'on a du rouge ou du goût de l'ananas".
Plus tard, via la distinction entre nom propre authentique et
description définie, "cette sorte de connaissance directe"
n'a plus que des données sensibles élémentaires (sense data)
pour contenu : "en présence de ma table, j'ai l'expérience
directe des sense data qui constituent son apparence -
couleur, forme, dureté, poli, etc.- [...]. La table est « l'objet
physique qui cause tels et tels sense-data » :
c'est là une description de la table au moyen des sense-data
[…]. Nous avons avec eux l'exemple le plus clair et le plus
frappant de connaissance par expérience directe"(Problèmes
de Philosophie). Or, la description définie la table
renvoyant prétendument à des données sensibles sous-jacentes avec
lesquelles l'esprit serait en relation d'acquaintance, est
désormais qualifiée de "fiction logique".
Or,
sous l'influence, notamment, du Tractatus de Wittgenstein,
l'idée même d'un esprit percevant devenant suspecte, il s'agit à
présent de réaliser une nouvelle économie ontologique en
considérant comme "the ultimate furniture of the world",
non plus les données sensibles en tant que perçues par l'esprit,
mais, un peu à la manière de ce que Locke nommait les "qualités
premières", le complexe de qualités physiques co-présentes
qui justifient objectivement ce recours obscur et confus aux sense
data. Une conséquence de cette nouvelle cure d'austérité
ontologique, c'est que la notion épistémique de nom propre
authentique va devenir particulièrement problématique. En effet,
dans la philosophie des Principles, le problème ne se posait
pas vraiment puisque les entités indéfinissables dont il s'agissait
étaient des entités logico-mathématiques, de sorte qu'une théorie
de la connaissance des choses empiriques était à peine esquissée.
Dans celle des Principia, le nom propre authentique était
réputé être ce signe qui introduisait directement, c'est-à-dire
empiriquement, son référent dans l'esprit connaissant, et la
description définie le signe qui n'y parvenait qu'indirectement,
c'est-à-dire à travers les mots qui la constituent, étant entendu
que, in fine, celle-ci pouvait toujours s'analyser en ses
sense data élémentaires, à la limite, la perception des
caractères d'imprimerie sur du papier. Une telle position permettait
de dire, par exemple que César est un nom propre authentique
pour qui aurait perçu l'entité sensible désignée par ce mot,
l'abréviation d'une ou plusieurs description(s) définie(s) (le
vainqueur de la Guerre des Gaules, l'auteur de de
Bello Gallico, celui qui fut tué par Brutus aux Ides de
Mars 44, etc.) et donc un faux nom propre pour tout autre.
Or,
désormais, entendu comme un complexe de qualités physiques
co-présentes et non plus comme un sense datum unique, y
compris pour ceux qui auraient eu l'acquaintance de César,
"César était complexe mais « César » est
logiquement simple, c'est-à-dire qu'aucune de ses parties ne sont
des symboles"(Signification et Vérité). Autrement
dit, "César" n'est plus un nom propre mais, dans tous les
cas, une description dissimulée. Plus précisément, "César"
est une abréviation lorsqu'il s'agit de décrire le complexe de
qualités co-présentes, au sens où elles constituent l'entité
complexe désignée par le signe "César. Dès lors, souligne
Russell avec embarras, "il est très difficile de trouver un
quelconque exemple de nom au sens proprement et strictement logique
du mot. Les seuls mots qu'on utilise comme des noms, au sens logique
du terme, sont des mots comme « ceci » ou
« cela »"(Philosophie de l'Atomisme Logique).
En effet l'économie du porteur de nom propre comme chose
métaphysique se paie d'un prix très élevé. D'une part les
indexicaux sont les seuls signes qui méritent d'être qualifiés de
noms propres authentiques, et encore, pourrait-on objecter, ceux-ci
ne sont-ils qu'une commodité de langage (donc une abréviation,
derechef) pour les qualités physiques dont les coordonnées
spatio-temporelles [(x1, y1, z1,
t1), (x2, y2, z2, t2),
... (xn, yn, zn, tn)]
sont, sauf peut-être dans certains énoncés à visée explicitement
scientifique, toujours plus ou moins présupposées. Et d'autre part,
Russell va même jusqu'à suggérer que, "partout où le sens
commun admet l'existence d'une chose ayant la qualité C, nous
remplacions ce langage par le suivant : « C lui-même existe en
ce lieu », et la chose doit être remplacée par la collection
de qualités existant dans le lieu en question. Ainsi, C devient un
nom et n'est plus un prédicat"(Signification et Vérité).
Autrement dit les formes canoniques de la phrase déclarative (S
est P pour la logique classique, il existe un x tel que f(x)
pour Frege et le premier Russell) volent en éclat et sont remplacées
par une nouvelle forme logique : C1 et C2
et ... Cn, telles que q, f où q, f
sont les coordonnées angulaires du complexe de qualités physiques
C1 et C2 et ...
Cn en tant qu'elles sont co-présentes dans le
champ visuel de l'observateur. Bref, la disparition du nom propre
comme signe d'un porteur de qualités co-présentes au profit de
l'inventaire desdites qualités entraîne, ipso facto, la
disparition de la prédication comme attribution de tout ou partie de
ces qualités à un sujet métaphysique. Telle est l'une des
conséquences du physicalisme adopté à la suite d'une certaine
lecture du Tractatus wittgensteinien et qui se manifeste dans
la philosophie de l'atomisme logique.
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