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mercredi 6 septembre 2000

EN QUOI CONSISTE L'ACTIVITE PHILOSOPHIQUE ?

(4.003) [...] La plupart des questions et propositions des philosophes découlent de notre incompréhension de la logique de la langue. [...] (4.112) Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une théorie mais une activité. [...] Le résultat de la philosophie n’est pas de produire des “propositions philosophiques” mais de rendre claires les propositions. (6.52) La méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions de la science de la nature [...]. (4.461) La proposition montre ce qu’elle dit, la tautologie et la contradiction montrent qu’elles ne disent rien [...]. (6.13) La logique est transcendantale.
(Wittgenstein - Tractatus Logico-Philosophicus)



On a spontanément tendance à confondre la philosophie avec la science, avec la religion, avec la littérature. Comme la science en effet, la philosophie semble être en quête du vrai au-delà des apparences (étymologiquement, “amour de la connaissance”). Comme la religion semble s’intéresser au salut de l’esprit plus qu’à la santé du corps (étymologiquement, “amour de la sagesse”). Comme la littérature enfin, la philosophie est soucieuse de son style et méprise ce qui est mal dit. Socrate, cette figure emblématique de la philosophie, n’était-il pas tout à la fois, d’une curiosité insatiable, indifférent à la mort, impitoyable à l’égard des bavards ? Or, contrairement à la science, la philosophie ne parle pas d’une seule voix, contrairement à la religion elle ne promet aucune récompense ni aucun châtiment, et contrairement à la littérature elle n’a pas l’air de se préoccuper de l’effet esthétique qu’elle procure à son auditoire.
D’où le problème : en quoi consiste l’activité philosophique ? L’enjeu est de savoir s’il existe une utilité de la philosophie, ou si celle-ci n’est, comme le disent certains, qu’un bavardage aristocratique mais stérile.


I - Le philosophe instaure une critique de l’usage ordinaire du langage.

A - “La plupart des questions et propositions des philosophes découlent de notre incompréhension de la logique de la langue.

On a coutume de considérer Socrate comme le premier des philosophes. En effet il inaugure la critique du langage ordinaire. Car Socrate passe son temps à poser des question. Certes la fonction interrogative existait bien avant Socrate : on se demandait quel jour on est, s’il fallait partir en guerre contre Sparte, quel était le nom de cet étranger etc. Mais ces questions ne sont pas des problèmes : elles sont là pour fournir une réponse à partir de laquelle le questionneur va se déterminer à agir. Mais là où Socrate innove, c’est qu’il n’interroge pas pour avoir une réponse afin d’agir, mais pour montrer que, dans certains cas, il n’y a pas de réponse, ou plus exactement pas de réponse satisfaisante. Ainsi demande-t-il à ses interlocuteurs ce qu’est le courage, la vertu, la science, l’amitié, la beauté, etc. Pourquoi de telles questions ?

On voit tout de suite en quoi la structure du langage peut être trompeuse : Socrate ne demande pas ce qu’est l’arbre ou ce qu’est le pain. Il demande ce qu’est le courage ou la vertu. Or “le courage”, “la vertu”, etc. sont des expressions linguistiques apparemment de la même forme grammaticale que “le pain” ou “l’arbre” : un article plus un nom commun. Pourtant on se rend compte que tout le monde s’accorde sur la définition et les exemples de “pain”, mais pas sur la définition et les exemples de “courage”. On peut alors dire comme Wittgenstein que “la langue habille la pensée, de telle manière qu’on ne peut, d’après la forme extérieure du vêtement, découvrir la forme de la pensée qu’il habille” (Tractatus, 4.002). Or, ce qu’il appelle la pensée, c’est “l’image logique des faits”(Tractatus, 3). Donc, dire que la langue, comme un vêtement, habille la pensée, c’est dire que la langue, dans son usage courant, cache sa forme logique. Sa forme logique, autrement dit les règles qui gouvernent son fonctionnement. Tout se passe donc comme si certains termes étaient employés de manière parfaitement appropriée par des locuteurs qui sont pourtant incapables de justifier l’emploi de ces termes. C’est donc ce que Wittgenstein appelle “notre incompréhension de la logique de la langue” qui semble réclamer l’intervention du philosophe. Mais en quoi consiste cette logique cachée que le philosophe prétend dévoiler ?

B - “Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une théorie mais une activité.

A part peut-être l’écrivain et le philosophe lorsqu’ils sont en activité, chacun fait un usage utilitaire du langage : il s’agit par ce moyen d’affirmer, de nier, d’interroger, de souhaiter, d’interdire, etc. D’une manière générale, il s’agit de communiquer quelque chose afin d’obtenir un certain effet. Le langage est utilisé dans un certain contexte dépendant du lieu, de l’époque, des relations humaines et de l’environnement matériel. De sorte que le contexte détermine un certain système régulier de communication : “nous appellerons ces systèmes de communication des jeux de langage [...] on enseigne aux enfants leur langue maternelle à l’aide de ces systèmes qui ont le caractère divertissant des jeux”(the Brown Book). 

En comparant le langage à un jeu, Wittgenstein veut dire là trois choses :
- le langage s’apprend précocément en tant que jeu, et ce jeu est fascinant pour tout être humain (il n’est pour s’en convaincre que de voir avec quel plaisir un enfant s’amuse à parler, à crier, à chanter, etc. ou avec quel plaisir un adulte s’évertue à raconter ses malheurs avec un luxe de détails) ; rien d’étonnant alors que toutes nos activités humaines, de la plus anodine à la plus complexe, soient corrélées à des jeux de langages
- si le langage est un jeu, alors il a nécessairement des règles d’usage (des règles de grammaire), mais contrairement aux règles du jeu d’échec ou du football par exemple, les règles ne sont pas clairement séparées de l’activité de jeu, puisque les règles du langage sont apprises à l’enfant au fur et à mesure qu’il parle, sans qu’il s’en rende compte (par exemple l’enfant apprend la grammaire d’utilisation du mot “rouge” en étant confronté à un grand nombre d’objets que, spontanément, les gens autour de lui, qualifient explicitement de rouge) ; dès lors, rien d’étonnant à ce que, plus tard, nous ayons du mal à détacher la règle de l’usage
- enfin, comme dans tout jeu, il y a des tricheurs, c’est-à-dire des gens qui détournent les règles à leur avantage, l’un des exemples les plus connus étant celui que donne Rousseau pour expliquer la naissance des inégalités sociales : “le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire ‘ceci est à moi’ et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables ‘gardez-vous d’écouter cet imposteur’”(Rousseau, Discours sur l’Origine ..., II).

On voit donc bien, à la lumière de ce dernier exemple, où se situe le problème posé par Rousseau : est-il ou n’est-il pas légitime d’utiliser la phrase “ceci est à moi” lorsque “ceci” désigne un terrain ? Il est probable qu’un enfant apprend à prononcer cette phrase en désignant des parties de son corps ou des objets qui lui ont été offerts. Dès lors, en quoi la désignation d’un terrain respecte-t-il la grammaire de la locution “est à moi” ? Il y a donc nécessité de s’intéresser à la forme implicite de la phrase “ceci est à moi”, à savoir la légitimité ou non de cette phrase par rapport à des règles qu’il va évidemment falloir élucider. Telle est la tâche de la philosophie comme activité “de clarification logique des pensées”, c’est-à-dire une activité d’élucidation de l’usage d’une phrase ou d’un terme dans un certain contexte. Activité et non pas théorie, dit Wittgenstein, parce qu’il n’appartient pas au philosophe d’inventer des règles d’utilisation du langage, mais plutôt à les découvrir ou de les re-découvrir. Quel va donc être l’effet de ce travail philosophique ? 

C- “Le résultat de la philosophie n’est pas de produire des ‘propositions philosophiques’ mais de rendre claires les propositions.

Il va de soi que, ce que produit Rousseau dans son Discours sur l’Origine ..., c’est un discours, c’est du langage. Plus exactement, c’est un discours à propos d’un autre discours qui pose problème. Ce problème se résume dans la question : l’appropriation privée est-elle légitime ? Ce qui est une autre manière de se demander : peut-on dire “ceci est à moi” en désignant un lopin de terre ? Le discours philosophique est donc un discours critique (d’un verbe grec signifiant “juger”) : il s’agit de juger si oui ou non un certain discours problématique est légitime et, pour cela, d’examiner si les règles normales d’utilisation du langage ont été respectées. On sait que le résultat de cette investigation sera pour Rousseau totalement négatif au motif que les jeux de langage qui gouvernent respectivement l’état de nature (dans lequel se trouve l’objet convoité avant appropriation) et l’état civil (après appropriation) sont incompatibles, l’un supposant la liberté et l’égalité, l’autre impliquant au contraire l’aliénation et l’inégalité. D’où, apparemment, contradiction. Voilà donc une formule banale qui n’a proprement aucun sens et donc qu’on ne peut pas, qu’on n’a pas le droit de dire. Car elle ne nous dit rien, tout au plus nous montre-t-elle quelque chose, à savoir qu’elle ne dit rien et donc qu’on peut tout-à-fait parler simplement pour manipuler l’opinion. Ce que l’on entend par “on ne peut pas dire telle chose”, c’est qu’il n’y a pas de jeu de langage possible dans lequel une telle formule pourrait être utilisée : “au lieu de ‘on ne peut pas’, dites ‘il n’y a pas dans ce jeu’ ; au lieu de ‘on ne peut pas roquer au jeu de dames’, dites ‘il n’y a pas de roque au jeu de dames’(Wittgenstein, Zettel, §134).

Si maintenant on s’interroge sur le bien fondé de l’expression (très en vogue dans les milieux ultras-libéraux) “la fin de l’histoire”, il conviendra de se demander dans quels jeux de langage une telle formulation peut éventuellement trouver sa place. Et d’abord il faudra s’interroger sur les règles gouvernant l’usage de “fin” et celui d’”histoire” : la fin est-elle le but ou l’arrêt définitif ; l’histoire est-elle un récit, un processus ou une activité scientifique ? Il est facile de voir que de nombreux jeux de langage sont présupposés par une telle expression. Il conviendra donc d’examiner le contexte à la lumière d’exemples précis et d’analyser avec précision toutes les règles qui gouvernent l’utilisation des termes “fin” et “histoire” dans les différents contextes, et comme certaines de ces analyses ont déjà été faites, il conviendra d’en tenir compte en faisant référence à Fukuyama, Ricoeur, Hegel ou Kant par exemple. Si la question posée est donc “peut-on parler de fin de l’histoire ?”, il faudra comprendre “existe-t-il des jeux de langage dans lesquels peut se dire l’expression ‘fin de l’histoire’ et si oui lesquels ?”. Autrement dit “existe-t-il des jeux de langage à l’intérieur desquels l’expression ‘fin de l’histoire’ est logiquement dérivable ?”.

Mais paradoxalement, après avoir mené à bien cette activité de critique du langage ordinaire, nous n’aurons rien appris : dans le meilleur des cas nous serons convaincus que telle phrase, telle formule peut être dite, dans le pire des cas, nous serons convaincus du contraire. Dans le meilleur des cas, nous nous rendrons compte que nous savions déjà, dans le second cas que nous ne savions rien. Bref, “le résultat de la philosophie n’est pas de produire des propositions philosophiques“. Ou encore “la philosophie n’apprend rien car elle ne recherche aucune loi ni aucun fait nouveau”(Wittgenstein, Recherches, §109) : la philosophie, dans le meilleur des cas reconnaît la validité d’une connaissance déjà existante, dans le pire des cas détruit une pseudo-connaissance. A l’instar de Socrate, le philosophe est celui qui met modestement en question ce qu’il prétend déjà savoir car “le plus sage de tous les hommes est celui qui sait qu’il ne vaut rien pour ce qui est du savoir”(Platon, Apologie 23b). La philosophie est finalement l’activité de l’homme modeste : “aucun des dieux ne philosophe [car] si l’on est savant, on ne philosophe pas” (Platon, Banquet, 204a). Nous n’aurons donc pas produit de “proposition philosophiquemais nous aurons modestement essayé “de rendre claires les propositions”. Mais si la philosophie n’invente rien, sur la base de quelles normes va-t-elle exercer sa critique ?

II - La norme est la rigueur logique à l’oeuvre dans la rationalité scientifique.

A - “La méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions de la science de la nature.

On entend souvent dire “tous les individus sont différents”. C’est un argument très populaire car il permet à la fois de justifier l’extrême diversité de l’offre commerciale de biens et de services et de justifier la mauvaise foi de qui prétend n’avoir pas à respecter les règles valables pour autrui. Or
- ou bien les règles grammaticales de “tous les” et de “différents” sont identiques si “tous les” veut dire “chaque”, auquel cas il est évident que chaque objet (individu ou autre) est différent de chaque autre, sinon, on ne pourrait même pas les distinguer, de sorte que notre phrase est une tautologie, c’est-à-dire une phrase vraie par définition qui ne dit strictement rien
- ou bien les règles grammaticales de “tous les” et de “différents” sont incompatibles si “tous les” signifie “l’ensemble des”, auquel cas l’ensemble des individus ne peut réunir que des objets ayant au moins un caractère commun, sinon on ne pourrait même pas classer sous le même terme d’”individu”, de sorte que notre phrase devient une contradiction, c’est-à-dire une phrase fausse par définition et qui ne nous dit rien non plus.
Voilà donc encore une formule dépourvue de sens, une formule qui ne dit rien mais qui ne fait que montrer que l’on peut parler pour ne rien dire.

En revanche si on pose la question “doit-on refuser la pensée aux animaux ?”, on voit tout de suite que l’analyse va être plus nuancée. Il est clair que tout va dépendre du jeu de langage dans lequel est utilisé le terme “pensée” :
- si par “pensée” on entend la pensée consciente dont l’homme est le plus parfait exemple, le problème va se reporter sur ce qu’on entend par “pensée consciente” car si par cette expression on désigne, comme Descartes, ce qui spécifie l’homme et lui seul, “pensée consciente animale” est contradictoire ; tandis que si l’expression indique plutôt, comme chez Bergson, l’effort créateur qui définit tout être vivant “pensée consciente animale” devient tautologique
- mais si par “pensée” on comprend un ensemble de processus mentaux qui ont pour effet de représenter l’environnement physique et pour but d’y adapter l’individu par anticipation, c’est-à-dire si on fait référence à l’état actuel des neuro-sciences, alors la difficulté va être de décider à partir de quel niveau de complexité neurologique et de comportement on peut raisonnablement admettre que les animaux pensent ; donc le travail du philosophe va être ici de trouver dans les jeux de langage scientifiques des concepts bien définis à partir desquels il va pouvoir logiquement conclure.
Donc, contrairement au cas précédent, la question ne se résumera pas à savoir si l’on peut dire quelque chose, mais, en plus, il faudra se demander ici à quelles conditions on peut le dire. On peut alors légitimement se poser la question : à quoi bon en arriver là ?

On pourrait penser qu’une activité qui ne découvre rien de nouveau, donc qui n’invente rien, qui n’apprend rien est inutile. Alors prenons le problème à l’envers : que se passerait-il s’il n’existait pas d’activité qui juge (ou critique) l’usage qui est fait du langage ? Que se passerait-il donc en l’absence de ce filtre qui ne laisse passer que le dicible, c’est-à-dire les phrases douées de sens ? Il est clair que s’il n’existait pas de norme du dicible, toutes les énonciations seraient recevables, et le vrai disparaîtrait puisqu’il n’y aurait plus de faux. Ce qui réduirait à néant la fonction sociale du langage qui est d’instituer et de réglementer la coopération entre les individus. C’est pourquoi nous avons besoin d’une activité qui juge (ou critique) la légitimité d’une énonciation. Telle est la seule utilité de la philosophie : sauvegarder la fonction sociale du langage en distinguant ce qui est rationnel de ce qui ne l’est pas : tout ce qui ne passe pas avec succès l’épreuve de la critique philosophique sera réputé indicible, il faudra le taire car “sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence”(Tractatus, 7). Mais au contraire, dans l’idéal, la philosophie “signifiera l’indicible en figurant le dicible dans sa clarté”(Tractatus, 6.53), la dicibilité d’une formule relèvera d’un accord rationnel fondé sur l’autorité de la science : il est tout-à-fait souhaitable que la voix du philosophe s’élève pour dire par exemple que le problème de la pensée animale a, dans une certaine mesure, été résolu par le travail scientifique ou que celui de la fin de l’histoire est actuellement en discussion au sein de la communauté des historiens.

L’enjeu du travail philosophique est donc non seulement d’arbitrer entre ce qui peut être dit et ce qui ne le peut pas, mais aussi, parmi ce qui peut se dire, juger de ce qui doit se dire au motif que certaines questions sont définitivement tranchées par la science : à cet égard, quelqu’un qui voudrait établir que le monde a été créé en sept jours, que l’homme a été fabriqué par Dieu avec de l’argile ou que le génocide juif n’a pas existé, contredirait de manière insensée la rationalité scientifique. C’est pourquoi, à la limite, “la méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions de la science de la nature”. Car, si l’enjeu de la philosophie est d’établir ce que Kant appelle un tribunal de la raison, le travail du juge est nécessairement soit de rappeler les lois qui existent déjà, soit de préparer la réforme de certaines d’entre elles. De quelles lois peut-il bien s’agir ?

B - “la proposition montre ce qu’elle dit, la tautologie et la contradiction montrent qu’elles ne disent rien [...] la logique est transcendantale”.

Le souci constant du philosophe de trancher entre ce qui peut être dit et ce qui ne le peut pas, entre ce qui peut simplement être dit et ce qui le doit explique que, dans la tradition philosophique, le philosophe a souvent été un homme de science. Car en effet, s’il s’agit de purifier les jeux de langage du bavardage qui vient naturellement les parasiter, ce n’est pas bien entendu pour transformer toutes les questions philosophiques en questions scientifiques. Personne n’est dupe, car “à supposer que toutes les questions scientifiques soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts”(Tractatus, 6.52). La science ne peut positivement résoudre qu’une infime partie des problèmes philosophiques, ne fût-ce que parce que les solutions scientifiques sont toujours décalées par rapport à l’urgence qu’il y a souvent à résoudre les problèmes de notre vie. Mais l’apport de la science à la philosophie réside essentiellement dans la rigueur logique de ses méthodes de raisonnement. C’est ce que dit Bachelard : “en somme la science instruit la raison, [...] l’esprit doit se plier aux conditions du savoir, il doit créer en lui une structure correspondant à la structure du savoir”(Philosophie du Non, VI). C’est-à-dire que la science, dans la mesure où elle constitue l’idéal de l’accord rationnel entre les hommes, constitue en même temps un modèle pour le philosophe. En d’autres termes, même si un raisonnement philosophique n’est jamais un raisonnement scientifique, la crédibilité de la philosophie dépendra néanmoins de la rigueur de ses raisonnements. Et cette rigueur est importée des raisonnements dont la science nous fournit des exemples.

Or, ce que nous montrent les sciences est que l’on parle pour dire quelque chose, pour communiquer une information de la façon la plus pertinente possible. Ce qui exclut déjà les tautologies et les contradictions :
- les premières sont toujours vraies (“tous les individus sont différents” lorsque “tous les” veut dire “chaque” ; “les animaux pensent” lorsque “pensent” veut dire “vivent” ; etc.)
- les secondes toujours fausses (“tous les individus sont différents” lorsque “tous les” signifie “l’ensemble des” ; “les animaux pensent” lorsque “pensent” signifie “sont humains” ; etc.).
Les contradictions et les tautologies ne disent rien. Elles ne peuvent donc pas s’intégrer dans un jeu de langage, donc dans le meilleur des cas elles montrent quelque chose comme un besoin d’en savoir plus (“les animaux pensent”), dans le pire des cas elles sont nuisibles parce qu’elles dissimulent ce qui est immoral ou illégal (“tous les individus sont différents”). La tâche du philosophe est donc primordialement de débusquer les tautologies et les contradictions car “la tautologie et la contradiction montrent qu’elles ne disent rien”. Par opposition aux propositions (“les animaux pensent” lorsque “pensent” signifie “se représentent le monde avant d’agir” ; “on assiste à la fin de l’histoire” ; etc.) qui elles peuvent être vraies ou fausses selon le jeu de langage dans lequel on l’utilise. “La proposition montre ce qu’elle dit”, à savoir ce qui est le cas lorsqu’elle est vraie : par exemple l’enjeu de “les animaux pensent”, c’est de nier l’exception que constitue l’homme dans la nature ; l’enjeu de “on assiste à la fin de l’histoire”, c’est de remettre en question la notion de progrès ; etc.

Mais au-delà de l’élimination des tautologies et des contradictions, les exemples de raisonnements scientifiques nous montrent que les phrases “sont enchaînées les unes aux autres par des raisons de fer et de diamant”(Platon, Gorgias, 509a), c’est-à-dire sont dérivables logiquement les unes des autres. Il s’agit donc là encore pour le philosophe, de se demander si les phrases qui lui posent problème sont elles-mêmes dérivables logiquement d’autres phrases qui font partie du même jeu de langage. Par exemple, Rousseau ne peut démontrer l’illégitimité de l’appropriation privée dans l’état de nature que parce qu’il a défini au préalable l’état de nature comme une situation de parfaite égalité et de parfaite liberté pour tous. De même, on ne peut démontrer la possibilité de la fin de l’histoire que si l’on admet que le processus historique n’est pas seulement un processus chronologique et que si le progrès inhérent au processus historique n’est pas synonyme d’accumulation technologique. 
 
Dans tous les cas, le philosophe fait usage de ce qui est constitutif de la rigueur du raisonnement scientifique, à savoir les principes logiques au premier rang desquels la cohérence (refus des tautologies et des contradictions) et la dérivabilité (justification des phrases par d’autres phrases). C’est en ce sens que les respect des lois logiques est la condition de possibilité de la rationalité à la fois scientifique et philosophique. C’est en ce sens donc que “la logique est transcendantale”, c’est-à-dire la condition de possibilité sans laquelle rien ne peut légitimement être dit.


Conclusion.

Nous avons donc pu voir que ce qui justifie l’activité philosophique, c’est l’opacité du langage ordinaire qui, en général, laisse dans l’ombre les règles de grammaire qui règlent l’usage des différents jeu de langage. La philosophie a donc pour tâche de découvrir ou re-découvrir ces règles de grammaire pour des phrases qui posent problème. De sorte que la philosophie ne dit rien de plus que ce qui peut se dire dans le cadre d’un jeu de langage pertinent, et en tout cas elle n’invente rien.
Pour mener à bien cette tâche, la philosophie compare les énoncés problématiques aux normes de la rationalité idéale incarnées par les sciences, normes qui sont constitutives de leur universalité. Et ces normes sont ce qu’il y a de commun à toutes les sciences, à savoir les impératifs logiques de base, au premier rang desquels la cohérence et la dérivabilité.